Littérature

No borders – sur Apeirogon de Colum McCann et Le Monde selon Joseph Conrad de Maya Jasanoff

Critique

Face à l’essor des nationalismes, Le Monde selon Joseph Conrad de Maya Jasanoff et Apeirogon de Colum McCann célèbrent tous deux l’ouverture à l’altérité en brouillant et outrepassant les frontières des genres littéraires qu’ils adoptent. Celui-ci retrace l’histoire d’un Israélien et d’un Palestinien réunis par un deuil impossible dans un récit aux multiples facettes, tel l’apeirogon. Celui-là l’histoire du grand écrivain et marin, Joseph Conrad, entre écriture biographique et récit de voyage. Mot d’ordre : « No borders ».

« La forme esthétique est du contenu sédimenté. » Le postulat d’Adorno, énoncé dans sa Théorie esthétique contre la séparation forme/fond si pratique dans les classes de lycée et si propice à servir toutes les manipulations, est devenu de plus en plus utile à mesure que l’industrie culturelle s’est développée en une gigantesque entreprise de fabrication de formes artistiques à rentabilité maximale. La forme produit du sens autant que le supposé message qu’elle contient et véhicule.

https://fr-fr.facebook.com/UCCLIR/ publicité

Un sonnet dit quelque chose en soi, par son être-sonnet, un opéra aussi. Pas moins qu’une série Netflix ou un rap de la côte Ouest – références qu’Adorno pardonnerait difficilement. Quoiqu’il en soit, les réceptions aux œuvres seront particulières et orientées dès l’abord de l’œuvre.

Lorsque la littérature veut évoquer l’abolition des frontières, elle ne saurait procéder sans que sa forme n’en exprime l’élan. Deux parutions le démontrent, deux ouvrages traduits de l’anglais, Apeirogon de Colum McCann et Le Monde selon Joseph Conrad de Maya Jasanoff, qui tous deux célèbrent l’ouverture à l’altérité en brouillant et outrepassant les frontières des genres littéraires qu’ils adoptent.

Apeirogon ou l’infini

Dès le titre de son roman, l’écrivain irlandais Colum McCann provoque et ouvre notre regard. Quel est ce drôle de terme, inconnu, nimbé d’altérité lexicale ? La 4e de couverture nous réconforte : « Figure géométrique au nombre infini de côtés » tandis que le livre précise la définition : « Une forme possédant un nombre dénombrablement infini de côtés », le « dénombrablement » lui-même ensuite défini (p. 100) tandis qu’une entrée ultérieure ajoute que dans cette forme, « [t]out est possible, même l’apparemment impossible » (p. 462). Diable, sommes-nous promis à l’infini ? Un mot grec pour raconter une histoire proche-orientale, israélo-palestinienne en l’occurrence, et donc un contexte suffisamment complexe pour nous faire sentir l’infini, de Dieu ou du malheur humain.

Effectivement : deux pères ont chacun perdu leur fille, de dix et de treize ans. Bassam Aramim est palestinien, Rami Elhanan israélien ; le premier a été emprisonné, le second a été soldat. Abir est morte devant son école, frappée d’une balle de caoutchouc tirée par un soldat israélien, Smadar dans une rue du centre de Jérusalem lors d’un attentat à l’explosif de kamikazes palestiniens. À l’inacceptable de la mort d’un enfant, douleur qui défie toutes les lois admissibles de la nature, s’ajoute l’arbitraire d’une mort uniquement surgie du contexte, étrangère à la vie innocente des deux jeunes filles, surgie de ce conflit militaro-politique toxique et pervers qui, depuis des décennies, persiste comme une tumeur, ronge comme une gangrène.

Les pères vont se rapprocher dans et par l’impossible deuil, devenir amis et agir côte à côte pour éclairer les esprits sur l’absurde et l’inconcevable du conflit : inlassablement enchaîner les conférences, les entretiens, témoigner, raconter, nier les barrières de l’altérité. À partir de positions convergentes : la non-violence pour Bassam, le pacifisme pour Rami et une conscience commune, née de considérer le mal absolu dont la Shoah a été l’incarnation, Bassam (visionnant en prison Nuit et Brouillard) autant que Rami, le « diplômé d’Auschwitz ».

