Société

L’aveuglement des clercs – sur une prétendue « sacralisation de la vie » (1/2)

Philosophe

La crise de la Covid-19 s’est semble-t-il accompagnée d’une crise de la pensée. En effet, certains intellectuels se sont affranchis des règles de la discussion raisonnée pour dénoncer les prétendus excès de notre politique sanitaire et la « sacralisation » de la vie au détriment des autres soucis de l’existence. Pourquoi nos clercs sont-ils aveugles à ce point ? Pourquoi s’ingénient-ils à minimiser l’importance du danger ? Premier volet d’une série de deux articles.

Le 26 juin dernier, une radio publique diffusait un reportage sur le défi que constituait l’organisation d’élections municipales en situation d’épidémie virale. Le taux de participation n’allait-il pas s’effondrer ? Trouverait-on assez de citoyens volontaires pour remplir toute une journée les fonctions de président et d’assesseurs, lesquels vérifient pour chaque électeur son identité, lui font signer la liste d’émargement et tamponnent sa carte électorale ? Une dame était interrogée qui avait accepté d’être assesseur dans un bureau de vote de Nancy. Le reporter lui demanda si elle avait peur. Elle répondit à peu près en ces termes : « Oh, vous savez, il faudrait autre chose que ce virus pour me faire renoncer à mes devoirs civiques. Le vote, c’est la vie ! »

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On ne pouvait, semble-t-il, qu’admirer les propos de cette femme. Un démon intérieur me suggéra cependant de changer les mots qu’elle avait utilisés de la façon suivante : « Vous savez, il faudrait autre chose que le risque de contaminer mes proches pour me faire renoncer à mes devoirs civiques. Le vote, c’est la vie ! »

La reformulation que je propose est parfaitement légitime. On ne peut ignorer aujourd’hui qu’en s’exposant au virus et en le laissant se loger dans les cellules de son corps, on compromet sa santé, certes, mais aussi, et bien davantage, suivant le stade atteint par l’épidémie, celle de peut-être deux à quatre personnes. L’âge de la dame n’était pas mentionné mais à supposer que ses parents fussent encore vivants et qu’elle les fréquente, c’était la vie de deux personnes âgées qui se trouvait soudain placée sur un plateau de la balance. Et ce qui apparaissait au mieux pour un acte de courage, au pis pour une fanfaronnade, devenait du même coup un choix éthique douloureux qui méritait mieux qu’un slogan en forme de défi. Entre le bien public et les attachements privés, on ne décide pas à la légère[1].

Mais la pensée me vint que cette personne ne savait peut-être pas qu’une épidémie est telle qu’en se laissant contaminer, on aide le virus à se propager. Le risque que l’on prend est moins pour soi que pour les autres. À en juger par leurs comportements, beaucoup de nos concitoyens ne l’ont pas encore compris. L’ignorance et la bêtise sont de bien plus grands maux que l’égoïsme ou la méchanceté.

Cependant, à bien y réfléchir, ce qu’il y avait de plus extraordinaire dans les propos de cette femme, c’était la chute : « Le vote, c’est la vie ! » On croyait que le dilemme qu’elle tranchait par une formule bien trempée opposait le monde des valeurs politiques et la vie. Eh bien non, elle soutenait que la vie de la Cité était plus importante que la vie d’un individu. Tout compte fait, c’est encore la primauté de la Vie qu’elle affirmait.

Quelques-uns de ceux que l’on nomme les « intellectuels » faisaient la fine bouche et nous assénaient qu’il n’y a pas que la vie « brute », la « vie nue » qui compte… dans la vie.

La période de confinement que la France a vécue au printemps 2020 a eu d’étranges effets sur le monde des idées. Des tendances qu’on pouvait y apercevoir depuis déjà une ou deux décennies se sont exacerbées, parfois jusqu’au délire. Des auteurs estimables, les uns philosophes patentés, d’autres essayistes talentueux, d’autres encore écrivains, cinéastes, artistes, journalistes plus ou moins habiles à philosopher, se sont affranchis de toutes les limites que l’exercice patient de la discussion raisonnée impose au discours. C’est comme si ce dialogue intérieur avec soi-même qu’on appelle la pensée, que l’enfermement aurait dû faciliter, avait engendré, faute d’exutoire dans les échanges qu’offre la vie ordinaire, des abcès de fixation tenaces.

