Société

L’aveuglement des clercs – sur une prétendue « sacralisation de la vie » (1/2)

Philosophe

La crise de la Covid-19 s’est semble-t-il accompagnée d’une crise de la pensée. En effet, certains intellectuels se sont affranchis des règles de la discussion raisonnée pour dénoncer les prétendus excès de notre politique sanitaire et la « sacralisation » de la vie au détriment des autres soucis de l’existence. Pourquoi nos clercs sont-ils aveugles à ce point ? Pourquoi s’ingénient-ils à minimiser l’importance du danger ? Premier volet d’une série de deux articles.

Le 26 juin dernier, une radio publique diffusait un reportage sur le défi que constituait l’organisation d’élections municipales en situation d’épidémie virale. Le taux de participation n’allait-il pas s’effondrer ? Trouverait-on assez de citoyens volontaires pour remplir toute une journée les fonctions de président et d’assesseurs, lesquels vérifient pour chaque électeur son identité, lui font signer la liste d’émargement et tamponnent sa carte électorale ? Une dame était interrogée qui avait accepté d’être assesseur dans un bureau de vote de Nancy. Le reporter lui demanda si elle avait peur. Elle répondit à peu près en ces termes : « Oh, vous savez, il faudrait autre chose que ce virus pour me faire renoncer à mes devoirs civiques. Le vote, c’est la vie ! »

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On ne pouvait, semble-t-il, qu’admirer les propos de cette femme. Un démon intérieur me suggéra cependant de changer les mots qu’elle avait utilisés de la façon suivante : « Vous savez, il faudrait autre chose que le risque de contaminer mes proches pour me faire renoncer à mes devoirs civiques. Le vote, c’est la vie ! »

La reformulation que je propose est parfaitement légitime. On ne peut ignorer aujourd’hui qu’en s’exposant au virus et en le laissant se loger dans les cellules de son corps, on compromet sa santé, certes, mais aussi, et bien davantage, suivant le stade atteint par l’épidémie, celle de peut-être deux à quatre personnes. L’âge de la dame n’était pas mentionné mais à supposer que ses parents fussent encore vivants et qu’elle les fréquente, c’était la vie de deux personnes âgées qui se trouvait soudain placée sur un plateau de la balance. Et ce qui apparaissait au mieux pour un acte de courage, au pis pour une fanfaronnade, devenait du même coup un choix éthique douloureux qui méritait mieux qu’un slogan en forme de défi. Entre le bien public et les attachements privés, on ne décide pas à la légère[1].

Mais la pensée me vint que cette personne ne savait peut-être pas qu’une épidémie est


[1] Cf. la déclaration d’Albert Camus devant des étudiants suédois à l’occasion de son séjour à Stockholm pour recevoir le prix Nobel de littérature, le 12 décembre 1957 : « En ce moment on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère. » Rapporté par Carl Gustav Bjurström dans Discours de Suède, Gallimard, « Folio », 1997, postface. Les ennemis de Camus ont souvent déformé cette citation pour mieux ruiner son crédit.

[2] Giorgio Agamben, « Una domanda », Quodlibet, 13 avril 2020. Traduit de l’italien an anglais par Adam Kotsko.

[3] Olivier Rey, L’Idolâtrie de la vie, Tracts Gallimard, n°15, 2020.

[4] Note du 19 novembre 2020 : il a fallu attendre la troisième vague de la pandémie pour que ce chiffre soit atteint, la semaine de l’élection présidentielle, en pleine croissance exponentielle alors que l’hiver approche; et simplement une semaine supplémentaire pour qu’on dépasse les 150 000 nouveaux cas. On est mi-novembre au rythme de 2 000 morts par jour, soit 60 000 morts par mois, également en croissance exponentielle. Si la politique sanitaire, ou plutôt son absence, continue d’être la même et si un vaccin efficace et sûr n’est pas largement accessible et accepté par la population d’ici la passation des pouvoirs le 20 janvier 2021, le nombre total d’Américains morts de la Covid-19, qui est déjà de 250 000, aura été multiplié par 2.

[5] Olivier Rey, L’Idolâtrie de la vie.

[6] Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Seuil, 2012, p. 180.

[7] Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, p. 193.

[8] Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, p. 194.

[9] J’ai rendu compte de la percée conceptuelle opérée par von Neumann au sein du groupe cybernétique dans mon On the Origins of Cognitive Science. The Mechanization of the Mind, The MIT Press, 2009.

[10] Cf. Jean-Pierre Dupuy, « Cybernetics is an Antihumanism: Advanced Technologies

Jean-Pierre Dupuy

Philosophe, Professeur à Stanford University

Rayonnages

Société

Notes

[1] Cf. la déclaration d’Albert Camus devant des étudiants suédois à l’occasion de son séjour à Stockholm pour recevoir le prix Nobel de littérature, le 12 décembre 1957 : « En ce moment on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère. » Rapporté par Carl Gustav Bjurström dans Discours de Suède, Gallimard, « Folio », 1997, postface. Les ennemis de Camus ont souvent déformé cette citation pour mieux ruiner son crédit.

[2] Giorgio Agamben, « Una domanda », Quodlibet, 13 avril 2020. Traduit de l’italien an anglais par Adam Kotsko.

[3] Olivier Rey, L’Idolâtrie de la vie, Tracts Gallimard, n°15, 2020.

[4] Note du 19 novembre 2020 : il a fallu attendre la troisième vague de la pandémie pour que ce chiffre soit atteint, la semaine de l’élection présidentielle, en pleine croissance exponentielle alors que l’hiver approche; et simplement une semaine supplémentaire pour qu’on dépasse les 150 000 nouveaux cas. On est mi-novembre au rythme de 2 000 morts par jour, soit 60 000 morts par mois, également en croissance exponentielle. Si la politique sanitaire, ou plutôt son absence, continue d’être la même et si un vaccin efficace et sûr n’est pas largement accessible et accepté par la population d’ici la passation des pouvoirs le 20 janvier 2021, le nombre total d’Américains morts de la Covid-19, qui est déjà de 250 000, aura été multiplié par 2.

[5] Olivier Rey, L’Idolâtrie de la vie.

[6] Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Seuil, 2012, p. 180.

[7] Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, p. 193.

[8] Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, p. 194.

[9] J’ai rendu compte de la percée conceptuelle opérée par von Neumann au sein du groupe cybernétique dans mon On the Origins of Cognitive Science. The Mechanization of the Mind, The MIT Press, 2009.

[10] Cf. Jean-Pierre Dupuy, « Cybernetics is an Antihumanism: Advanced Technologies