Cinéma

Paresse créative et vérité alternative – sur Slacker de Richard Linklater

Critique

Trente ans après sa réalisation, Slacker de Richard Linklater, l’un des films phares du cinéma indépendant américain connaît enfin les joies d’une édition DVD-BR française. Celle-ci est même complétée par la traduction du Slacker Book, manuel et manifeste du cinéaste. Faisant corps avec son territoire, le Texas, et annonciateur d’un état d’esprit de l’époque, le Grunge, Slacker se déguste aussi très bien hors de son temps. Sa nonchalance digressive, son art du délire verbal et ses élucubrations même irrationnelles, en font aussi un magnifique antidote poétique contre la post-vérité et autres faits alternatifs.

Connaissant enfin, plus de trente ans après sa réalisation, une première édition DVD-BR française, Slacker de Richard Linklater reste le joyau méconnu du cinéma indépendant américain des années 90. Quand il entame son tournage autoproduit sur les trottoirs d’Austin, Texas, durant l’été 1989, Linklater est loin de se douter de la postérité de son œuvre. Quelques mois plus tôt, Steven Soderbergh avait vécu une consécration en forme de conte de fées (premier long-métrage, Sexe, mensonge et vidéos, présenté en compétition officielle à Cannes et d’emblée Palme d’or), ouvrant la voie à un grand moment de reconnaissance officielle du cinéma américain hors Hollywood (puisque suivront de 1990 à 1994 sur la plus haute marche du plus glorieux des festivals, les noms et œuvres de David Lynch, des frères Coen et de Quentin Tarantino).

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Par définition, le slacker (« flemmard », « glandeur ») ne prétend pas à un tel destin de premier de la classe. Il n’empêche que ce film-manifeste, qui aura mis trois décennies à atteindre nos latitudes (premières projections françaises lors d’une rétrospective Linklater au Centre Pompidou à l’hiver 2019 ; sortie salle en janvier 2020 et édition DVD-BR en novembre), n’a rien perdu de son éclat de comète existentielle et poétique.

Le film ne ressemble à aucun autre. Toujours aussi insaisissable, trente ans après, il est alternativement classé dans les rayonnages « comédie » ou « documentaire ». Une journée d’été à Austin. Un inconnu (Linklater lui-même) débarque du bus, grimpe dans un taxi, puis s’embarque dans un improbable monologue mêlant récit d’un rêve tout frais et divagation sur une possible réalité alternative. Non loin de l’endroit où le laisse le taxi, une vieille femme vient de se faire écraser par une voiture. Le coupable est son fils, malade psychiatrique, habitant la maison d’en face, et qui se fait arrêter sans coup férir par la police. Début détonnant, mais qui n’est que l’amorce d’une ronde de 24 heures. Aucun de ces personnages ne réapparaîtra. Leurs histoires seront sciemment englouties.

Le générique de fin dresse l’inventaire de la cinquantaine d’individus borderline, chacun héros passager du film : « Aurait dû rester à la gare », « Dostoïevski Wannabe », « Sur la lune depuis les années 50 », « Ultimate Loser »… Quelque chose de plus grand émane de cette logique marabout-bout de ficelle, une mosaïque d’hurluberlus et de leurs étranges obsessions, le portrait-mosaïque d’une ville, comme celui d’une génération, en manque d’identification. Il faut dire que le film n’est pas arrivé tout seul. Après avoir connu un certain succès local, Slacker est présenté en janvier 1991 au festival de Sundance, au moment du déclenchement de la première guerre du Golfe. En mars, paraît Generation X de Douglas Copland et en septembre l’album Nevermind de Nirvana. On parlait d’une génération désinvestie, et la voilà qui s’offre coup sur coup trois manifestes – un film, un livre, un disque – et trois dénominations : Slacker / Gen X / Grunge.

Le slacker n’est pas une simple figure pittoresque d’adolescent attardé, mais une figure du refus et de l’invention contre-culturelle.

Mais la force du film est d’être resté longtemps inconscient de son propre impact. Quand tant de films s’épuisent à courir derrière les modes et leur époque, celui-ci réussit le miracle de l’encapsuler par l’arpentage patient d’un périmètre très particulier. Dans le Texas bushiste (père et fils), Austin est l’îlot arty, fief des festivals South by Southwest – musique, cinéma et médias interactifs – fondés en 1987. Loin de se contenter de mettre en scène une jeunesse festive et connectée, Slacker cherche un inattendu dénominateur commun entre les générations. Des gamins chapardeurs au vieil anarchiste, tous sont animés par un rejet viscéral de la norme.

La force du film est de prendre au sérieux un type de personnage pour lequel, a priori, rien n’est jamais sérieux. Le slacker n’est pas une simple figure pittoresque d’adolescent attardé (comme dans nombre de comédies des années 90 et 2000), mais une figure du refus et de l’invention contre-culturelle. De cette chaîne de rencontres et de déambulations, de cet entrelacs de parcours, de germes de récits, et de dialogues saisis à la volée, émerge une forme inédite de scène sociale remise en question à chaque coin de trottoir.

