Série télé

La peau des adolescents – à propos d’Euphoria

Critique

La jeunesse des années 80 a eu Less Than Zero et Joy Division. Celle des années 90 s’est reconnue dans Kids et les rave. Les années 2000 Elephant et Facebook. Les années 2010, King Kong Theory et Instagram. Mais la jeunesse des années 2020, confinée, tenue en isolement par un virus qui déploie ses forces entre le vivant et l’inerte ? Elle est d’ores et déjà marquée par une série : l’hallucinante Euphoria.

Elle s’appelle Rue, et elle a dix-sept ans. Elle est assez singulière et exemplaire, stupéfiante et banale pour qu’une série prenne une saison, bientôt deux, pour raconter un peu de sa vie de lycéenne américaine.

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Et quiconque se sera frotté aux neuf dangereux épisodes d’Euphoria (la série HBO emmenée depuis l’été 2019 par Sam Levinson et co-produite par la star de la trap Drake) sait que Rue est un abîme en lequel notre époque n’a pas fini de plonger.

Rue, dix sept ans à peine, est afro-américaine, issue d’une famille décomposée. Sa tristesse, ses traumatismes, ses expériences, ses blessures, sa force et sa fierté n’ont déjà plus rien à voir avec celles des ados des séries tels que nous les connaissions, hier encore. Elle est jouée par Zendaya (la plus grande star des cinq prochaines années ?), une ancienne Disney Girl. Pourtant, Rue n’est pas une marionnette souriante. Elle a perdu depuis belle lurette sa licence Disney, ce certificat d’innocence dans le monde acidulé de la culture jeune et déjà marchande. Rue ne sera jamais une Martine américaine.

Ce que nous savons de Rue, nous l’avons appris trop vite, en entrant en collusion avec les premières minutes de la série : sous une lumière bleue, liquide et asphyxiante, semblable à celle d’un club dans lequel on pénètrerait sous kétamine, Rue raconte à son seul ami (accessoirement son dealer) l’overdose qui l’a terrassée durant l’été : « Après chaque inspiration, on expulse tout son oxygène. Tout se fige. Le cœur, les poumons, et enfin le cerveau. Les sensations, les désirs, tout ce qu’on veut oublier… tout est englouti…»

Rue, revenue de cet engloutissement, contemple le monde de l’adolescence, un monde dans lequel toutes les formes de la violence contemporaine ont leurs entrées, avec la distance et la froideur d’un William S. Burroughs, période Festin nu, tenant l’humanité du bout de sa fourchette.

Tout va bien. Rue va reprendre le lycée. Elle va sans doute sniffer d’autres drogues. Rue va même tomber amoureuse : d’une fille trans prénommée Jules (son deadname n’est jamais révélé, à moins que Jules apparaisse ici dans sa mutation naturelle : petit garçon peut-être prénommé Jules devenu, telle une chrysalide se transformant en papillon, une charismatique et fragile fille renommée Jules). Jules va passer trop de temps sur Internet et rencontrer un homme qui est peut-être aussi un père, et ce père a un fils que Jules connaît, que Rue connaît, que Kat connaît, que Madeleine connaît, que McKay connaît, que Cassie connaît, que Lexi connaît. La ville est petite, leur monde forme déjà un réseau plus encore qu’une bande, les actes brutaux des uns trouvent un écho sourd dans le chœur que forment les autres. Jusqu’ici, rien de neuf sous le soleil de la série.

Sauf que dans Euphoria, tout cela fait à peine intrigue. Les aventures de Rue, de Jules et des autres n’en sont pas : ce ne sont plus des actions, mais une série de sensations, en général trop fortes pour des corps si jeunes. Le régime général d’Euphoria est d’emblée et définitivement celui de l’overdose : l’engloutissement comme odyssée ultime, ou comme défi. Celui de devoir lui survivre. Revenir d’une overdose, d’une révélation dégueulasse, d’une séparation amoureuse, d’une trahison, d’un viol, d’un chantage, d’un plan cul sur Internet qui tourne mal, d’une image de soi en train de baiser circulant de façon virale sur tous les téléphones du lycée. Revenir de ça et apprendre à l’assumer. Same player shoot again.

À l’intérieur de ce grand jeu vidéo impitoyable qu’est l’adolescence aujourd’hui, Euphoria n’a qu’une façon de faire : raconter une fille, un âge, par sa désintégration.

Euphoria n’a pas d’autre choix que d’inventer un état d’être introspectif, à vif, et pourtant émollient.

