Economie

L’État investisseur n’est pas forcément keynésien

Politiste

Création d’un Haut-commissariat au Plan, une dette qui n’est « pas un tabou », un projet de loi de finance 2021 axé sur l’investissement… la crise sanitaire a profondément bouleversé la tendance s’agissant du rôle de l’État en matière économique. Pourtant, cet « État investisseur » qui a émergé en 2020 est très différent, contrairement à ce que l’on peut entendre, de l’État keynésien de l’après-guerre. Adapté au cadre néolibéral, il ne remet absolument pas en cause la supériorité du marché et des acteurs privés pour allouer les ressources, ni la nécessité de réduire le périmètre de l’État et de mener des politiques d’austérité.

Le discours économique actuel, qu’il émane du gouvernement français ou de la Commission européenne, est à la valorisation de l’investissement public. Alors qu’hier encore la dette était présentée comme le pire des fardeaux que nous pouvions laisser aux générations futures, peu importe aujourd’hui les sommes empruntées, il semble que l’essentiel pour l’avenir de nos enfants est d’injecter de l’argent dans l’économie. Nous vivons de fait une phase de dédramatisation de la dette et de revalorisation de la dépense publique.

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Cette valorisation de l’investissement public ne date pas de la crise actuelle. Depuis le milieu des années 2010, de nombreux acteurs, pourtant peu réputés pour leur laxisme budgétaire, comme le FMI, l’OCDE et même la Banque centrale européenne (BCE), avaient commencé à plaider en ce sens. Ils s’alarmaient de l’inefficacité de la politique de création monétaire massive à relancer la croissance européenne qui rappelait, sous une autre forme, l’« anomalie » de la stagflation des années 1970 et faisait planer le risque d’une « stagnation séculaire ».

Ainsi, dès 2014, le président de la BCE, Mario Draghi, déclarait que la BCE « ne peut pas tout » et que la politique monétaire serait d’autant plus efficace qu’elle agirait « en soutien des financements publics ». Il appelait alors les gouvernements à utiliser l’« arme budgétaire » et à mettre en œuvre « un vaste programme d’investissement public » européen. Le Plan d’investissement pour l’Europe (dit Plan Junker) décidé par la Commission en 2015 – et reconduit depuis – ou les annonces de la nouvelle présidente de la Commission pour un « Green Deal européen » à l’automne 2019 répondent à cet appel, qui semble alors faire l’unanimité, y compris parmi les représentants de la plus stricte orthodoxie budgétaire comme Jean-Paul Trichet.

La France s’était montrée d’emblée favorable à cette inflexion du discours économique européen. Et pour cause : le gouvernement de Nicolas Sarkozy avait déjà, à l’occasion du plan de relance et du « Grand emprunt » de 2008-2009, développé toute une argumentation en faveur de politiques d’investissement pour assurer la croissance de long terme, politiques traduites par la mise en place des Programmes d’investissement d’avenir (PIA) et de la Banque publique d’investissement. À ce titre, la toute récente création d’un Haut-commissariat au Plan s’inscrit dans cette trajectoire initiée depuis la crise de 2008 de réhabilitation de l’investissement public, et à travers lui, d’un certain interventionnisme de l’État dans l’économie.

Cette nouvelle forme d’interventionnisme économique n’est en rien un retour à l’État keynésien de l’après-guerre.

La valorisation de l’investissement public s’accompagne en effet de la réaffirmation du rôle de l’État dans l’économie : il est à nouveau légitime que l’État intervienne directement pour soutenir la croissance en finançant certaines activités économiques qu’il considère stratégiques pour l’avenir, et ce faisant donne des orientations au développement de l’économie et du marché. Ceci rompt avec des décennies où la seule intervention tolérable de l’État était de réguler le marché. La crise actuelle liée à la pandémie de Covid-19 renforce encore considérablement cette tendance : pour ceux qui étaient encore incrédules, il ne fait plus de doute que nous sommes entrés dans une période de relégitimation de l’interventionnisme économique.