L’un d’entre eux fut la dénonciation de ce qu’on avait accordé trop d’importance à la préservation de la vie par rapport à tous les autres soucis de l’existence. Tandis que la France des gens ordinaires célébrait quotidiennement le dévouement de tous ceux, des aides-soignantes aux réanimateurs, qui se dépensaient corps et âme à sauver des vies, quelques-uns de ceux que l’on nomme les « intellectuels » faisaient la fine bouche et nous assénaient qu’il n’y a pas que la vie « brute », la « vie nue » – la « survie » disaient certains avec mépris – qui compte… dans la vie.

Giorgio Agamben est un philosophe italien reconnu, en France en particulier, ce qui, doit-il penser, l’autorise à affirmer (c’était mi-avril), sans peur du grotesque, qu’avec le confinement, « le seuil qui sépare l’humanité de la barbarie a été franchi », et à poser la question : « Comment se peut-il qu’un pays tout entier se soit effondré, politiquement et moralement, sans s’en apercevoir, devant une simple maladie ?[2] » Et d’énoncer qu’une société qui place la « vie nue » plus haut que la préservation de son mode de vie se condamne à un destin plus terrible que la mort.

Ce qu’Agamben semble ne pas voir, c’est que son discours grandiloquent rejoint ce que les groupes américains d’extrême droite hurlent, les armes à la main, devant les marches de leurs Capitoles respectifs, pour menacer les gouverneurs qui osent braver la parole trumpienne et imposer le port du masque à leurs administrés. Les gesticulations intellectuelles d’un Agamben sont la version soft de cette violence réactionnaire. Avec sa notion de « vie nue », il méprise la vie simple, « animale », des pauvres paysans sans terre du Nordeste brésilien, alors que cette vie est la seule qu’ils connaissent, et qu’ils se trouvent menacés par l’incurie d’un gouvernement corrompu qui, précisément, ne fait pas ce qu’Agamben reproche à son propre gouvernement de trop faire.

De son côté, Olivier Rey, esprit universel, mathématicien, philosophe, romancier, qu’on a connu naguère plus fin, n’a pu s’empêcher lui-même de s’abaisser au niveau d’un Bolsonaro, le président du Brésil qui compare l’épidémie à une « grippette », et d’écrire à la date du 8 juin : « Jusqu’à une date très récente dans l’histoire humaine, une épidémie du genre de celle qui, avec le severe acute respiratory syndrome coronavirus 2 (SARS-CoV-2 de son petit nom), s’est diffusée à la surface de la Terre en 2020, aurait affecté l’humanité autant qu’une vaguelette trouble la surface de l’océan. Mais voilà : la vaguelette a pris les proportions d’un tsunami planétaire[3]. »

Le tsunami, c’est bien sûr l’émoi mondial déclenché par quelque chose qui en des temps moins douillets aurait provoqué un haussement d’épaules. Mais qui ou quoi donne à Olivier Rey l’assurance que la pandémie va s’arrêter là où elle en est début juin 2020 alors que des virologues n’écartent pas la possibilité d’un scénario du type grippe « espagnole » de 1918-1919, qui a fait à l’échelle du monde des dizaines de millions de morts ? Une « vaguelette », vraiment, alors que les États-Unis d’Amérique, à la date du 1er juillet où j’écris ceci, marchent allègrement vers une moyenne de 100 000 nouveaux cas par jour ?[4]

Un clapotis, croit-il, alors qu’en quatre mois ce virus a tué plus d’Américains que les guerres de Corée, du Vietnam, du Golfe, de l’Afghanistan et de l’Irak réunies ne l’ont fait en soixante-dix ans ?

Pourquoi nos clercs sont-ils devenus aveugles à ce point ? Pourquoi s’ingénient-ils à minimiser l’importance du danger en le comparant à d’autres jugés plus « essentiels », selon le mot à la mode, par exemple la pollution de l’air ou le changement climatique, alors qu’il est maintenant établi qu’il fallait et qu’il va falloir des moyens et des mesures exceptionnels pour dompter ce virus ? Pourquoi, lorsque ces mesures réussissent et que le mal semble disparaître, s’acharnent-ils sur leur importance et leur coût, sans s’interroger sur ce qui se serait passé si elles n’avaient pas été mises en œuvre ?

