Bande Dessinée

Un modèle d’adolescent – à propos de L’Arabe du futur de Riad Sattouf

Critique Littéraire

Paru récemment, le cinquième tome de L’Arabe du futur met en scène son auteur, Riad Sattouf, à quatorze ans, en 1992. Depuis ses débuts, cette série de bande-dessinée tragi-comique s’avère aussi drôle que sombre et irrévérencieuse. Mais Sattouf ne s’attarde jamais ni sur le comique, ni sur les drames de son quotidien, il passe au rebondissement suivant. Telle est sa patte et son art du récit.

Le quatrième volume est le plus épais, mais le cinquième est le plus triste. Néanmoins, dans tous les tomes de L’Arabe du futur défilent des événements violents vus à hauteur d’enfant. Ce qui est remarquable, c’est la façon dont les conflits, les horreurs commises, les scènes d’hystérie conjugale glissent sur le héros. À partir de ce matériau autobiographique, Riad Sattouf ne fabrique pas à son personnage une posture de victime, bien qu’il y ait de quoi faire. Il écrit des livres désopilants qui sont aussi des documents – sur un milieu social, la Syrie et la Libye des années 1980 et 1990.

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Comme Sempé et Goscinny avec Le petit Nicolas dans les années 1960, Riad Sattouf a inventé un modèle d’enfant et d’adolescent contemporains que l’on adore. Le vocabulaire est le bon, il sonne juste. Quand une fille lui file sous le nez, son héros de 14 ans pense : « J’avais l’impression d’être un crucifié de l’amour ». De ses aventures singulières, Sattouf met en valeur le caractère universel. Cette façon de parler de la jeunesse fait le succès de L’Arabe du futur comme elle fit celui du film de Riad Sattouf, Les beaux gosses (2009). Riad est flegmatique, doué pour le dessin, attachant, vaillant, sympathique, décalé par rapport aux autres enfants. Il n’est pas un loser, mais plutôt un outsider.

Sorti en novembre 2020, L’Arabe du futur 5 le met en scène à quatorze ans, en 1992. Comme ceux qui le précèdent, ce tome est un bijou de tragi-comédie. Le père retient le plus jeune de ses trois enfants en Syrie et refuse de le renvoyer en France pour rejoindre ses frères, l’aîné étant Riad. L’Arabe du futur est depuis ses débuts, en 2014, une série aussi drôle que sombre et irrévérencieuse.

Le lecteur rit, souvent jaune. Riad Sattouf transgresse le non-dit, écrit et dessine les choses telles qu’elles sont, avec placidité.

Dans le tome quatre, le père de l’auteur brûle volontairement le pied de son épouse avec une cigarette parce qu’elle a critiqué son mysticisme, sans prendre de gants. Les trois enfants sont témoins de la scène de torture, de la vengeance et de la brutalité lâche du père. Cet homme se croit et se sait tout permis. Il est dans un pays qui favorise les hommes et qui écrase les femmes. Aucune justice ne sanctionnera son geste. Elle a parlé ; il est passé à l’acte. La famille de Riad Sattouf habite alors en Syrie au milieu de nulle part, si ce n’est de l’enfer. Le couple ne se supporte plus, la mère veut rentrer en France, travailler, retrouver une autonomie, sa liberté, ses habitudes, ses droits et ses parents. Régulièrement, elle hurle à son mari : « J’en ai ras le bol des arabes ».

Le lecteur rit, souvent jaune. Il s’étonne et se réjouit que Riad Sattouf transgresse le non-dit, qu’il écrive et dessine les choses telles qu’elles sont, avec placidité, d’un trait qui se place dans la filiation de la ligne claire d’Hergé. L’Arabe du futur est apparu en librairie après Persepolis, la série de Marjane Satrapi (2004), et un an avant les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher. Le projet a quelques points communs avec Persepolis, dans la forme, bien sûr, mais aussi dans le fond, puisqu’il présente aux Français naïfs un Orient compliqué à hauteur d’enfant.

Mais Riad Sattouf tape plus fort encore que Marjane Satrapi sur les obscurantistes. La façon dont il fait parler son père en français (« C’est nuuuul dissinateur ! Ouh ! Kiskiti va faire di arts plastiques ? Ouh la honte … Ci li pédés qui font ça ! », volume 5) serait inacceptable si l’auteur n’était pas à moitié syrien et s’il n’avait pas vécu cinq années dans cette région du monde. Marjane Satrapi a joué un rôle de passeur de l’identité perse en France. Elle a mis en valeur les beautés et les traditions ancestrales de son pays, elle en a rappelé les splendeurs anciennes. Riad Sattouf joue le même rôle de passeur, mais ne verse pas grand-chose au crédit du pays dont son père est originaire.

Lorsque s’ouvre le cinquième volume, Riad, son frère, et sa mère vivent chez les grands-parents maternels, en Bretagne. La famille met en œuvre des efforts vains et farfelus pour récupérer Fadi, l’enfant-otage. La mère est perdue et rongée de chagrin. Elle ne parle pas, elle hurle. Elle crie haut et fort devant ses enfants son regret d’avoir rencontré leur père, en France, lorsqu’elle était étudiante. En toile de fond il y a la Bretagne, un tableau de la toute petite bourgeoisie dont est issue la mère de l’auteur, la passion naissante de Riad Sattouf pour Lovecraft, Le Livre des esprits d’Allan Kardec, le « paranormal », et pour quelques auteurs importants de bande-dessinée, Bilal et Druillet, Moebius.

