Documentaire

L’âge des possibles périls – sur une série de films de « La Lucarne » d’Arte

Journaliste

À travers trois soirées « No Limits » diffusées en décembre, « La Lucarne », case documentaire d’Arte ouverte à des documentaires de création, met en lumière des films âpres, habités par des voix de jeunes révoltés, rêvant d’espaces et de possibles dans une époque qui les enferme et les accable.

Contre à la fois l’évidence d’une observation globale crispante et la mauvaise foi de ses sévères contempteurs, la télévision française accorde parfois, dans les marges nocturnes de ses grilles, une petite place à des images qui tranchent avec le tout-venant de l’information spectacularisée et des récits formatés. À n’en pas douter, « La Lucarne » incarne depuis plus de vingt ans l’une de ces fenêtres télévisuelles audacieuses, dont la longévité procède en partie de la discrétion forcée.

publicité

Créée en 1997 par Thierry Garrel, alors directeur de l’unité documentaire de la chaîne Arte, pour accueillir des films à part, expérimentaux et libres, « La Lucarne », dirigée par Luciano Rigolini jusqu’en 2015, puis par Rasha Salti, a permis de découvrir des écritures à rebours des codes obsessionnels du paysage télévisuel, de ses cadres narratifs et de ses cadrages esthétiques répétés (docufiction, reconstitution, enquête, archive retravaillée, témoignages…). Sans négliger aucun des modes d’écriture en question (l’archive, le témoignage, l’intime, par exemple y sont souvent mis en jeu), la majorité des films de « La Lucarne » échappent, dans leur diversité même, à une quelconque forme prédéfinie, préférant inventer à chaque fois un monde et un récit affranchi des règles établies. Aucun d’entre eux ne se ressemblent, ni ne ressemblent à ceux des autres cases, mieux exposées.

En vrac, des films inouïs n’ont cessé d’en témoigner : ceux de cinéastes déjà confirmés, comme Alain Cavalier, Tsai Ming-liang, Wang Bing, Apichatpong Weerasethakul ou Chantal Akerman, ou d’autres révélés par cette « Lucarne », tels Naomi Kawase, François Caillat, Lech Kowalski, Vincent Dieutre, Claudio Pazienza, Arnaud des Pallières, Clément Cogitoire ou David Teboul, parmi tant d’autres.

La diffusion de trois soirées spéciales en décembre, constituées chacune de trois films, regroupées dans une thématique globale, « No Limits », est l’occasion de prendre la mesure de cette créativité renouvelée au fil des années, mais aussi de la façon dont ces documentaires de création traduisent l’esprit du temps : sa confusion même, la difficulté d’y respirer autrement qu’en cherchant à échapper à ses lois, jusqu’à se perdre dans la zone de jeux interdits.

À travers neuf films, dont trois inédits – Punks, Headshot, This Train I Ride –, traversés autant par le goût de l’invention formelle que par l’attention à des personnages en rupture de ban avec la société, ce cycle résume bien l’identité de « La Lucarne », où il s’agit, autant par les formes que par les sujets, de transgresser des limites (esthétiques, sociales), de jouer avec elles. « No Limits » vaut ici à la fois pour des cinéastes aventureux et pour des personnages en roue libre.

Le fil le plus visible qui ressort de cette programmation indexée à la transgression transparaît dans la place qu’elle accorde à la jeunesse, à des adolescents bousculés intérieurement par une accumulation d’injonctions lourdes et par un mal-être diffus. Les films s’acharnent à saisir au plus près de leur chair en furie et de leurs mots en souffrance cette âpreté qui procède autant de la dureté des temps présents que de l’essence d’un âge des possibles périls.

À la difficulté de construire son « monde d’après » en toute sérénité, la jeunesse s’ajuste parfois de manière inversée, en déjouant les attentes qu’elle suscite.

« C’est dur d’avoir 20 ans en 2020 », avouait le président Macron, le 15 octobre dernier. Par-delà la part de sincérité empathique ou de cynisme politique que comportait cet aveu, le chef de l’État ne faisait que reconnaître un état de fait dont l’époque, en ces temps pandémiques, creuse chaque jour la gravité (perte de sociabilité, appauvrissement économique, solitude psychique, décrochage scolaire…). À la difficulté de construire son « monde d’après » en toute sérénité, la jeunesse s’ajuste parfois de manière inversée, en déjouant les attentes qu’elle suscite. Comme si au lieu de s’accrocher aux défis, aux normes, au travail, aux efforts, à l’adaptabilité, au jeu social la conduisant vers la maturité de l’âge adulte, elle se risquait de se perdre elle-même, par provocation, désespoir ou espérance, en attente de quelque chose en tout cas : d’un horizon qui emporterait et effacerait les peines endurées.