Donner à la préservation de la vie humaine une priorité absolue, n’est-ce pas le comble de l’humanisme ?

C’est chez les critiques de l’écologie politique que la volonté de rabaisser la vie « brute », la vie nue, est d’abord apparue. Ils ont pour cela inventé un homme de paille, qu’ils ont nommé « écologie profonde », « radicale » ou « catastrophiste ». Cette écologie-là existe, il est facile d’en trouver des exemples, mais ce n’est pas une raison pour accuser tous ceux qui aiment la vie de la mettre au-dessus de tout sans que rien ne mérite de la sacrifier. C’est encore moins une raison pour ravaler le soin de préserver la vie au rang de souci subalterne.

Pour avancer, je distinguerai la critique humaniste et la critique néo-heideggérienne, avant d’envisager l’héritage de la critique illichienne. Ce qui m’intéresse chez ces penseurs, qui parfois sont les mêmes que ceux qui aujourd’hui clament que le gouvernement nous a tous réduits en servitude, c’est de comprendre comment une critique savante des excès de l’environnementalisme peut inspirer des arguments à une critique impitoyable et souvent absurde des autorités gérant la pandémie Covid-19, coupables d’avoir enfreint des libertés fondamentales en imposant le port du masque et des mesures dites « barrières » qui ne sont rien d’autre que la forme que prend la civilité en situation exceptionnelle.

Ce que la critique humaniste reproche avant toute chose à l’environnementalisme, c’est de ne pas reconnaître la place singulière de l’homme dans la Nature, et donc la spécificité de la vie humaine par rapport à toutes les autres formes de vie. Selon elle, l’écologie profonde fait de la nature et de ses constituants des valeurs intrinsèques, non inférieures à la personne humaine, et leur donne la dignité de « fins en soi », contre toute la tradition humaniste qui réserve ce statut à l’être humain. Mais, et c’est mon interrogation, n’est-ce pas ce que font précisément les politiques de santé, menées par l’homme au nom de l’homme, dans leur lutte acharnée contre ce virus, qui, après tout, est un être naturel ? Ou, plutôt, n’est-ce pas précisément ce que la critique humaniste leur reproche ? Donner à la préservation de la vie humaine une priorité absolue, n’est-ce pas le comble de l’humanisme ? Il y a là un paradoxe apparemment inextricable.

Tout s’éclaire si l’on accepte de faire une distinction entre deux formes de vie humaine, la « vie nue » chère à Agamben, qui n’est que l’application à l’homme de la vie universelle, « biologique », et l’authentique vie humaine. À lire les auteurs qui se recommandent de l’humanisme, et singulièrement Luc Ferry et son livre déjà ancien mais toujours influent Le Nouvel ordre écologique (Grasset, 1992), on conçoit que cette distinction est d’origine religieuse. La vie nue devenue sacralisée, c’est celle à laquelle on sacrifie toutes les autres valeurs. La vraie vie humaine, c’est celle qui est prête à se sacrifier pour des causes qui sont plus hautes que la préservation de la vie nue. La vie nue est pure immanence. L’écologie profonde, tout entière nietzschéenne de ce point de vue, est, poursuit la critique humaniste, dans l’impossibilité de critiquer ce que veut la vie : il faudrait pour cela qu’elle dispose d’un point d’observation extérieur à la vie, or elle pose qu’il ne peut exister de tel point. Il n’y a rien pour elle au-delà de la vie. Il n’y a place pour aucune transcendance.

Luc Ferry n’y va pas par quatre chemins. Cette analyse rapide lui permet de reprendre à son compte une vieille critique adressée à l’écologie, à savoir le rapport « profond » qui l’unirait au pacifisme. Comment, lorsqu’on place la vie au-dessus de tout, se préparer à ce qu’on appelait jadis d’une expression aujourd’hui ringarde le « sacrifice suprême » ? Entre être rouge et être mort, selon Ferry, un écologiste ne balance pas : il choisit la vie, c’est-à-dire la servitude. Entre la « préservation dans l’être », que la vie incarne par essence, et le suicide, il n’hésite pas : « la vie dit “oui” à la vie », écrit Luc Ferry, citant le philosophe allemand Hans Jonas, et « non » à la mort.