Ce n’est pas par dandysme, par volonté farouche de faire autrement que les autres séries, qu’Euphoria avance de sensation en sensation mais parce que l’adolescence 2021 n’a plus le rapport de cause à effet comme modèle. L’évènement, tel qu’elle se le représente, n’a plus le même tremblement qu’auparavant. Il est tout au plus un point rouge, une effervescence, dans une série de tableaux simultanés. Ce n’est plus du tout le centre par quoi toute la narration passe.

Les actions sont comme des posts Instagram. Il s’agit désormais d’une émotion qui s’expose, explose très fort mais aussitôt passe, prise de vitesse dans le rhizome Internet. Prenez la honte. Tout personnage d’Euphoria fait l’expérience douloureuse d’une image volée qui circule, d’une rumeur ou d’un bashing qui les éclabousse. Tous sont traversés dans la seconde de sentiments contradictoires : l’envie de disparaître, d’en mourir ou le calme devant l’oubli qui viendra plus vite que prévu. Après tout, demain, une autre honte, une autre image d’un autre adolescent magnétisera l’attention, chacun y aura droit. Avoir des dossiers, c’est le lot commun de l’adolescence 2.0. Alors autant avoir tout de suite un scandale, une honte, un nude, une sex tape, un compte OnlyFans démasqué par toute la classe, et vite passer à autre chose. Et si ces images venaient à rester ? se demande un d’entre eux. La question, lui répond-on, c’est plutôt : Qui bientôt n’en aura pas ?

Le présent perpétuel (et immédiatement amnésique) dans lequel vivent les ados Euphoria amortit les coups sur la durée mais amplifie leur implosion. Cela change à la fois la façon de vivre un évènement et de le raconter. Euphoria n’a pas d’autre choix que d’inventer en retour un état d’être introspectif, à vif, et pourtant émollient, un héros qui ressent tout mais avance sans attendre de réponse, ou s’endort dessus, accumule les chocs en croyant y échapper en se reportant ailleurs ou en se déconnectant.

Du jamais vu encore, ni au cinéma, ni à la télévision. Seule la musique a déjà une avance sur ce faux impavide, si on voulait bien se poser une fois pour toutes la question de ce après quoi court l’engourdissement sublime de la trap (de Drake à PNL, de Yung Beef à Lala &ce) : sa mélancolie camée, ses récits qui n’en finissent plus de chercher à (se) dire quelque chose, mais la concentration est perdue, qui permettait de tisser un récit plus grand que soi, il ne reste que la confession, les aveux tous azimuts, sans ligne directrice, dans le désordre de leur puissance dévastatrice. Le présent, et rien d’autre.

On s’étonne qu’il plane tout au long d’Euphoria une forme de détachement permanent (ou son contraire : une attaque panique que ses personnages tiennent encore pour secrète : taire sa peur ou sa douleur pour faire bonne figure), si bien que ces neufs épisodes ne font pas vraiment série, au sens où les intrigues se disloquent, fabriquent de l’oubli plutôt que de s’enchaîner en climax selon la loi du feuilleton. Ici, un épisode égale une heure d’atomes flottants dans un bain de démolition, rien de plus.

Une heure d’intime pur, livré en bloc, qu’il faut apprendre à encaisser (cet apprentissage vaut autant pour eux que pour nous, spectateurs, soumis à un torrent émotionnel d’une rare intensité : Euphoria est parfois si fort qu’il faut laisser passer des jours avant de pouvoir enchaîner).

D’où vient cette peur du danger qui nous traverse en permanence devant la série ? Probablement du fait qu’Euphoria explore une intimité qui n’a plus beaucoup à voir avec celle que nous connaissions. Euphoria décrit une intimité OnlyFans : une zone en principe fermée, mais dont l’accès (payant, symboliquement) est synonyme en retour d’une mise à nue totale, publicitaire, une forme de show, toujours à deux doigts de la prostitution. La séparation, chère à Debord, a bien eu lieu : le spectacle est désormais la vie même, jusque dans ses tourments. Et l’adolescent, face à la vie qu’il découvre chaque jour, hésite : grande tragédie ou strip-tease ? Mais c’est du pareil au même, non ?

Oui, sauf que.

Sauf que l’amour subsiste. Et c’est la grande inconnue, le seul danger.

Rue, afro Rue, tombe amoureuse de Jules, fille trans. Que Rue soit noire et que Jules soit transgenre, ça n’est pas cela l’évènement. La série n’en fait pas cas. L’évènement, c’est l’amour – la chose la moins facile à trouver sur Internet. Shoot ultime, qui soudain les laisse désemparées : amoureux, les personnages d’Euphoria se cachent. Ils ne postent plus rien. Ils gardent la chose à l’écart des écrans où en permanence pourtant ils se mettent en scène. Autant dire qu’ils apprennent la disparition, l’ombre, le hors-champ.