Cependant, il ne faudrait pas s’y tromper : cette nouvelle forme d’interventionnisme économique, que nous proposons de qualifier par le concept d’« État investisseur », n’est en rien un retour à l’État keynésien de l’après-guerre. Il faut tout d’abord souligner que la logique d’ensemble n’est pas la même. Dans les années d’après-guerre, l’investissement public prend sa place dans une logique globale d’intervention de l’État dans l’économie qui repose sur une remise en cause profonde de l’efficience du marché pour réaliser les objectifs sociaux et politiques, mais aussi économiques, qui sont fixés au sortir de la guerre. La démarchandisation de pans entiers de l’économie dans le cadre de l’État providence, les nationalisations, la multiplication des monopoles publics et plus généralement le développement sans précédent du secteur public sont autant de politiques qui visent à limiter la place et le pouvoir du marché dans l’économie.

La doctrine keynésienne de stimulation de l’économie par l’État s’accorde bien avec cette vision du rôle respectif de l’État et du marché ainsi que les choix politiques de développement sans précédent de l’État social car elle valorise les dépenses publiques directes, y compris quand il s’agit de créer des emplois publics ou des aides sociales.

Cette logique d’ensemble est à l’opposé de celle qui accompagne les politiques d’investissement actuelles. Celles-ci sont conçues comme devant rester limitées à certains secteurs dits stratégiques pour la croissance économique future mais où le marché est jugé défaillant pour financer leur développement, les acteurs privés estimant les investissements trop risqués et la rentabilité trop lointaine.

Ces secteurs sont en particulier la recherche et l’innovation technologique d’une part, le développement de certaines infrastructures – en particulier de communication et d’énergie – d’autre part. On peut citer, pour reprendre un exemple cher à Bruno Lemaire ces derniers mois, le développement des batteries de voitures électriques, depuis leur conception à leur industrialisation, ou le soutien aux énergies à faible émission carbone. Mais ces investissements ne doivent en aucun cas s’accompagner d’une expansion massive de l’intervention de l’État dans l’économie et d’une remise en cause de la performance du marché.

L’objectif de réduction de la taille de l’État est même maintenu pour tous les autres domaines qui ne relèvent pas de ces politiques d’investissement. C’est ainsi qu’il faut comprendre la distinction qui est faite actuellement entre les dépenses d’investissement et les dépenses de fonctionnement. Dans son premier discours devant l’Assemblée nationale en juillet dernier, Jean Castex par exemple opposait d’un côté « cet investissement massif [que] nous devons assumer » et de l’autre « nos dépenses de fonctionnement » pour lesquelles « nous devons assumer le sérieux budgétaire ».

Les premières sont valorisées. Parce qu’elles sont considérées comme préparant l’avenir et la croissance de demain, ce sont de bonnes dépenses qui méritent même l’augmentation de la dette. À l’inverse, les secondes, les dépenses dites de fonctionnement, continuent d’être vilipendées comme un facteur d’inefficacité et un obstacle à la compétitivité internationale, un puits sans fond qui ne crée que de la dette pour les générations futures. Or ces dépenses renvoient à toutes les autres dépenses, celles qui assurent la marche des services publics via en premier lieu les salaires des fonctionnaires.

Cette logique explique par exemple la difficulté du gouvernement à se résoudre à un plan d’embauche massif pour l’hôpital, dont la crise sanitaire actuelle montre pourtant l’importance pour la bonne marche de l’économie. Ainsi, l’opposition entre des dépenses d’investissement qui sont valorisées et des dépenses de fonctionnement qui sont condamnées permet de justifier le maintien d’une politique qui peut être qualifiée d’« austéritaire » dans un grand nombre de domaines d’intervention de l’État (en particulier les politiques sociales), tout en lançant des programmes d’investissement ciblés sur certaines activités et certains secteurs.

L’austérité sur les services publics ou les aides sociales n’est donc pas seulement la contrepartie qu’il faudra un jour payer pour les dépenses engagées aujourd’hui ; elle fait en réalité partie intégrante de la logique globale des politiques économiques actuelles, même si celles-ci promeuvent un endettement massif pour assurer la croissance.

L’État investisseur est un moyen de réaffirmer l’interventionnisme économique de l’État français sans remettre en cause le principe général de la supériorité du marché.

Si l’on s’attarde maintenant sur la nature et la forme des investissement actuelles, on constate que les secteurs ciblés en priorité n’ont pas tellement changé par rapport aux politiques industrielles des Trente Glorieuses : il s’agit toujours de l’énergie, des transports, des communications (le numérique aujourd’hui) et de la recherche pour promouvoir l’innovation technologique.