Le sacrifice et le suicide, c’est la mort. Luc Ferry dira-t-il, prisonnier de son propos, que « la vie dit “oui” à la mort » ? Est-il prêt à chanter Viva la muerte », comme les franquistes pendant la guerre d’Espagne ?

Il est triste de voir aujourd’hui Olivier Rey reprendre la même analyse, presque dans les mêmes termes. Son pamphlet s’appelle L’Idolâtrie de la vie. On y lit : « En tant qu’il commande un respect absolu, le sacré se trouvait anciennement placé au-dessus de la vie. C’est pourquoi il pouvait, le cas échéant, réclamer le sacrifice de celle-ci. Comment la vie nue en est-elle venue à prendre elle-même la place du sacré ? Au point que sa conservation, comme l’a montré la crise engendrée en 2020 par l’épidémie de coronavirus, semble bien être devenue le fondement ultime de la légitimité de nos gouvernements[5]. »

On pourrait comprendre l’expression « la vie nue en est venue à prendre elle-même la place du sacré » comme signifiant que, là où il y avait le sacré, on trouve maintenant la vie. La vie a remplacé le sacré au sens où, désormais, il n’y a plus de sacrifice. Ce serait conforme à la tradition judéo-chrétienne et à son expression ultime dans l’œuvre de René Girard, qu’Olivier Rey connaît bien, comme moi, et que nous avons d’ailleurs pratiquée ensemble. Dieu, selon cette tradition, n’aime pas le sacrifice. Le Deutéronome (30, 19) Lui fait dire : « Je prends aujourd’hui à témoin contre vous le ciel et la terre : je mets devant toi la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que vous viviez, toi et ta descendance […] » Mais tant le titre de son essai, L’Idolâtrie de la vie, que le contexte ne laissent aucun doute. Si la vie selon Olivier Rey a remplacé le sacré, c’est au sens que c’est la vie dorénavant qui est le sacré et c’est à la vie que l’on sacrifie tout le reste. La vie elle-même ne peut être sacrifiée. C’est exactement la critique de Luc Ferry, que je trouve irrecevable.

Olivier Rey semble lui aussi avoir perdu le sens de la mesure, lorsqu’il écrit au sujet de la situation actuelle : « […] aucune valeur ne vaut, en tant que telle, qu’on puisse, si les circonstances y invitent, lui sacrifier sa vie. […] Nous voilà reconduits à la situation décrite par Hobbes, où l’individu accepte de se soumettre au pouvoir absolu du Léviathan en échange de la protection que celui-ci est censé lui assurer contre la mort. La façon dont l’épidémie de coronavirus, au taux de létalité limité, est très rapidement devenue le sujet à peu près unique de préoccupation, saturant l’espace public, et la facilité avec laquelle les citoyens ont abdiqué leur liberté d’aller et venir au nom d’arguments sanitaires, sont à cet égard éloquentes. »

Je passe sur cette forme de « négationnisme » qui revient à insister sur le caractère bénin de la Covid-19, tant il est devenu le credo de beaucoup d’intellectuels français. Mais dépeindre l’État français sous les traits du Léviathan qui assure la sécurité de ses sujets au prix de leur renoncement à la liberté, c’est oublier que si servitude il y a, c’est une servitude volontaire. Il ne tient qu’à ces sujets de se donner à eux-mêmes, après s’être convenablement informés, des règles de vie en commun par temps de pandémie. Sauf s’ils sont suicidaires, ces règles ne différeront pas fondamentalement de celles que le gouvernement leur impose. Mais en leur obéissant, ils seront libres. Comme l’écrit Jean-Jacques Rousseau dans Le Contrat social (I, 6) : « Chacun se donnant à tous ne se donne à personne. »

L’Amérique, alors même qu’elle a à sa tête un clown malfaisant, et qui bat, avec le Brésil, tous les records d’impuissance face au virus, montre par éclairs qu’elle a mieux que nous retenu la leçon de Rousseau. Comme en France, le déconfinement s’est traduit en Californie par un relâchement soudain de toutes les règles qui ne peuvent être que de rigueur tant que le virus circulera, à commencer par le port du masque lorsqu’il est impossible de maintenir une distance de sécurité avec les autres. Les restaurants et les bars ont ouvert, on a fait la fête à San Diego et à Santa Monica, on s’est rué dans les magasins de luxe de Santa Barbara, on s’est embrassé et plus. La sanction n’a pas tardé à tomber et le nombre quotidien de nouveaux cas d’infection est monté en flèche. Le gouverneur Gavin Newsom a dû imposer un nouveau confinement partiel.

