Littérature

Anatomie des corps errants – sur Mes fous de Jean-Pierre Martin

Critique littéraire

Récit construit sur une dramaturgie minimale, Mes fous n’est pas vraiment un roman : c’est une anatomie – une anatomie des « corps errants ». À travers le narrateur, nommé Sandor, Jean-Pierre Martin étudie les multiples visages de la folie, omniprésente, que ce soit à la ville ou à la campagne. Mais, loin d’avoir la froideur scientifique, l’écriture révèle une grande empathie, l’auteur se faisant moins psychanalyste qu’infirmier. Ainsi, il esquisse un nouveau rapport au monde, une « solidarité d’affliction ».

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« Toucher le fond ». L’expression est courante, banalisée, désignant métaphoriquement un (très) mauvais état mental et/ou physique. Cependant, pour bien peser et comprendre ces mots, pour décrire la réalité multiple et douloureuse qu’ils suggèrent, il vaut mieux demeurer à la surface, ne pas sombrer… Car on n’aperçoit, on n’évalue bien l’abîme que de ses bords. Et si on le touche vraiment, ce fond, si on y est précipité, le langage se trouble, l’intelligence et le discernement sont pris dans les filets du malheur, de la dépression, de la folie : et c’est le fond, désormais, qui parle, balbutie, incontrôlé et incontrôlable. Cette modeste subtilité lexicale – toujours la vieille rengaine sur ce qui sépare le mot et la chose… – on pourrait la placer en exergue du nouveau livre de Jean-Pierre Martin, Mes fous. Avec ce possessif, l’auteur circonscrit son terrain, se plaçant sur le bord dont je parlais. De là, il observe au plus près ceux qui tombent, qui chutent lentement ou rapidement, et ceux qui sont déjà au fond de ce trou, au bout de cette impasse psychologique, sociale, existentielle.

Une précision d’abord sur le genre du livre, un peu hybride comme on dit. Ce n’est pas un roman, et d’ailleurs le mot n’a pas été inscrit par l’éditeur sur la couverture ou la page de garde, comme il est d’usage. Pourtant, au centre du livre, il y a bien un personnage central, le narrateur, avec un nom, Sandor Novick, une année de naissance (1968), un lieu, Lyon, les bords de la Saône, puis, dans la troisième et dernière partie du livre, la campagne où notre homme a décidé de s’exiler, entre la Haute-Loire et l’Ardèche. Sandor a une famille, un travail, des amis et connaissances, et même un psy.

Son épouse se nomme Ysé mais le couple ne va pas fort, se délite, est en train de se séparer. Trois garçons, adultes ou sur le point de l’être, « mes A », comme dit le narrateur : Adrien, qui a réduit le monde et sa propre vie aux dimensions de son ordinateur, « une bulle » selon so


Patrick Kéchichian

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