Bassam et Rami existent, leurs biographies sont réelles. Et c’est à partir de ce matériau, d’après ce matériau que McCann a écrit, ce qu’il montre en insérant au centre du livre la transcription d’interviews qu’ils ont donnés. Fiction et non-fiction se nouent dans un « roman hybride » (p. 507), démontrant la part de vérité dans la fiction et de fiction dans la vérité, ce que la littérature professe en permanence, même lorsque l’œuvre naît entièrement de l’imagination d’un auteur puisque cette dernière fonctionne en régime réel. Et un nouage indispensable ici dans la mesure où le conflit israélo-palestinien repose sur des facteurs qui tiennent autant des conditions historiques que des élaborations imaginaires.

Le livre retrace donc le parcours des deux militants qu’il décrit sous de multiples facettes – celles de l’apeirogon : le territoire qui les réunit, entre Jérusalem et Beit Jala, les maisons israéliennes, les maisons palestiniennes, les voix, les mémoires, les nourritures, et des centaines de détails et de mini-récits tressés dans la trame narrative principale par un lien plus ou moins direct, parfois très ténu, à l’instar d’un Magris ou d’un Sebald – avec lequel McCann partage l’insertion d’images dans le texte – lorsqu’ils arpentent un espace en éclairant chaque étape de mille renvois à la littérature, aux mœurs ou à l’Histoire.

Quant à la trame principale, elle se déroule autour de la répétition, avec variantes de perspective, des deux scènes d’origine, comme d’une douleur revisitée dans l’attente qu’elle disparaisse en sachant pourtant qu’elle demeurera. On appelle cela un trauma ou « une longue nuit noire et froide, qui est toujours longue et noire et froide, et sera toujours longue et noire et froide, jusqu’à la fin, quand elle sera encore noire et froide » (p. 244).

Epuiser et réparer

« Ici, tout est géographie » (p. 14 et 97). Au sens politique, certes, mais pas seulement, un espace constitué de cris, de plaintes, de soupirs ou de rires dont McCann fait vibrer les résonances. « Si vous divisez la mort par la vie, vous obtenez un cercle » (p. 39 et 322). La circonférence en est dévoilée et la surface remplie page après page par McCann dans cette œuvre-monument selon un modèle esthétique à rapporter, outre la figure multifacettes de l’apeirogon, à celle du puzzle ou, adéquatement dans le cadre méditerranéen, de la tapisserie.

McCann cite Philip Glass qui dans l’opéra Einstein on the beach crée un effet de « sérénité nimbée du sentiment d’être en permanence dérangé » (p. 411), ce que ressent le lecteur qui, au projet de McCann, reconnaîtra une dimension perecquienne, l’écriture sous contrainte comme démonstration du démiurgique pouvoir de la littérature à réinventer la réalité plutôt que de la mimer. Répondre à une pulsion d’exhaustivité, à un principe d’« épuisement » de la réalité.

Une littérature qui se fait cartographie, procédant par repérages et relevés de terrain alors que le terrain est friable, peu sûr. « Des mots finis sur un plan infini » (p 239), ce qui sert à décrire la répétition par Bassam et Rami de la même histoire, de conférence en conférence, servira aussi à décrire Apeirogon autant qu’à percevoir la fonction de son agencement. Victor Ullmann, compositeur détenu à Theresienstadt avant d’être déporté à Auschwitz, écrivit que « le secret de toute œuvre d’art était l’annihilation de la matière par la forme » (p. 498). Avec la visée, ici, non pas d’ordonner mais simplement d’exposer l’insoutenable, de permettre au moins son abord.

La structure du texte suit un agencement très précis selon lequel il est composé de sections numérotées, allant d’une seule ligne à plusieurs pages, d’une seule phrase (parfois répétée) à plusieurs paragraphes, des sections systématiquement reliées (par écho, dirait T.S. Eliot, cité p. 425) les unes aux autres par un mot, un nom, une image, une expression renvoyant à un thème présent en chacune d’elles (par exemple, les armes, Borges, la démence, les chevaux). Ces fils thématiques sont insérés dans la trame narrative principale, illustrée par le slogan pacifiste israélien, répété plusieurs fois dont une occurrence en hébreu : « Ça ne s’arrêtera pas tant que nous ne discuterons pas ».

Mais de ces fils, l’un ressort qui parcourt l’ensemble du texte : le motif des oiseaux migrateurs dont le territoire israélo-palestinien s’avère un espace d’accueil privilégié. Servi par une érudition ornithologique jamais pesante, McCann suggère des analogies ou des oppositions entre la vie libre des volatiles et l’expérience exilique de deux peuples désormais enchaînés à la/leur terre. Une frise parallèle au récit central, bipartite : la mort des fillettes, le combat des pères.