Le 13 juillet, le Los Angeles Times concluait, comme Jean-Jacques Rousseau après le tremblement de terre de Lisbonne : « Nous ne pouvons nous en prendre à personne d’autre qu’à nous-mêmes. » Il est plus difficile en Amérique qu’il ne l’est en France de prendre l’État pour bouc émissaire, pour la bonne raison que l’État n’y est aucunement sacré.

En reprochant de façon hyperbolique au pouvoir sanitaire de forcer les citoyens à se soumettre à ses diktats, les intellectuels covidosceptiques se livrent à un jeu dangereux. Ils incitent certains de ces citoyens à se détourner de mesures indispensables, et qu’ils devraient eux-mêmes juger telles, sous prétexte qu’elles leur sont imposées d’en haut.

La vie, fût-elle la plus nue qui soit, réduite à ce qu’en dit sa science, la biologie, est la condition de possibilité du monde.

Je dois avouer la difficulté que j’éprouve à parler et même à comprendre cet idiome bizarre qu’est le « heideggérien » version française. C’est pourquoi j’ai du mal à commenter l’ouvrage de Michaël Foessel intitulé Après la fin du monde. Critique de la raison apcalyptique, écrit comme celui de Luc Ferry avant le surgissement de la pandémie de coronavirus. S’il m’intéresse, cependant, c’est toujours pour la même raison. Non moins que sa rivale humaniste, cette tradition rabaisse la vie. J’aimerais comprendre comment les arguments qu’elle déploie à cet effet pourraient justifier la condamnation tant de l’écologie radicale que des politiques sanitaires suivies dans nos pays pour faire face à la pandémie.

L’argumentation de Michaël Foessel, derrière son apparente sophistication, a la simplicité factice d’un choix binaire entre le bien et le mal, à la manière des premiers westerns, où le méchant est méchant jusqu’au bout des ongles et le bon a tout pour lui. Le nom d’un des protagonistes est à peu près fixé, et c’est « la vie ». Le nom de l’autre est multiple, la version la plus simple étant « le monde ». Une partie clé du livre s’appelle « Le monde ou la vie » et son premier alinéa ne souffre pas d’ambiguïté : « La thèse défendue dans ce livre peut s’énoncer de manière abrupte : après la “mort de Dieu”, nous sommes ramenés à l’alternative entre le monde et la vie. Dans cette alternative, c’est le monde qu’il faut choisir. »

On ne trouve pas dans cet ouvrage de définition à proprement parler du monde et de la vie, mais à la place des listes de caractéristiques distinctives qui s’opposent terme à terme. Là où le monde ouvre vers la transcendance, l’altérité et le « possible », la vie se replie sur l’immanence, le même et l’« effectif ». Même si tous ces vocables demanderaient à être précisés, les deux qui sont mis entre guillemets me semblent particulièrement obscurs. Le possible dont il s’agit n’est pas celui de la métaphysique de Leibniz, lequel se réduit au principe de non-contradiction : tout agrégat d’éléments que l’on peut penser ensemble de manière cohérente est possible. La phénoménologie dont se réclame Michaël Foessel voit par contraste le possible comme émergeant « au cœur de l’expérience sensible », « comme espace de ce qui ne peut pas être donné autrement que de manière inachevée », comme « lieu métaphysique » d’une indétermination radicale qui permet par là même l’action humaine.