En revanche, leurs modalités diffèrent grandement, témoignant là encore d’une confiance bien plus forte dans le marché. Dans les années d’après-guerre, l’État apportait ses capitaux pour construire, ou participer à la construction, de secteurs économiques entiers en s’appuyant sur deux outils principaux, la planification et la nationalisation. Même s’il ne faut pas négliger la part de négociation et d’influence des acteurs industriels privés, l’État assumait ainsi une forme de dirigisme économique, au moins dans les secteurs dans lesquels il investissait.

Il avait par ailleurs à sa disposition des ressources financières considérables grâce à la mise en place d’un « circuit du Trésor » qui lui assure son propre financement. Ainsi, si l’on prend le cas des nouvelles technologies, le soutien de l’État pour leur développement passait, selon la logique parfois qualifiée de « colbertisme high tech », par le lancement de grands chantiers dans lesquels l’État jouait un rôle d’architecte industriel et pour lesquels toutes les ressources financières, techniques, politiques, réglementaires (de l’État) sont mobilisés.

À l’inverse, les politiques d’investissement actuelles visent à soutenir des acteurs privés qui développent des projets de leur propre chef et pour lesquels l’État n’a pas – ou très peu – de droit de regard direct. L’État fixe des priorités générales – la transition écologique, la performance dans la course aux technologies du numérique –, mais il ne développe rien par lui-même.

Le bilan tiré aujourd’hui de la période des Trente Glorieuses en matière d’investissement par la haute fonction publique économique est que l’État fait généralement de mauvais choix et que les acteurs privés marchands, parce qu’ils connaissent mieux les dynamiques et les besoins du marché, en font de meilleurs. Ainsi, les instruments financiers privilégiés de ces politiques, qu’elles soient mises en œuvre par la BPI ou par des agences au titre du PIA, sont les prêts, les avances sur recette, les prises de participation ayant un objectif de rentabilité économique, et les cofinancements publics-privés (pour miser sur les « effets levier »), soit des instruments qui visent avant tout à soutenir des initiatives privées.

Ces instruments sont par ailleurs censés être moins coûteux pour l’État que des investissements directs au capital, ce qui répond également à un impératif budgétaire de limitation des déficits. De plus, quand il investit directement au capital des entreprises, l’objectif pour l’État est de se retirer dès que l’activité est rentable. Ainsi la BPI prend des participations dans des entreprises pour soutenir le démarrage de projets mais revend ses parts dès que l’activité est amorcée. En ce sens, le modèle poursuivi est plutôt celui d’un investisseur privé qui, à la manière des « Business Angels », prend des risques à partir d’une évaluation des potentiels économiques des projets à financer. Mais il ne s’agit en aucun cas pour l’État d’en devenir actionnaire.

La politique d’investissement qui est menée est même opposée à la logique d’actionnariat public : le nécessaire investissement dans les secteurs stratégiques justifie une politique de désengagement des entreprises rentables, ce qu’illustre les privatisations de la Française des jeux ou de l’aéroport Roissy Charles De Gaulle. Cet accent sur la rentabilité économique des projets répond par ailleurs à un autre impératif, d’ordre juridique et relevant du droit européen de la concurrence, qui impose aux États de se comporter comme des « investisseurs avisés en contexte de marché ».

L’État investisseur est ainsi un moyen de réaffirmer l’interventionnisme économique de l’État français sans remettre en cause le principe général de la supériorité du marché et des acteurs privés pour allouer les ressources, ni la nécessité de réduire le périmètre de l’État et de mener des politiques d’austérité, ni encore le cadre réglementaire européen sur le droit de la concurrence auquel sont soumis les États membres.

L’État investisseur peut donc être vu comme une nouvelle forme d’interventionnisme économique pleinement adaptée au cadre néolibéral qui témoigne à nouveau de la capacité de mutation et de résilience du néolibéralisme. Sa mise au jour permet de comprendre la logique globale des politiques économiques françaises actuelles, partagées entre d’une part la mise en avant croissante du rôle de l’État dans l’économie pouvant justifier des dépenses publiques nouvelles et même l’augmentation de l’endettement, et d’autre part le maintien de l’objectif de diminution de son périmètre au nom de la réduction des déficits et de la dette.

 


Ulrike Lepont

Politiste, Membre du laboratoire Printemps