Un autre principe de composition bâtit le livre : un dispositif en triptyque qui installe dans une partie les sections numérotées de 1 à 499 et dans une seconde les sections de 499 à 1 autour d’un volet central constitué des récits biographiques de Rami et de Bassam (tous les deux numérotés 500) et de l’étonnante section 1001 – commençant évidemment par « Il était une fois » (p. 257) – qui présente les deux hommes comme des personnages quasi légendaires venus raconter dans un monastère près de Bethléem leurs histoires et y faire entendre « une autre histoire, un cantique des cantiques ».

Cependant, nulle religiosité, nul moralisme dans ces pages où, section après section, les dilemmes inhérents à la situation (inégalité, occupation, oppression, émancipation, démocratie) sont débattus dans l’éclairage d’une profession de foi reposant sur deux principes : une « éthique de réciprocité : “Ce que tu ne voudrais pas que l’on te fît, ne l’inflige pas à autrui” » (p. 342) développée en un devoir : « la réparation des os cassés » (p. 185), al-jabr en arabe qui a donné algèbre ou l’art de l’équilibre dans les équations. La réparation, comme le tikkoun de la tradition kabbalistique, ne cherchant ni à venger ni à rédimer mais simplement à restaurer l’état antérieur, redonner une joie innocente aux enfants assassinés. Bassam rapporte une parole du poète soufi Rumi : « Au-delà du bien et du mal il existe un champ. C’est là que je te retrouverai » (p. 267) C’est là que le lecteur les retrouve.

La conquête du monde

Avancer au-delà de la réalité. Une autre stratégie consiste à contrôler une réalité parce que d’une autre certaine réalité, on a été exclu. Le cas de Perec qui, orphelin pendant la guerre, fugitif et caché, prendra sa revanche en construisant un appareil scripturaire pour maîtriser le monde. Un destin similaire façonna le chemin de Joseph Conrad qui, d’une enfance polonaise tourmentée, partit très jeune à la conquête du monde, sur les navires et avec sa plume, en un temps où le monde commence à se donner comme monde, premier modèle de globalisation, pour le meilleur et le pire.

« Ce que Conrad m’avait fait voir […], c’était un ensemble de forces dont les formes ont peut-être changé mais dont les défis sont restés les mêmes. » (p. 325) C’est la thèse que suit l’historienne américaine Maya Jasanoff dans Le Monde selon Joseph Conrad et que, à l’instar de McCann, elle expose dans une forme singulière, abolissant les frontières entre témoignage subjectif et document, biographie d’un voyageur et récit de voyage – le sien sur les traces de Conrad, traces pour elle d’une piste d’écriture.

Et si cette spécialiste de l’impérialisme britannique à Harvard est capable de livrer des lectures de Conrad d’une pénétrante acuité littéraire, c’est qu’elle-même expérimente la création narrative au long d’un long récit qu’elle choisit de placer sous quatre bannières : « Nation », « Océan », « Civilisation » et « Empire », le défi étant de tenir la tension entre ces pesantes entités et une vie humaine singulière.

Maya Jasanoff le relève en ne quittant jamais l’œuvre dès lors que Konrad Korzeniowski est devenu Joseph Conrad et même avant qu’il ne le soit puisque les romans lui servent à éclairer rétroactivement des éléments du vécu. Conrad : immense écrivain, de la taille des grands maîtres russes ou… français, la France l’oublie ou ne le sait guère, ce qui est d’autant plus fâcheux qu’on apprend que Conrad choisit de devenir marin après avoir lu Les Travailleurs de la mer avec cette précision : « L’océan que Conrad rencontra au fil des pages d’Hugo était une mer de rêves brisés, une mer de suicide » (p. 62). L’espace même que traversa la vie de Conrad, sous le signe de la dépression, des espoirs bafoués, des colères et des regrets. Et de la littérature, consolatrice et rédemptrice.

A-t-il écrit parce qu’il avait voyagé ou a-t-il voyagé pour pouvoir écrire ? L’ouvrage nous fait hésiter mais montre que si Conrad occupe la place qui est la sienne dans la littérature mondiale, c’est parce que, outre la puissance de son style narratif, il sut déployer une capacité exceptionnelle à accueillir ou refléter le monde tel que conquis par l’Occident commerçant et militaire, le monde, déjà, de la globalisation, le nôtre ; parce qu’il fut curieux de l’altérité là où l’impérialisme ne cherchait qu’à la soumettre. L’ouvrage s’ouvre sur deux cartes, l’une représentant les voyages maritimes de Conrad et les terres abordées, l’autres les lieux des principaux romans. Or, les deux sont superposables, les personnages ont suivi le chemin de l’écrivain que Maya Jasanoff emprunte à son tour et le lecteur à sa suite.