Qu’est-ce que le monde dans son rapport avec le possible ? Selon Michaël Foessel, qui reprend la leçon de Heidegger, « rien d’autre que la totalité de possibles qui caractérise l’existence humaine et la distingue absolument des choses qui sont “dans” le monde. L’angoisse révèle que l’homme est voué au monde non pas comme à un tout dont il ferait partie, mais comme à un “lieu” indéterminé sur lequel il projette ses possibilités d’existence. Ces dernières ne sont inscrites nulle part, aucun fondement n’en limite a priori l’étendue, nulle finalité n’en prescrit le déploiement[6]. »

Qu’est-ce, par contraste, que l’effectivité, y compris celle qui caractérise la vie « nue » de l’homme par opposition à son « existence » ? Après Husserl, Michaël Foessel prend l’exemple du principe d’inertie, auquel Galilée eut recours au XVIIe siècle sans jamais vraiment le formuler :

« [Ce principe] présente sous la forme d’une loi ce qui n’est jamais donné que de manière présomptive dans la perception. En l’occurrence, les anticipations qui caractérisent l’expérience […] accèdent au rang de prévisions certaines qui permettent de fixer par avance la vitesse et la position d’un corps à un moment donné du futur. Le principe d’inertie rend présent ce qui ne l’est pas encore, il produit d’ores et déjà l’avenir sous la forme d’une pleine effectivité. Tout en étant parfaitement exact sur un plan objectif, il contredit la manière, toujours approximative, dont les choses apparaissent dans le monde dans la perception[7]. »

L’effectivité, c’est donc les processus naturels en ce qu’ils sont réglés par des lois immuables, un déterminisme qui, rendant l’avenir présent, met en péril la possibilité d’un monde, ce « lieu métaphysique de l’imperfection puisqu’il rassemble toutes les choses qui souffrent de la morsure du temps. » Préserver le monde est une exigence politique et cela « parce que la forme de possible qu’il incarne est menacée par le triomphe de la logique abstraite et de la raison instrumentale dans la pensée de l’action […] : il n’y a plus de monde là où les choses et les êtres semblent fonctionner sans nous, selon une logique immanente qui exclut toute intervention humaine[8]. »

Je ne suis pas sûr d’avoir pleinement rendu justice à une analyse ardue mais qui ne brille pas par la complexité de ses nuances, mais je m’aventure néanmoins à dire comment un logicien et philosophe des sciences pourrait réagir à de tels propos.

Un premier paradoxe saute aux yeux. Il faut choisir le monde et non la vie, soit, mais la vie, fût-elle la plus nue qui soit, réduite à ce qu’en dit sa science, la biologie, est la condition de possibilité du monde. Pour que le monde soit, il faut que la vie soit, mais la préservation de la vie détruit la possibilité du monde. Il semble que l’existence même d’un monde, quelle que soit la définition que l’on en donne, relève du miracle.

Deuxièmement, c’est par pétition de principe que l’on énonce que la vie et son « effectivité » sont fermées au « possible ». On a décrété que seul l’être spécifique de l’homme, en tant qu’existence concrète dans le monde, en situation, bénéficiait de l’ouverture au dit possible. On en infère qu’il n’y a rien dans le monde naturel qui échappe à la répétition du même. On n’a en vérité rien démontré du tout.

Troisièmement, en prenant, après Husserl, comme modèle de la science la révolution galiléo-newtonienne qui date du XVIIe siècle, Michaël Foessel ignore les enseignements de quatre ou cinq révolutions scientifiques ultérieures qui ont radicalement changé non seulement ce qu’est la démarche scientifique, mais aussi et surtout la philosophie des sciences et l’épistémologie. Je m’attache ici à deux de ces révolutions ou changements de paradigme, qui ont un rapport étroit avec la discussion présente : la complexité et le post-génomique.

L’imperfection, l’imprévisibilité, l’inachevé, voire l’indéterminé sont des traits du monde de la nature et de la vie non moins que de l’existence humaine.

Le mot de « complexité » a été tellement galvaudé par une foule de vulgarisateurs en tous genres, qui le confondent avec la complication, qu’on a oublié, ou n’a jamais su, ce qu’est le paradigme de la complexité.