Dresser le portrait collectif de personnages « hors société », c’est aussi définir une société ! Déambuler de manière prosaïque, en se laissant bercer par des élucubrations lunaires, c’est toucher à une forme d’onirisme cinématographique ! Brandir l’apathie en étendard, voilà un geste d’ardeur revendicatrice ! Les paradoxes « slackeriens » ne manquent pas. Dernier et non des moindres. Le film s’est révélé, sur la longueur, l’un des plus rentables du cinéma indépendant, quand bien même la rentabilité demeurerait une valeur honnie par « l’homo slackerus ». Et que ce dernier devienne lui-même un produit d’appel pour la ville (le slogan « Keep Austin Weird » popularisé au début des années 2000) boucle la fable de manière inattendue.

Cette dynamique paradoxale est déclinable à l’envie. C’est aussi celle qui fait que le film tient si bien hors de son contexte culturel local, documenté par le Slacker Book, album rédigé par Linklater en 1992. Traduit pour la première fois à l’occasion de cette édition vidéo, cet imposant bonus physique a l’assise d’un écrin théorique, à mi-chemin du fanzine et de la revue situationniste. Ce « film version papier » rassemble documents de tournages (journal de bord, cartes, photos, collages), conseils de réalisation, transcription du film a posteriori, recueil d’impressions et de mini-biographies des acteurs occasionnels du film.

Au fil des pages se devine aussi l’histoire secrète d’Austin, refuge informel des « exilés du monde de la salubrité productiviste », puisque dès 1918, la presse locale signale que dans la cité rivale de Dallas « la croisade s’apprête à ramasser tous les pantouflards pour les remettre au boulot ». Face à cette injonction, la propension à la lenteur et à la déambulation, ne s’effarouche pas d’exhumer une cartographie parfois maudite, qui donne lieu aux visites les plus saisissantes du film : telle maison anciennement habitée par un jeune déséquilibré ayant assassiné sa mère ; la tour du campus, du haut de laquelle Charles Whitman, ancien marine, a perpétré, en août 1966, l’une des plus anciennes et meurtrières tueries en milieu scolaire.

Vu aujourd’hui et sous nos latitudes, le film se pare d’une autre filiation à la fois plus ancienne et plus proche géographiquement. Slacker est aussi le « cousin d’Amérique » de toute cette école poétique des « piétons de Paris » – Baudelaire, Walter Benjamin, Nadja de Breton, Fargue, jusqu’aux situationnistes, en passant au cinéma par le Cléo de 5 à 7 de Varda ou les douze heures du Out 1 de Rivette –, fondée sur la dérive urbaine, les passages secrets et la psychogéographie. Et pour rebondir sur la dimension psychique, cet alliage saugrenu et déroutant entre production do-it-yourself, narration en bal(l)ades, douceur cabossée, étrangeté du quotidien et spectre de la maladie mentale peut aussi évoquer l’œuvre musicale de l’immense Daniel Johnston, que Linklater avait filmé dans son premier court-métrage, Woodshock en 1985. Ou comment un astre solitaire se raccorde à d’autres constellations.

Slacker est un film tourné « hors du piège de la réalité », selon les mots de Linklater, mais qui n’a rien d’irréel.

(Re)voir le film aujourd’hui interpelle d’autant plus à l’heure de la dite « post-vérité ». Il faut être patient, regarder le générique jusqu’à la toute fin pour lire un avertissement titillant le spectateur : « This story was based on fact. Any similarity with fictional events or characters is entirely coincidental. » (« Cette histoire est basée sur des faits. Toute similitude avec des évènements fictionnels ou des personnages est une pure coïncidence. ») Au-delà du clin d’œil potache, il faut y lire une véritable profession de foi quant au rapport au « réel » entretenu par le film.

Tout est écrit, plus ou moins basé sur des souvenirs ou des racontars de quartier, mais stimulé par une étrange méthode d’écriture. Linklater se plaît à raconter en effet qu’il écrivait dans un café, situé à égale proximité du campus, de l’hôpital psychiatrique et du siège du gouvernement fédéral. Sans savoir si le prochain ou la prochaine à pousser la porte allait être étudiant, professeur, fonctionnaire, médecin ou schizophrène. C’est sur cet entrelacs de propos ou de théories plus ou moins fondées, plus ou moins loufoques que s’est fécondé le si singulier terreau de Slacker. De plus, le monologue inaugural du film (dit par Linklater lui-même) donne la note d’une certaine relativité de la réalité (« toute pensée crée sa propre réalité », y entend-on).