Les ados Euphoria ne circulent plus que dans des espaces clos, l’isolement est leur condition naturelle.

Il est troublant de voir à quel point le monde dans Euphoria a rétréci : le lycée est à peine un endroit d’épanouissement, la série, et c’est une première dans l’univers du teen movie, ne s’y attarde pas. Les allées de casiers, que Gus Van Sant filmait au ralenti jusqu’à pas d’heure dans Elephant, ne sont plus mentionnés qu’à titre de citation cinéphile. Le skate park est à peine traversé. C’était là pourtant que Harmony Korine et Larry Clark avaient posé les fondations de la jeunesse des années Sida, celle qui avait quinze ans en 1994. Rue et Jules pourraient être les filles des héros de Kids – s’ils avaient survécu.

Les ados d’Euphoria ne circulent plus que dans des espaces clos, l’isolement est leur condition naturelle : la chambre d’ado, verrouillée, leurs téléphones portables, verrouillés aussi. Et les actions sont des rendez-vous : en clubs, dans des fêtes en chambre, dans le salon du dealer où Rue se réapprovisionne, dans des chambres de motel où l’on baise avec des inconnus trouvés sur Tinder. Même la fête foraine est séparée de la ville par son enclos. Même la trop grande salle du bal de fin d’année est inaccessible de l’extérieur…

Et à l’intérieur de ces espaces forclos, il y a – façon poupées russes – un second lieu privatif, plus petit encore : les chiottes. C’est la scène de théâtre ultime de tout vie adolescente. Là seul où a priori ils ne sont pas filmés. On peut y rouler des pelles, baiser, y vomir, envoyer des textos intimes. C’est là que l’on va raconter vraiment sa vie, pour de vrai – pas comme sur Instagram ou Facebook, pas comme à la psy, à qui les ados d’Euphoria n’ont jamais dit la vérité. Elle n’est là que pour leur prescrire des médicaments. Rue et ses ami.es sont des junkys précoces, des toxicos sur ordonnances : dépendants dès l’âge de quatorze ans, placés trop tôt sous chimie légale, internés en HP à la première alerte, au premier élan suicidaire, à la première douleur.

« On ne les voit jamais lire ! », se lamente le spectateur adulte. C’est faux ! ils connaissent par cœur la posologie de chaque psychotropes.

Ce savoir pharmaceutique est leur façon à eux de gérer. Il dit tout de la règle du jeu, telle qu’ils l’entendent. Frôler l’overdose et en revenir. La surdose et la survie. Aller loin pour pouvoir entamer le lent travail d’assumer.

Assumer ses conneries, ses élans, ses désirs, assumer son poids, son physique, assumer le genre qui n’a jamais forcément été celui inscrit sur les papiers délivrés à la naissance. Exagérer ses chances d’avoir un « destin ». Explorer la haine de soi. Défier la honte, la douleur, assumer le saccage. Être à la hauteur de ses propres désastres. Être à la hauteur de l’image fausse que l’on a donnée de soi sur les réseaux. Être à la hauteur de la surveillance généralisée que fait peser Instagram. Mais surtout être à la hauteur de sa propre affirmation. Être à la hauteur de ce qu’on appelle son identité. Et puis, le plus difficile : être à la hauteur d’un serment amoureux édicté à minuit dans une piscine, « I have no joy of this contract tonight. It is too rash, too unadvised, too sudden, too like the lightening, which doth cease to be… ». Roméo et Juliette remixé par deux filles différentes qui s’attirent et se fuient.

Assumer, tout.

Même d’avoir tout pourri, par peur d’aimer ?

Rue est la jeunesse, et la jeunesse n’a pas de parents.

Euphoria, qui se fiche des actions, n’a qu’un sujet : la peau des adolescents, leur cuir dur. Neuf épisodes déjà, et autant de tentatives désespérées d’approcher du visage de Rue. Dévisager Rue, gamine qui jamais ne lâche la garde, et nous nargue. Mutique. Fermée. Opaque. Nous croyons la regarder ? C’est elle qui nous sonde. Ce visage, cette aventure silencieuse qu’il constitue de fait, est la seule véritable intrigue de la série, à bien y penser.

Et c’est toute la splendeur du neuvième épisode, diffusé en décembre, et que ses créateurs annonçaient comme particulier : un aparté en attendant la saison deux, retardée pour cause de pandémie. Il est intitulé « Trouble Don’t Last Always », « La tristesse ne durera pas toujours » (soit l’inverse de la phrase de Van Gogh, que Pialat a prononcée à la fin de, tiens donc, À nos amours : « La tristesse durera toujours »).