Ce génie des mathématiques que fut John von Neumann le porta sur les fonts baptismaux en 1948 dans le cadre d’un symposium de la fondation Hixon, sous la forme d’une conjecture que l’on peut résumer ainsi : il existe des êtres complexes au sens qu’ils peuvent produire des êtres plus complexes qu’eux. Une telle définition est dite « récursive » en ce que le terme à expliquer se retrouve dans ce qui est censé l’expliquer. L’argumentation de von Neumann était essentiellement logique, mais il songeait à la vie en la formulant.

Les implications de cette postulation d’existence sont capitales et elles bouleversent les traits du paradigme galiléen à quoi Michaël Foessel réduit toute science. Un enchaînement réglé de causes et d’effets peut produire de l’imprévisible. Il peut engendrer des niveaux supérieurs d’organisation qui ne sont pas réductibles à cela même qui les a engendrés et qui peuvent à leur tour agir sur les conditions de cette genèse. Un terme clé, synonyme de complexité, est celui d’autotranscendance : le niveau supérieur « boucle » sur le niveau inférieur alors qu’il en provient. Le fondement est fondé par ce qu’il fonde.

L’opposition binaire entre transcendance et immanence apparaît simpliste au regard du paradigme de la complexité. Simpliste et non pas simple, car le simple peut engendrer le complexe. L’imperfection, l’imprévisibilité, l’inachevé, voire l’indéterminé sont des traits du monde de la nature et de la vie non moins que de l’existence humaine au sens phénoménologique et, surtout, une démarche scientifique peut en rendre compte.

Von Neumann était en 1948 l’un des membres importants d’un groupe de savants, d’ingénieurs et de philosophes qui, après s’être défini comme spécialiste des « mécanismes téléologiques », allait se donner le nom de « cybernétique[9] ». J’ai montré ailleurs que, sans doute parce qu’il s’était laissé prendre au piège de l’étymologie de ce mot (la science du gouvernement), Heidegger s’est complètement mépris sur le sens de cette nouvelle discipline, laquelle allait engendrer tant les sciences de la cognition que la théorie des systèmes complexes à auto-organisation, deux progénitures qui allaient rejeter leur mère. En l’élevant au rang de « métaphysique de l’âge atomique », Heidegger la rabaissait en réalité au statut de pointe avancée de l’histoire de la métaphysique occidentale, qui fait du sujet humain la mesure de toutes choses, transparent à lui-même et maître de ses actions.

J’ai montré que la visée de la cybernétique était l’inverse : la mécanisation, donc la déconstruction, de la vie et de l’humain, et non pas l’anthropologisation de la machine[10]. Ce n’est pas un hasard si la révolution de la biologie moléculaire, fondée sur la notion de « programme génétique », est née au sein de la cybernétique.

C’est par le paradigme de la complexité et de l’autotranscendance que la biologie théorique a pu s’extirper du carcan de « l’effectivité » cybernétique : ce fut la révolution post-génomique. Elle allait mettre au centre de l’organisation biologique l’impact du métabolisme cellulaire sur ce qui est censé le coder, ce programme génétique qui apparaît dès lors comme capable de « se programmer lui-même », exploit qu’aucun programme d’ordinateur n’est (encore ?) capable d’accomplir[11].

Il est parfaitement légitime de tout ignorer de ce chapitre passionnant dans l’histoire des idées scientifiques. Mais alors, qu’on ne fasse pas comme si cette histoire s’était arrêtée définitivement au début du XVIIe siècle ! Ceux qui se contentent de répéter aujourd’hui les erreurs de Heidegger ont moins d’excuses que lui, car ils ont le recul d’au moins un demi-siècle. Il est encore moins indispensable de savoir ce qui précède pour aimer la vie et s’émerveiller de tout ce dont elle est capable. Car ce qu’elle peut, en termes de création de mondes, n’est pas moins prodigieux que ce que peuvent les hommes. Mais pourquoi les opposer et les mettre en concurrence, alors qu’il s’agit au contraire de les réconcilier ?

NDLR : Jean-Pierre Dupuy va prochainement publier La catastrophe ou la vie. Pensées par temps de pandémie aux éditions du Seuil.


[1] Cf. la déclaration d’Albert Camus devant des étudiants suédois à l’occasion de son séjour à Stockholm pour recevoir le prix Nobel de littérature, le 12 décembre 1957 : « En ce moment on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère. » Rapporté par Carl Gustav Bjurström dans Discours de Suède, Gallimard, « Folio », 1997, postface. Les ennemis de Camus ont souvent déformé cette citation pour mieux ruiner son crédit.