Enfin, la suite de la carrière de Linklater révèlera une inspiration très diverse, mais toujours une appétence pour les vertiges temporels. Ses films les plus fameux encapsulent le filmage en « temps réel » dans une longue période de maturation. La trilogie des Before… (… Sunrise en 1995 ; … Sunset en 2004 ; … Midnight en 2013) dresse la fresque pointilliste d’un couple, sur trois journées décisives avec des ellipses d’une décennie entre chaque rendez-vous. Boyhood, tourné par intermittence de 2002 à 2013, chronique une adolescence avec le passage du temps comme primordial « effet spécial ». Car Linklater verse aussi occasionnellement dans la science-fiction et le trip schizoïde (A Scanner Darkly, d’après Substance Mort de Philip K. Dick en 2006).

Qu’il filme le quotidien ou adapte une nouvelle dystopique, il y a toujours, chez Linklater, cette idée que la réalité est tapissée d’épiphanies à double fond. C’est bien le paradoxe fondateur de Slacker, film tourné « hors du piège de la réalité », selon les mots de Linklater, mais qui n’a rien d’irréel.

Il y a toujours un plaisir à découvrir des œuvres « à rebours » de leur époque et d’y traquer des signes prophétiques, des germes peut-être semés de manière inconsciente qui écloront plus tard avec plus d’évidence. Dans le cas de Slacker, il y a cet improbable « appartement vidéo » habité par un addict des images, qui trimballe avec lui son propre téléviseur à la manière d’un sac à dos. Les lieux sont encombrés par un empilement d’écrans qui évoque aussi bien une sculpture vidéo de Nam June Paik qu’un proto-YouTube. L’omniprésence des écrans et la prolifération des images (dont celle entêtante de l’explosion de la navette Challenger qui passe en boucle) sont déjà là, mais dans le film, il ne s’agit que d’une lubie (pour ne pas dire névrose) parmi d’autres.

Au-delà de cet exemple ponctuel, la prophétie du film tient bien dans son relâchement du discours, où l’on parle à la dérobée (et sans jamais passer à l’action) d’anarchisme, de terrorisme, de libre disposition des armes à feu et de complotisme (ou de son origine via les remises en cause de l’assassinat de Kennedy ou de la conquête spatiale).

C’est littéralement une œuvre ex-centrique, trouvant son nid loin des centres (de décision, d’information, de création) pour délimiter le sien propre.

Est-ce là que le film est si prophétique ? Annoncerait-il, à sa manière, la mélasse des « faits alternatifs » et le règne embarrassant de la « post-vérité » ? Les délires potaches des esprits marginaux de Slacker auraient-ils préparé le terrain aux mensonges « officiels » essaimant entre plateaux des chaînes d’info et arcanes trumpiennes de la Maison Blanche ? Ce serait un sacré passage secret dans l’histoire secrète de notre époque.

Il y a, effectivement, un trouble certain devant ce jeu d’échos et de reflets, qui aura mis trente ans à agir souterrainement. Mais il y a aussi une différence de taille, proprement cinématographique, et qui ne tient qu’à des questions d’éthique de mise en scène, qui singularisent de manière décisive ces différents objets.

Car il est une nuance de taille. Loin de brandir le sceau des révélations, les discours de Slacker sont lancés dans toute leur fragilité, parfois même dans toute leur incohérence. Ils se voient chassés les uns les autres par une autre intervention décalée ou poétique. Et le principe du film explore la délicate nuance entre « art du dialogue » (avec rebonds et relances) et « juxtaposition de monologues » (qui en viennent presque à se neutraliser les uns les autres). L’effarement – des protagonistes comme des spectateurs – tient autant aux délires verbaux, qu’à l’écoute souvent interloquée qui en résulte.

C’est la nuance de taille avec aujourd’hui. Pas de reprise, pas de propagation, pas de diffusion des « théories ». Un film tourné sciemment loin des milieux du cinéma (Hollywood et New York pour le cinéma indépendant) ne pouvait pas se satisfaire de devenir un relais servile. D’après Linklater, Slacker se déroule « loin des sources d’information vérifiées. Loin de l’image de la société dans laquelle nous nous projetons. Il semble que ce soit là que bourdonne la vie, la vraie. Là que les complots, la schizophrénie, la mélancolie et l’exubérance bataillent au quotidien ». Et si lui-même parle de « complot », c’est au sens ludique, voire enfantin du terme qu’il faut l’entendre.

Le propos de Slacker n’est aucunement de clamer, à l’instar d’une célébrissime série de l’époque, que « The truth is out there » ou « I want to believe », mais de célébrer le génie de la multitude, via le goût de la promenade et de la digression. C’est littéralement une œuvre ex-centrique, trouvant son nid loin des centres (de décision, d’information, de création) pour délimiter le sien propre. Une œuvre fondée sur l’impromptu de la rencontre et des enchaînements, mais revendiquant aussi sa totale déconnexion. Une œuvre hors connexion, hors influence qui parvient à être totalement de son époque, mais qui, une fois l’époque passée, envoie d’autres surprenants échos dans le temps et dans l’espace. Juste pour avoir eu le génie et la patience de savoir filmer poétiquement ce qui se disait et ce qui se tramait au coin de la rue.


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