Ses professeurs et sa mère lui répètent qu’il est un « génie du dessin » et qu’il devrait devenir dessinateur. Il fait beaucoup de rêves érotiques, il considère sa camarade Anaïck comme la femme de sa vie, mais elle ne sera que sa meilleure amie. Le père de Riad fait aussi partie du décor puisqu’il est souvent question de lui dans les pensées ou les propos des personnages. Cet universitaire de pacotille qui chantait les louanges du panarabisme et promettait à son épouse de devenir richissime déteste la France. Il semble tout aussi perdu que la mère (qui se rend à Lourdes dans l’espoir que le pèlerinage lui ramène son fils).

« Les chiens », les incroyants français en prennent pour leur grade dès qu’il ouvre la bouche. Pourtant l’auteur ne se moque pas de lui. Il ne le juge pas, il est effaré par son propre père. À la fin du volume, cet homme est de passage à Saint-Malo – drôle d’endroit pour une rencontre, étant donné qu’il habite en Syrie. Il est venu sans Fadi, il avait à faire à Jersey. Même le Quai d’Orsay, même Danielle Mitterrand, auxquels la mère de Riad fait appel, sont impuissants face à cet individu idiot et potentiellement explosif. Et bien que Jacques Pradel s’intéresse à l’enlèvement de Fadi, il refuse d’envoyer une équipe de Perdu de vue en Syrie. C’est trop dangereux. La présence de Pradel dans ce bourbier est hilarante, mais Sattouf ne s’attarde jamais ni sur le comique, ni sur les drames de son quotidien. Il passe au rebondissement suivant, telle est sa patte, son art du récit, car il en a un.

L’auteur se montre discrètement désabusé et désolé face à l’un de ses deux pays d’origine.

Né en 1978, Riad a quatorze ans dans le cinquième volume et personne ne dira que c’est un âge facile. Beau « comme un dieu » au début de sa vie, à l’adolescence il n’attire plus de louanges à propos de son physique. Dans le quatrième volume il a même été élu « garçon le plus laid » de sa classe par deux anciennes copines de sixième. Les filles ne le désirent pas alors il vit « une relation amoureuse imaginaire à distance », ce qui fait beaucoup de virtuel et peu de réel. Ses cheveux ne poussent pas comme il le souhaite. Ils forment deux hautes montagnes séparées par une vallée, alors qu’il aimerait les avoir longs, dispersés à l’horizontal ou tombant sur les épaules, comme ses chanteurs préférés de métal.

Ses dons pour le dessin lui évitent de passer pour un raté parmi ses condisciples. Ses camarades se moquent de son nom, « Sattouf » devient « Matouf ». Ils le charrient en lui lançant : « Fais pas ton juif » : Sattouf, qui a passé cinq ans dans une école syrienne où maudire les juifs était un exercice quotidien, comprend que l’antisémitisme peut s’exprimer sans inhibition en France, aussi. Même si Israël n’est pas le pays d’à côté.

Bien que Riad Sattouf voie une source d’inspiration dans Vie de Mizuki, du Japonais Shigero Mizuki (Cornelius, 2012), il ne ressemble à personne d’autre qu’a lui-même. Comme Marjane Satrapi d’ailleurs. Il n’y va pas avec le dos de la cuiller lorsqu’il décrit, avec un humour noir, son quotidien en Syrie, les coups que les professeurs donnent aux élèves, les inégalités considérables entre pauvres et riches, la corruption, la dictature, le désert intellectuel, le mensonge généralisé.

Que signifie l’élection présidentielle qui approche, demande à la classe l’institutrice de Riad dans le deuxième volume de L’Arabe du futur qui couvre l’année 1984-1985 ? « Ça signifie qu’on doit tous dire « Oui » à notre président Hafez-al-Assad ». Le héros est aux premières loges pour percevoir le nationalisme extrême des Syriens et la violence des hommes envers les femmes. Il entend ses parents raconter qu’une famille n’a pas hésité à assassiner leur fille en l’étouffant parce qu’elle était tombée enceinte hors mariage. Heureusement, si l’on peut dire, ils dénoncent cet assassinat à la police, qui punit les assassins. En récréation, Riad apprend les « injures syriennes de base ». Dans le lot figurent « Fils de chien » et « lèche mon cul ». Quant à « Maudit soit ton Dieu », explique au héros un camarade, « tu peux évidemment pas la dire à un musulman. Tu peux la dire à un chrétien ou à un juif que t’as prévu de tuer.»

À la différence de Marjane Satrapi, qui aime l’Iran, où elle ne peut néanmoins plus mettre les pieds, Riad Sattouf se montre discrètement désabusé et désolé face à l’un de ses deux pays d’origine. Le père rendra-t-il l’enfant à son épouse ? Vous le saurez dans le prochain numéro, le sixième et dernier de la série. L’issue est imprévisible, et L’Arabe du futur, addictif.

 

Riad Sattouf, L’Arabe du futur, volume 5, Allary Éditions, novembre 2020, 184 pages. 


Virginie Bloch-Lainé

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