Les paroles, à vif, déchirantes, d’une dizaine de jeunes Européens, âgés de 18 à 23 ans, filmés dans plusieurs villes par Lola Quivoron et Antonia, forment le signe d’une colère explosive et d’une espérance trahie. Le titre de leur documentaire, Headshot – Roulette russe, fait explicitement référence à un jeu proposé dans le cadre d’ateliers de théâtre par deux metteurs en scène portugais, Joao Galante et Ana Borralho, à des jeunes qui manipulent un faux pistolet crachant de la peinture plutôt que des balles, et obligeant ainsi, lorsque le jet fait mouche, à exprimer leurs sentiments devant un groupe de jeunes.

De Galante et Borralho, on a pu voir quelques performances en France, notamment au Nouveau Théâtre de Montreuil (Gâchette du bonheur) ou au théâtre des Amandiers de Nanterre (Atlas Nanterre). Le dispositif du documentaire intègre ici la règle du jeu de ces spectacles où les participants sont invités à répondre à une liste de questions : « est-il plus facile de pardonner ou d’oublier ? Qu’est-ce qui te manque ? Quand est-ce que tu pleures ? Est-il inévitable d’avoir le comportement de nos parents ? Quel est le moment le plus heureux de ta vie ?… ». La succession des prises de parole dessine le tableau d’une jeunesse confrontée à la question de la violence – raciste, sociale, politique… –, dont les traces résonnent dans les voix étranglées, ou simplement éteintes.

En se mettant à l’écoute de ces performeurs de leur propre existence, les metteurs en scène enregistrent, dans la confusion des sentiments, tout ce qui fermente, s’agite et brûle en chacun des corps présents. Ce que le film consigne dans l’observation pointilleuse de cette catharsis joyeuse et de cette communion des corps, c’est combien l’énergie et l’explosivité caractérisent une jeunesse européenne en mal d’avenir, mais qui se sent vivre lorsqu’elle se rassemble et s’écoute. Revendiquant un esprit « punk », Ana Borralho et Joao Galante poussent les jeunes qu’ils côtoient à exprimer leur colère devant l’absence d’un futur clair, à la mesure de la provocation des dits punks qui à la fin des années 1970 n’avaient comme riposte à leur crise existentielle que l’aveu de leur perte et de leur rage contre les formes établies et les tables du présent.

Punks, ils le sont aussi ces jeunes de 15 ans que filme la réalisatrice néerlandaise Maasja Ooms dans le second film éponyme et inédit de la programmation de « La Lucarne”. « Punks » au sens de jeunes sans contrôle, prêts à tout pour ne pas se soumettre aux normes familiales et sociales, englués dans leurs propres errements délinquants, au point de se faire isoler par les services sociaux dans une ferme d’un coin paumé de la France, loin de leurs familles à bout, pour tenter de comprendre sous l’œil vigilant d’une éducatrice les raisons de leurs actes et essayer d’apaiser leur violence.

Le dispositif du film se concentre sur la vie quotidienne de cinq délinquants, prisonniers d’un huis-clos bucolique, où les tensions circulent autant entre eux qu’à l’intérieur de chacun d’entre eux. La caméra de Maasja Ooms scrute cinq jeunes (deux en particulier), happée par le mystère de leur violence interne, attendant une possible rédemption au fil du temps. Mais, en dépit des efforts de l’éducatrice pour faire circuler la parole, exprimer des mots sur des affects blessés, se rapprocher d’un père dépassé, recadrer des gestes impropres et des pulsions répréhensibles, réintroduire de la convivialité…, les enfants peinent à sortir de leur anxiété et de leurs conduites à risque. L’isolement à la campagne semble les enfermer dans leur dureté même, sauf lorsqu’ils parviennent, parfois, à se raconter à travers les mots d’une chanson de rap, en catimini dans leur chambre.

La tension de ce huis-clos, activée par plusieurs événements (la visite d’un père, l’arrivée d’une jeune fille) rappelle combien l’épreuve de l’adolescence peut abriter des conduites à risque et des dérives qui ne sont souvent que des rites visant à s’arracher à soi-même, des manières ambivalentes de lancer un appel aux proches (comme ce jeune, tout en souffrance rentrée, englué dans un rapport de force sourd avec son père).

