Documentaire

Fantômes de la liberté – à propos de Vie et destin du Livre Noir de Guillaume Ribot

Journaliste

Documentaire consacré au livre noir du nazisme, Vie et destin du Livre Noir de Guillaume Ribot raconte l’histoire de cette idée qui germe en 1942 dans l’esprit de quelques personnalités juives soviétiques et internationales avec pour ambition de compiler par écrit les exactions du régime hitlérien. Assemblant prodigieusement mille sources éparpillées en un récit fluide, le film relate des évènements passés, certes, mais qui miroitent avec ce présent où l’autoritarisme semble contagieux au point d’implanter ses graines jusque dans nos démocraties.

Le 13 décembre à 22h40, France 5 diffusera l’un des plus beaux films de cette année 2020 : Vie et destin du Livre Noir de Guillaume Ribot, avec les voix de Mathieu Amalric, Denis Podalydès, Aurélia Petit et Hippolyte Girardot. Avant d’entrer dans le vif du sujet de la beauté cinématographique, peut-être faut-il d’abord faire un bref rappel de ce qu’est ce Livre Noir auquel Ribot consacre son film.

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L’idée d’un livre noir du nazisme germe en 1942 dans l’esprit de quelques personnalités juives soviétiques et internationales (la plus célèbre est Albert Einstein). Il s’agirait de compiler par écrit les exactions du régime hitlérien, particulièrement l’antisémitisme et la répression spécifique qui s’abat sur les Juifs. Des dirigeants du Comité Antifasciste Juif (le CAJ), institution juive et soviétique, effectuent une tournée mondiale avec l’aval des autorités soviétiques afin de convaincre notamment les Américains de participer au travail de recherche et d’écriture.

Parmi les dirigeants soviétiques qui font ce voyage figure Solomon Mikhoels, acteur juif célèbre en URSS, directeur du Théâtre Juif d’Etat de Moscou et président du CAJ. Une collaboration avec les Américains est envisagée ainsi qu’une publication conjointe aux États-Unis et en URSS. À l’été 43, la décision de mettre le Livre Noir en chantier est actée, toujours avec l’aval du PCUS. La direction de cet ouvrage collectif (38 écrivains et journalistes y participent) est confiée aux journalistes Ilya Ehrenburg et Vassili Grossman (ce dernier est aussi écrivain).

Les deux hommes sont chargés de la collecte des principaux documents et de la rédaction d’une partie des textes de par leur qualité de témoins de première main en tant que reporters du journal soviétique L’Étoile Rouge envoyés sur le front et accompagnant l’Armée Rouge dans sa guerre contre l’armée allemande. Au fur et à mesure de l’avancée des Russes libérant les territoires occupés par les nazis (Russie, Ukraine, Biélorussie, Pays Baltes, Pologne…), ils découvrent les charniers de la shoah par balles, recueillent des témoignages, y compris de survivants juifs. Vassili Grossman sera le premier journaliste à découvrir Treblinka – son texte L’Enfer de Treblinka servira de pièce dans le procès des dirigeants nazis à Nuremberg.

À la fin de la guerre, le Livre Noir suscite des tensions entre Ehrenburg et le CAF. Le fait que certains textes du Livre évoquent la collaboration d’une partie de la population russe avec les nazis crée une vraie difficulté, une entaille dans l’image immaculée de l’antifascisme soviétique. Ehrenburg finit par démissionner.

Au-delà de ces dissensions, l’immédiat après-guerre est marqué par une nouvelle ère, celle de la guerre froide et d’une hostilité radicale entre Américains et Soviétiques. Pour le régime stalinien, il n’est plus question de publier le Livre Noir : pas suffisamment pro-soviétique, pas suffisamment hagiographique envers Staline, trop cosmopolite, trop Juif. L’un de ses instigateurs, Solomon Mikhoels, n’a-t-il pas des réseaux jusqu’aux États-Unis désormais considérés comme l’ennemi impérialiste ? Le régime stalinien devient de plus en plus paranoïaque, de plus en plus antisémite, obsession qui culminera avec le « complot des blouses blanches » où les médecins juifs soviétiques sont arrêtés et exécutés car soupçonnés d’empoisonner le peuple russe. Le médecin personnel de Staline n’échappe pas à la purge, il était le cousin de Mikhoels.

Les têtes pensantes du Livre Noir ont elles-mêmes des ennuis avec le régime. Ehrenburg choisit de se protéger en devenant journaliste propagandiste du stalinisme, Grossman échappe aux purges grâce à son immense notoriété mais se retrouve sans emploi. Après avoir été un ardent défenseur de l’URSS, il s’en déprend de plus en plus et finira comme un de ses plus avisés critiques (notamment dans son chef-d’œuvre humaniste et universaliste, Vie et destin). De son côté, bien que célèbre également, Solomon Mikhoels est assassiné en 1948 sur ordre de Staline, assassinat maquillé en accident de circulation – il aura droit à des funérailles d’État, comble du cynisme.