[2] Giorgio Agamben, « Una domanda », Quodlibet, 13 avril 2020. Traduit de l’italien an anglais par Adam Kotsko.

[3] Olivier Rey, L’Idolâtrie de la vie, Tracts Gallimard, n°15, 2020.

[4] Note du 19 novembre 2020 : il a fallu attendre la troisième vague de la pandémie pour que ce chiffre soit atteint, la semaine de l’élection présidentielle, en pleine croissance exponentielle alors que l’hiver approche; et simplement une semaine supplémentaire pour qu’on dépasse les 150 000 nouveaux cas. On est mi-novembre au rythme de 2 000 morts par jour, soit 60 000 morts par mois, également en croissance exponentielle. Si la politique sanitaire, ou plutôt son absence, continue d’être la même et si un vaccin efficace et sûr n’est pas largement accessible et accepté par la population d’ici la passation des pouvoirs le 20 janvier 2021, le nombre total d’Américains morts de la Covid-19, qui est déjà de 250 000, aura été multiplié par 2.

[5] Olivier Rey, L’Idolâtrie de la vie.

[6] Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Seuil, 2012, p. 180.

[7] Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, p. 193.

[8] Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, p. 194.

[9] J’ai rendu compte de la percée conceptuelle opérée par von Neumann au sein du groupe cybernétique dans mon On the Origins of Cognitive Science. The Mechanization of the Mind, The MIT Press, 2009.

[10] Cf. Jean-Pierre Dupuy, « Cybernetics is an Antihumanism: Advanced Technologies and the Rebellion Against the Human Condition », The Global Spiral, 5 juin 2008. © 2008 Metanexus Institute.

[11] Cf. Henri Atlan, Le Vivant post-génomique, Odile Jacob, 2011.

Jean-Pierre Dupuy

Philosophe, Professeur à Stanford University

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Société

Notes

[1] Cf. la déclaration d’Albert Camus devant des étudiants suédois à l’occasion de son séjour à Stockholm pour recevoir le prix Nobel de littérature, le 12 décembre 1957 : « En ce moment on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère. » Rapporté par Carl Gustav Bjurström dans Discours de Suède, Gallimard, « Folio », 1997, postface. Les ennemis de Camus ont souvent déformé cette citation pour mieux ruiner son crédit.

[2] Giorgio Agamben, « Una domanda », Quodlibet, 13 avril 2020. Traduit de l’italien an anglais par Adam Kotsko.

[3] Olivier Rey, L’Idolâtrie de la vie, Tracts Gallimard, n°15, 2020.

[4] Note du 19 novembre 2020 : il a fallu attendre la troisième vague de la pandémie pour que ce chiffre soit atteint, la semaine de l’élection présidentielle, en pleine croissance exponentielle alors que l’hiver approche; et simplement une semaine supplémentaire pour qu’on dépasse les 150 000 nouveaux cas. On est mi-novembre au rythme de 2 000 morts par jour, soit 60 000 morts par mois, également en croissance exponentielle. Si la politique sanitaire, ou plutôt son absence, continue d’être la même et si un vaccin efficace et sûr n’est pas largement accessible et accepté par la population d’ici la passation des pouvoirs le 20 janvier 2021, le nombre total d’Américains morts de la Covid-19, qui est déjà de 250 000, aura été multiplié par 2.

[5] Olivier Rey, L’Idolâtrie de la vie.

[6] Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Seuil, 2012, p. 180.

[7] Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, p. 193.

[8] Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, p. 194.

[9] J’ai rendu compte de la percée conceptuelle opérée par von Neumann au sein du groupe cybernétique dans mon On the Origins of Cognitive Science. The Mechanization of the Mind, The MIT Press, 2009.

[10] Cf. Jean-Pierre Dupuy, « Cybernetics is an Antihumanism: Advanced Technologies and the Rebellion Against the Human Condition », The Global Spiral, 5 juin 2008. © 2008 Metanexus Institute.

[11] Cf. Henri Atlan, Le Vivant post-génomique, Odile Jacob, 2011.