La méthode préconisée et adoptée par Maya Jasanoff ne surprendra pas le lecteur français car elle évoque un principe que je nommerai de résonance historique – à l’instar de la résonance magnétique de l’imagerie chimique ou médicale – qu’a illustrée l’année dernière la parution du livre de Judith Lyon-Caen, La griffe du temps. Ce que l’histoire peut dire de la littérature, dans lequel elle interrogeait, au travers d’une nouvelle de Barbey d’Aurevilly, les strates mémorielles qui y étaient déposées. Non pas prendre la littérature comme matériau documentaire mais la considérer comme révélatrice du travail, au sens d’influence ou de contrainte, d’une historicité donnée sur le geste d’écriture tel que repérable dans une production littéraire.

Tandis que Judith Lyon-Caen proposait une réflexion sur un seul titre, Maya Jasanoff reproduit cette lecture informée sur toute l’œuvre de Conrad et prouve que la méthodologie est valable à cette échelle. Et lorsque le livre reproduit des documents (photographies, cartes, facsimilés), il ne vise aucunement à produire les preuves d’une saisie objective du monde puisque ce contexte factuel sert à cadrer une époque saisie dans ses usages aussi bien que dans ses imaginaires, similairement à Walter Benjamin quand il écrit son Paris, capitale du XIXe siècle ou Michel Foucault dans ses panoramas sur la folie ou la sexualité. Ce qui n’empêche pas l’auteur de livrer un making-of de son livre sur près d’une centaine de pages en alignant un épilogue, des remerciements détaillés, un appareil de près de six cents notes, une bibliographie complémentaire et un index.

Le marin, l’écrivain

Deux trames, donc. La première retrace la biographie de Conrad : la Pologne déchirée, le père nationaliste poursuivi, l’exil, l’adolescence orpheline à Cracovie, la lecture comme refuge puis le départ, Marseille, Londres, le milieu des émigrés, les premiers navires, la carrière d’officier britannique et les voyages en Asie, Afrique, le Congo, l’Australie puis l’installation dans le Kent, un bref retour en Pologne qui vire au drame, les honneurs d’une fin de vie en écrivain professionnel adulé et tout au long les méandres de la vie amoureuse. La seconde trame, ignorant le parallélisme chronologique, est tissée par une analyse en profondeur des romans dans lesquels Maya Jasanoff lit les sédimentations des épisodes biographiques : L’Agent secret, Le Nègre du « Narcisse », Lord Jim, Au cœur des ténèbres, La Folie Almayer, Nostromo.

Avec un va-et-vient fécond entre les deux qui répond à celui que Conrad établit entre son vécu et son œuvre, par exemple en Afrique : « presque tous les détails qu’il avait notés trouveraient leur place dans son acte d’accusation littéraire contre l’ensemble de l’entreprise de l’état indépendant [le Congo], Au cœur des ténèbres » (p. 198). Il découvre en même temps qu’une réalité géographique inédite un régime d’oppression et d’exploitation qu’il ne connaissait pas et qui l’indigne : « Ce qui avait été dans le journal de Conrad une recherche de bon itinéraire devient, retravaillé dans Au cœur des ténèbres, une quête de sens » (p. 213).

Conrad n’est pas un écrivain marin parce qu’il a nourri ses écrits de son expérience de navigation mais il l’est, aux yeux de Maya Jasanoff, d’un point de vue formel attaché à sa pratique d’écriture comme elle l’explique à propos de Lord Jim : « La narration sinueuse du roman doit également beaucoup à la perspective maritime de Conrad, […] un récit composé selon la perception du temps propre au marin » (p. 158-159). La poétique de l’œuvre repose sur un principe de vase communicant : « Sous une forme ou sous une autre, Konrad Korzeniowski a emmagasiné des paysages, des personnages et des intrigues que Joseph Conrad développera dans les décennies à suivre » (p. 145).