La première publication intégrale du Livre Noir aura lieu en 1993 en Lituanie. En Russie, il faudra attendre 2010. En France, il a été traduit chez Actes Sud en 1995. Bien que publié partout très tardivement, le Livre Noir est le recueil de textes et témoignages qui le premier a pris conscience de ce que fut l’ampleur, le degré de violence et la spécificité anthropologique de la Shoah (qui n’était pas encore dénommée ainsi au moment où furent écrits ces textes), qui en a tenté une recension et enregistré les premières traces écrites.

 Vie et destin du Livre Noir nous regarde tous, à tous les sens de l’expression.

Guillaume Ribot (et son co-auteur, Antoine Germa) racontent donc en détails l’histoire de ce livre. Ne serait-ce que par ce sujet, qui relie en une pelote indémêlable histoire, mémoire, politologie, idéologie, journalisme, édition, aventure humaine et intellectuelle, le film serait déjà passionnant. Mais il est plus ou mieux que ça, par sa forme même.

Vie et destin du Livre Noir n’a rien de commun avec les documentaires historiques habituels qui font alterner archives, témoignages au présent et commentaires off. Ribot s’en tient strictement à des images d’archives : actualités de l’époque, films militaires, films de fiction, saisissants dans leur noir et blanc, leur usure, leur tremblé, produisant à la fois et en même temps un effet de stylisation et un effet de réel, celui du sceau de l’Histoire. Cette coexistence entre stylisation et réalisme participe de l’émotion intense ressentie à la vision de ces archives.

Le prodige du film consiste à avoir su assembler ces mille sources éparpillées en un récit fluide. À ce stade, il faut citer la monteuse, Svetlana Vaynblat, qui a accompli avec Ribot un travail extraordinaire. Pas de commentaire ni d’entretiens disions-nous : les images, souvent muettes, sont habitées par des voix, celles de grands acteurs qui sont comme les ventriloques des principaux protagonistes du Livre Noir. Aurélia Petit joue la narratrice, Mathieu Amalric est Vassili Grossman, Denis Podalydès est Solomon Mikhoels, Hippolyte Girardot est Ilya Ehrenburg. Ils sont tous très bien mais Amalric est particulièrement habité, son timbre de voix, sa diction, son souffle, la moindre de ses inflexions semblant embrasser avec exactitude et sans pathos les textes et le paysage intérieur de Grossman, son humanisme contrarié, sa conscience tourmentée.

Outre son grand intérêt historique et politique, Vie et destin du Livre Noir revêt ainsi une dimension spectrale particulièrement cohérente avec ce qui est ici raconté. Les victimes du nazisme et du stalinisme sont aussi des fantômes qui reviennent hanter la conscience du monde à intervalles plus ou moins réguliers. Et si le cinéma a été parfois défini comme l’art des fantômes, cette idée est particulièrement bien concrétisée dans ce film, par son sujet comme par ses choix esthétiques.

Si ce film raconte des évènements passés, il ne faudrait pas en conclure qu’il serait figé dans le formol et ne concernerait aujourd’hui que les historiens. Vie et destin du Livre Noir nous regarde tous, à tous les sens de l’expression. Comment ne pas voir que le racisme en général et l’antisémitisme en particulier reviennent au-devant de l’actualité alors que l’on pensait ces pathologies remisées dans les poubelles de nos avancées démocratiques ?

Comment ne pas remarquer que le concept de l’Homme fort, du Chef autoritaire, n’a jamais disparu et qu’il tend même à s’installer dans des pays que l’on pensait acquis à la démocratie (États-Unis, Brésil, Hongrie, Pologne, Turquie…) ? Comment ne pas saisir l’écho troublant entre le « complot des blouses blanches » et le complotisme actuel dont une des thèses nous dit que les vaccins sont faits pour nous injecter des puces informatiques et mieux nous contrôler ? Comment même ne pas faire le rapprochement, toutes proportions gardées, entre la censure du Livre Noir et l’article 24 de la nouvelle loi sur la sécurité proposée par le gouvernement français ? Comment ne pas percevoir un embryon de similitude entre les ennuis rencontrés par Ehrenburg et Grossman et les journalistes gardés à vue ou tabassés chez nous en 2020 ?

Vie et destin du Livre Noir nous parle d’une époque où le monde civilisé a basculé dans le totalitarisme, produisant deux systèmes politiques ennemis qui avaient en commun le culte du chef, la répression brutale, l’absence de liberté, le nationalisme exacerbé et l’antisémitisme. Une époque où il fallait un immense courage physique et moral pour s’opposer à ces broyeuses idéologiques. Mais comme ce film est fait aujourd’hui pour des spectateurs contemporains, le passé qu’il relate et montre magnifiquement miroite forcément avec maintenant, avec ce présent où l’autoritarisme semble contagieux au point d’implanter ses graines jusque dans nos démocraties.

Vie et destin du Livre noir nous instruit, nous met en alerte et nous bouleverse aussi, car derrière son propos historique et politique, il n’oublie jamais le cinéma ni la flamme fragile mais invincible de la liberté de conscience.

Vie et destin du Livre Noir de Guillaume Ribot et Antoine Germa sera diffusé le 13 décembre sur France 5. 


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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