La Force et la Tendresse – à propos de The Mandalorian

Critique

Aux antipodes d’un Tenet, parangon de ce que le concept même d’auteur fait au blockbuster – une créature fière et arrogante, qu’on a envie d’analyser à l’infini mais qu’on n’a pas envie d’aimer – la série picaresque The Mandalorian induit une réception rigoureusement inverse : elle repose nos yeux fatigués par le visionnage compulsif de fictions à tiroirs.

Il est des mythologies qu’on regarde de loin avec une méfiance mêlée d’envie, et dont on considère souvent – peut-être à tort – qu’il est trop tard pour s’y mettre. Pour votre serviteur, Star Wars est de celles-ci. Je n’étais pas née lors de la sortie entre 1977 et 1983 des trois premiers films de Georges Lucas, et j’ai découvert sur le tard la trilogie des années 2000 sans y voir la profondeur prétendue du récit, ni l’inventivité technologique que la saga représente pour les vrais amateurs, ceux qui connaissent la chronologie à fond malgré la sortie dans le désordre des différents épisodes et dans laquelle je m’emmêle toujours, ceux qui connaissent les vaisseaux de fond en comble, les détails des costumes, l’histoire derrière chaque créature. Que diable viens-je faire donc dans cette galère me direz-vous, et bien justement. La sortie de la série The Mandalorian a changé mon regard sur Star Wars et m’a donné la Force critique d’en dire quelque chose.

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La métaphore est banale, mais elle est utile : Star Wars est une galaxie. Autour des six épisodes qui constituent son cœur, gravitent aujourd’hui de multiples objets aux statuts différents. Des films d’abord, dont une toute nouvelle trilogie, qui se situe des années après le récit original, et des spin-off, dont certains personnages sont toujours, au grand bonheur des fans, interprétés par les acteurs d’origine. Une autre trajectoire a récemment mis en orbite une série télévisée proposée par Disney +, dont l’alliance avec la société Lucasfilms Limited en a fait une des plateformes les plus attractives du moment.

L’extension de la galaxie Star Wars est à la mesure de sa rentabilité économique. Le 11 décembre dernier, Disney + a ainsi annoncé la mise en production d’un nouveau film, et de pas moins de dix séries pour les années à venir. À la source de cette manne financière, le fonds immense que le récit initial – entièrement né de l’imagination de Lucas – permet de déclinaisons ne doit pas être relativisé. Il y a du génie dans l’élaboration d’un récit dont les possibilités sont telles que toute unité peut se développer en un nouvel ensemble : un motif (la relation père/fils), un lieu (l’Étoile de la mort), ou encore un personnage, comme le fameux Mandalorian.

Les deux saisons étonnent par leur linéarité, qui est non seulement un choix narratif mais aussi une esthétique.

Mando, pour les intimes dont je me considère désormais, est une émanation de Boba Fett, un chasseur de primes que l’on croise déjà dans l’épisode Le Retour du Jedi en 1983. En vérité, Boba Fett n’est pas vraiment un mandalorien, il en porte seulement l’armure, un costume intégral de chevalier futuriste forgé en « beskar », métal qui résiste à quasi toute épreuve. Dans la série, le Mandalorian, interprété sous un casque inamovible par l’acteur Pedro Pascal n’a pas de nom. Il a en revanche un passé douloureux, ancré dans une guerre menée contre son peuple, et dans laquelle il a perdu tous les siens.

On le découvre condamné à errer de planète en planète à la recherche de contrats juteux, dont l’un va changer sa trajectoire. Grassement payé pour kidnapper une petite créature apparemment très convoitée, il décide finalement devant la cruauté évidente de son employé (un très méchant interprété par Werner Herzog, soit dit en passant), de ne finalement pas le livrer, et donc pour la première fois, de ne pas honorer son contrat.

Soyons honnêtes, comme probablement pour beaucoup de spectateurs de The Mandalorian, la petite créature en question n’est pas pour rien dans mon attachement à la série, et j’adhère ainsi pleinement à l’arc narratif premier de la série. Dans un petit berceau métallique flottant, on découvre dès le premier épisode une version enfantine et joliment couinante de Yoda, le maître Jedi, être de sagesse néanmoins vert, fripé et plutôt laid dans la trilogie originelle.

Notre Mandalorian doit donc s’occuper de cette petite créature apparemment sans défense : c’est la première trajectoire. Il doit aussi continuer à gagner de l’argent, et à entretenir son vaisseau, autant de missions secondaires qui constituent souvent la cohérence propre des épisodes successifs. Les deux saisons de The Mandalorian étonnent par leur linéarité, qui est non seulement un choix narratif, le plus souvent chronologique à l’exception d’un flashback sur l’enfance du héros, mais aussi une esthétique.

Dans le fond c’est très simple. La devise du Mandalorian, régulièrement assénée sous le casque par une voix monocorde en guise de salut ou de justification sommaire définit la forme du récit. This is the way, ceci est la voie. Lorsqu’on l’entend une première fois, elle paraît rude, têtue, un peu ridicule – et son substrat moins profond que la fameuse devise des Jedi, « que la Force soit avec vous ». Pour autant, elle s’impose rapidement comme une évidence formelle d’une efficacité redoutable. Mando est un chasseur de primes, il avance comme un pion, d’une planète à l’autre, d’un conflit à l’autre, d’un point A à un point B. La série est simple comme un jeu de l’oie, et ce récit à l’os tranche dans une économie hollywoodienne qui désormais surenchérit dans la complexité narrative.