Sans clivage apparent dans sa personnalité, il change de nom en toute conscience, devient sujet britannique, écrit en anglais superbement tout en conservant à l’oral un fort accent slave. Si dédoublement il y a, il opère chez Conrad écrivain comme il a pu marquer Proust : « Pour Conrad, l’écriture romanesque serait souvent une traduction de ses expériences passées, un moyen de trouver le sens de tous les évènements de la vie dont nul ne détient les significations sur le moment » (p. 173).

Ce sont en conséquence deux enquêtes qu’entreprend l’ouvrage : la première touche à Conrad tandis que la seconde cherche à savoir, plus largement, de quoi est fait un écrivain. Enquêtes parallèles où la première suffit à nourrir la seconde. Plus encore que les biographies à l’américaine, balzaciennes en cela, procédant par accumulation écrasante de détails, le livre se donne comme une « biographie de l’extérieur » qu’elle définit ainsi : « Si regarder Conrad comme un sujet biographique permet de constituer une histoire de la mondialisation, l’approcher comme un sujet biographique m’a fait concevoir une biographie de l’extérieur, en distinguant les choix qu’il a assumés de ceux que les circonstances ont dicté pour lui » (p. 22).

Or ces choix, l’historienne les lit aussi dans ses romans, leur accordant une fonction d’archivage des impressions du sujet face au réel, en l’occurrence le monde globalisé naissant et appelant ses observateurs. D’où le titre original : The Dawn Watch. Joseph Conrad in a Global World (« La veillée à l’aube. Joseph Conrad dans un monde global »). Ce veilleur de l’aube n’a rien de mystique ou de religieux car son regard affronte sans ciller la dureté de la navigation maritime, les horreurs du colonialisme, les évolutions de l’impérialisme qui crée une « interconnexion globale » autant qu’une « division […] criante » (p. 296).

Loin de tout angélisme, Maya Jasanoff ne dissimule ce qui dans le regard de Conrad se colore, sinon de racisme, du moins d’un exotisme hiérarchisant les populations à l’aune de la civilisation. Si le Noir est mauvais, il ne l’est pas plus que le Blanc, renversement cynique du rousseauisme : « Ce qui distinguait la sauvagerie et la civilisation, disait Conrad, transcendait la couleur de la peau ; cela transcendait même les lieux. Le problème pour Conrad n’était pas que les sauvages fussent inhumains. C’est que n’importe quel être humain pût être un sauvage » (p. 236).

Un monde globalisé par le commerce et la finance mais aussi par le mal, toute l’œuvre de Conrad le décrit et l’expose : « Les eaux des rivières de Bornéo se déversaient dans le Congo, tandis que le Congo alimentait la Tamise et s’en écoulait. […] N’importe qui pouvait être sauvage » (p. 249). Polonais, Conrad cèderait volontiers à la mélancolie métaphysique mais il ne l’est plus entièrement, bridant son penchant au désespoir par une dose, très britannique, d’empirisme mêlé d’une touche d’opportunisme dont les personnages illustrent les potentialités : « Les romans de Conrad sont des injonctions éthiques. Ils méditent sur la façon de se comporter dans un monde globalisé, où les anciennes règles sont caduques, sans que pourtant personne n’en ait encore écrit de nouvelles » (p. 23).

La nation

Globalisation ou non, la nation a de nouveau la côte. Après des décennies célébrant les mérites du commerce international puis les gloires de la globalisation, le protectionnisme vient défendre les intérêts économiques étatiques et la fermeture des frontières s’impose contre les débordements migratoires ou les errances pandémiques. Que les discours s’opposent aux pratiques ou qu’ils les rejoignent, le nationalisme n’est plus une honte idéologique sauf lorsqu’il est décliné sur ses franges extrêmes.

Ces deux livres apportent une sensibilité différente, sans doute audible parce que c’est la littérature, patiente et minutieuse, qui la porte. Les deux nous parviennent en traduction – « anglais (Irlande) » pour McCann et « anglais (États-Unis) » pour Jasanoff selon les mentions désormais adaptées par les éditeurs – comme pour nous rappeler que la littérature qui naît généralement monolingue a ensuite vocation à proclamer « No borders ».

Colum McCann, Apeirogon, traduit de l’anglais par Clément Baude, Belfond, août 2020, 512 pages.

Maya Jasanoff, Le Monde selon Joseph Conrad, traduit de l’anglais par Sylvie Taussig, Albin Michel, septembre 2020, 432 pages.


Alexis Nouss

Critique, Professeur en littérature générale et comparée

Rayonnages

LivresLittérature