Soit une heure entière dans un diner, juste une conversation entre Rue et un ancien junky repenti, un babil digne d’un film de Jean Eustache, une parole minoritaire qui dure mais jamais ne casse, et surtout une heure d’un lent et minutieux travelling avant pour scruter son visage à elle, ce beau visage de millenial américaine et admettre une fois encore que Rue est impénétrable. Nous tient à distance, possède cette force obtue qui désamorce la psychologie dont les séries sont si gourmandes. Rue oppose son visage de Rue à toutes celles et ceux qui n’ont plus 16 ans : Tant mieux pour eux ? Non, tant pis pour eux… Ils ne savent pas, ils ne s’imaginent même pas combien le monde a changé. Plus on s’approche de Rue, plus son monde s’éloigne du notre. Ou plutôt : nous nous éloignons du sien, le seul à vivre le problème au présent.

L’opacité de Rue est toute neuve. Elle s’est construite sur des blessures qui lui sont contemporaines. Rue est la jeunesse, et la jeunesse n’a pas de parents.

Rue nous fait nous sentir vieux. On la regarde comme on approche du cœur d’un réacteur nucléaire en fusion. Hébété, en se posant la seule question qui vaille : « Qu’est-ce qui s’est passé ? »

La question est ancienne, elle habitait déjà le sublime texte que Iannis Katsahnias avait écrit en 1996 pour les Cahiers du cinéma, pour défendre Kids de Larry Clark, sur un scénario de Harmony Korine, 21 ans à l’époque, un film si violent, si chien, que la cinéphile de l’époque l’avait condamné. Le texte de Katsahnias avait l’intelligence animale de ne pas partir des spectateurs instruits, cinéphiles encombrés de savoirs, de dogmes (« le travelling est une affaire de morale »…), mais de la rage sans morale qui habitait ses héros de quatorze ans qui entraient dans le monde dans la posture du déjà-mort, plombés par le Sida avant d’avoir connu l’amour. « Les sales gosses de Kids sont dégoutants, immondes, dégueulasses, craspecs, infâmes, infects, abjects. Et pourtant… Et pourtant ils sont humains ; affreusement, abominablement, horriblement, monstrueusement humains. » (« Qu’est-ce qui s’est passé ? », Iannis Katsahnias, Cahiers du Cinéma n°498, janvier 1996)

Qu’est-ce qu’il s’est passé, vingt-cinq ans exactement depuis Kids, pour qu’Euphoria le distance et le fasse vieillir?

Rien, ou si peu : une planète en état d’agonie que nous leur laissons en guise d’héritage, une toujours plus grande faillite politique, et surtout, un dispositif censé refléter la vie et accroître la communication : Internet. Qui, entre 1995 et aujourd’hui, a tout repensé, tout dissout, tout redéfini. A imposé sur eux (comme sur nous) une surveillance totale, dont ils se croient maîtres s’ils l’érigent en spectacle.

Regardez la perversité et l’ironie avec laquelle la série épuise une à une les grandes dates qui forgeaient autrefois les rituels du passage vers l’âge adulte : le premier bal, le premier baiser, la première séparation, la première trahison, le premier grand amour, toute cette mythologie de la première fois, qui n’est plus effective. Avant même que chaque première n’arrive comme évènement, ces gosses l’ont déjà essayée sur Internet. Quand le monde des adultes organise pour eux une fête de passage, il leur faut se déguiser en enfants innocents (qu’ils ne sont plus) ou en méchants de fiction pour donner le change. Eux qui ont déjà été contactés depuis trop d’années par des adultes prédateurs, eux qui savent proposer à ce même connard d’adulte une heure dans un motel pour une rencontre tarifée ou une séance domina.

Cet automne, pour le casting d’un film en cours, on demandait à une trentaine d’adolescents du sud de l’Espagne leur rêve le plus cher. Une réponse revenait en permanence : « Me réveiller dans un monde sans Internet. »

Ce sont ces mêmes filles et garçons qui nous ont conseillé de regarder Euphoria. Ils disaient s’y retrouver. Peut-être parce que les ados qui survivent là sous nos yeux s’y font confiance. Ils savent très bien ce qu’ils font. Ils ont seize ans et ils ont déconstruit la psychiatrie et la médecine. Ils se sont décolonisés de la famille, du genre. Ils n’ont plus peur de rien, sinon de l’amour.

La première saison d’Euphoria est diffusée par OCS (en France).


Philippe Azoury

Critique, enseignant à l'ECAL (Lausanne)

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