La proximité physique, quasi charnelle, que la cinéaste créée avec ces jeunes, n’abolit pas une forme de distance avec leurs secrets intimes, dont on devine les souffrances sans pouvoir les mettre totalement à nu. La force du film se joue dans ce balancement entre un regard attentif et un questionnement persistant, comme si le temps passé à les regarder et à les écouter, qui vaut comme signe de leur pleine reconnaissance, ne débouchait sur aucune résolution. On ne saura rien de l’avenir de ces jeunes punks, sinon qu’ils auront tenté d’avancer sur la voie d’un retour à une forme de normalité existentielle, définie par un rappel des limites, dont, peut-être, ils n’auront plus jamais le sens.

Ce cycle traduit bien ce qui dans notre époque appelle au repli sur soi, derrières des frontières nationales, des murs, des refoulements historiques…

Ce sens des limites est aussi refusé par les trois jeunes filles qu’a suivies Arno Bitschy dans son splendide documentaire, This Train I Ride : une sorte de road-movie à travers l’ouest et le sud des États-Unis, au rythme des trains (où se réfugient les vagabondes), traversant des plaines, des montagnes et des fleuves, décor grandiose de leurs errances et de leurs errements. Leur attraction pour ces voyages en solitaire tient moins à leur envie de contempler des paysages sublimes que de fuir l’idée qu’elles se font de leur vie statique, de leur vie limitée, de leur assignation à résidence.

En montant en catimini dans des wagons de marchandises, en s’allongeant sur leurs toits ou dans des trous de souris, pour le seul plaisir d’avancer vers nulle part, Ivy, Karen et Christina prolongent une longue histoire américaine, hantée par des récits de train, de hobos, de nouvelles frontières et de liberté. Tout est hyper américain dans cette pulsion de filles emportées par le sifflement des locomotives, ne visant aucune destination précise. Peu importe le lieu d’arrivée, pourvu qu’elles aient l’ivresse du déplacement. Mais tout est aussi symptomatique du désœuvrement d’une jeunesse mondiale en quête d’espaces élargis : des espaces physiques grandioses, mais surtout des espaces intérieurs élargis, intensifiés par ces traversées qui n’ont de sens qu’à travers leur inutilité même. Le choix de suivre ces trois vagabondes est aussi une façon de saluer une forme d’empowerment féminin, tant chacune d’entre elles affronte avec aplomb et sérénité tous les dangers d’un tel rituel.

Avec un sens du cadrage magistral, une façon de capter la beauté des paysages américains sans les réduire à des clichés de carte postale, et surtout une proximité avec trois filles habitées par le goût de l’aventure et de la solitude, allongées dans des wagons, marchant sur des chemins perdus, happées par des horizons infinis, Arno Bitschy capte une rage de vivre avec douceur et délicatesse. Sur une musique subtile composée par Warren Ellis (complice de Nick Cave), le film avance comme un train dans la nuit américaine, peuplée de tous ces marginaux qui n’ont comme moyen de conjurer leur tristesse que l’élan d’un voyage, dont les allers et les retours se confondent, puisque la seule direction qui compte, c’est le sens de leur vie même.

Les six autres films, rediffusés dans ce cycle spécial de « La Lucarne », complètent ce tropisme d’une jeunesse confrontée aux vices de son temps, mais aussi des angles morts d’une histoire récente, occultée par des parents fautifs (Je vois rouge, où Bojina Panayotova revisite le roman familial de ses parents sous le régime communiste en Bulgarie ; Une jeunesse allemande, une enquête de Jean-Gabriel Périot sur les dérives terroristes de la jeunesse des années 1970).

Centré sur la façon dont le monde du travail à l’heure néolibérale affecte les rêves eux-mêmes (cf. Rêver sous le capitalisme, de Sophie Bruneau), mais aussi sur les politiques de contrôle et de surveillance des réfugiés et des migrants, comme dans Fugitif, où cours-tu ? de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, sur la jungle de Calais, et Broken Land, de Stéphanie Barney et Luc Peter, fascinante enquête le long du mur séparant le Mexique de l’Arizona, ce cycle traduit bien ce qui dans notre époque appelle au repli sur soi, derrières des frontières nationales, des murs, des refoulements historiques… Ce que les jeunes sans limites font entendre ici à travers leurs voix, révoltées et transgressives, c’est un appel à d’autres projections vers le futur, un élan vers des espaces abolissant les frontières disciplinaires et les murs autoritaires.

En prenant des trains, en fuyant des mondes toxiques, en refusant de se faire priver de droits sous prétexte d’être protégés, ils disent combien la politique des limites les privent de l’espace des possibles. Leur lucarne de survie ne fait qu’accueillir l’extension de leurs désirs, illimités mais entravés.

Les lundis 7, 14 et 21 décembre, Arte diffuse une série de documentaires de “La Lucarne” sur la thématique “No Limits“.


Jean-Marie Durand

Journaliste, Éditeur associé à AOC