Les grosses machines américaines rivalisent en la matière, proposant au public des objets de plus en plus sophistiqués, où le flashback, la distorsion temporelle, le fastforward explosent les chronologies à qui mieux mieux. Le dernier film de Christopher Nolan, Tenet, sorti en août 2020, en est certainement le parangon : conçu pour perdre son spectateur à coup de trucs temporels et donc faire du narrateur un despote pervers et tout-puissant, il représente ce que le concept même d’auteur fait au blockbuster : une créature fière et arrogante, qu’on a envie d’analyser à l’infini mais qu’on n’a pas envie d’aimer. The Mandalorian induit une réception totalement inverse, revendiquée par Jon Favreau lui-même dans un bonus de la série : « Le Mandalorian a une voie : sa voie. Il est à la fois chasseur et proie. »

Dans le paysage de la production hollywoodienne, le picaresque The Mandalorian repose nos yeux fatigués par le visionnage compulsif de fictions à tiroirs.

De la même manière la série a exclu tout à fait de son programme une des modalités phare du produit hollywoodien actuel : le méta-discours. Cette dimension organise en particulier la réception de toutes les émanations des grandes franchises de la pop-culture, Marvel en premier lieu, dont les films multiplient constamment les clins d’œil aux précédents épisodes, les allusions ironiques, quand ils ne sont pas entièrement parodiques. Pensons au vaste méta-bazar que sont Les Gardiens de la Galaxie, qui compile avec une malice complice tout un tas d’accessoires et de personnages de l’univers Marvel que les connaisseurs sont censés décrypter, sans grand égard pour la cohérence scénaristique.

C’est la culture populaire qui regarde la culture populaire qui regarde la culture populaire, etc. Une esthétique « vache qui rit » qui peut à la longue (et c’est long), se révéler moins vertigineuse qu’exaspérante. Jon Favreau connaît bien, c’est lui qui a initié le vaste mouvement d’adaptation cinématographique des Avengers en 2008 avec Iron Man. Et pourtant il exerce dans The Mandalorian une tout autre politique, celle du premier degré assumé, une position illustrée par cette remarque: « il y a de l’humour dans l’action, mais on ne se moque pas de l’action ».

We don’t make fun of the action. Dans le paysage de la production hollywoodienne, le picaresque The Mandalorian repose nos yeux fatigués par le visionnage compulsif de fictions à tiroirs. Pas besoin de connaître la taille des épaulettes de Boba Fett ou la couleur des yeux de la mère d’Anakin pour prendre du plaisir. Pas d’allusion opportuniste au mouvement #Metoo, ni à la politique de Donald Trump ; des despotes oui, des héroïnes aussi.

Jon Favreau explique qu’il avait au départ en tête le western, rien de révolutionnaire lorsqu’on considère le rapport originel de la saga Star Wars avec le grand genre. Mando, progressant au rythme de ses primes, fait figure de Bon en proie aux Bêtes et aux Truands. La musique du générique, qui fait résonner sur un galop percussif le motif aéré d’une petite flûte indienne, pointe vers la Californie des anciens. De ce rapport simple au genre émane une forme de pureté formelle, qui autorise une réception simple : la contemplation.

S’il ne s’agit « que » de protéger l’adorable petit Yoda, en franchissant, épisode après épisode, un nouvel obstacle, alors cette assurance nous laisse le loisir de regarder autour : le sable rouge d’une planète saharienne, l’architecture d’une vaste porte aux allures mongoles, l’intérieur d’un vaisseau, considéré non seulement comme le lieu d’un tour de force technologique, mais aussi comme un bel espace mécanique avec dedans, de beaux objets.

Le mini-Yoda ne s’y trompe pas, qui développe au fil des épisodes une obsession tout enfantine pour la belle boule métallique qui coiffe un levier de vitesse, dans l’habitacle volant de son protecteur. Mando finit d’ailleurs par la lui donner définitivement, preuve que l’objet ne servait à rien, et était seulement là pour « faire joli », magnifique hommage rendu aux décorateurs et designers de la série, qui livrent un travail d’une très grande beauté.

Lorsqu’à la fin de ces deux saisons, détendue et pleine de confiance en l’avenir de la pop culture, je me suis lancée dans le visionnage du premier épisode du making of proposé par la plateforme Disney+, j’ai constaté que Jon Favreau et les réalisateurs dont il s’est entouré pour The Mandalorian sont tous des geeks, connaisseurs maniaques de Star Wars et de ses dérivés, le genre de ceux qui connaissent vraiment la taille des épaulettes de Boba Fett. Il fallait probablement ce rapport à la grande saga pour avoir l’audace d’imaginer un récit aussi simple, un récit qui dénoue avec élégance et douceur les complexes du non-initié.


Lucile Commeaux

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