Fatigue urbaine et réconfort tactile – à propos de quatre films de Tsai Ming-liang
Comment l’œuvre d’un tel cinéaste, prise à ses deux extrémités, nous regarde à nouveau ? Ce cinéma-là n’a rien d’un cinéma d’anticipation et pourtant, il regorge d’images fortes sur des motifs auxquels nous sommes tristement habitués depuis près d’un an : la contamination invisible et la ville soumise à une nouvelle arythmie. Tant et si bien que – et même si ce raccourci est réducteur – Tsai Ming-liang en devient presque malgré lui le prophète de notre quotidien désenchanté en temps de pandémie.
Quoi de commun entre des films tournés à Taipei il y a trois décennies et notre quotidien confiné ou soumis à couvre-feu ? Bien au-delà des différences d’époque et de culture, les vies sociales et intimes des personnages de Tsai Ming-liang sont soumises à une incertitude et à une précarité qui fait écho à la lente aliénation qui est la nôtre depuis un an. Que nous révèlent déjà les synopsis minimalistes ? Les rebelles du dieu néon : un jeune homme est fasciné par un trio de jeunes braqueurs de machines à sous, et abandonne ses études et le modèle de vie sociale prôné par sa famille. Vive l’amour : trois âmes esseulées trouvent refuge dans un grand duplex vide, et entament un involontaire jeu de chassé-croisé où les sentiments conjurent difficilement leur solitude. La Rivière : Après s’être baigné dans les eaux polluées d’une rivière, un jeune homme est victime d’un étrange et incurable mal articulaire qui va jusqu’à saper au plus profond ses relations familiales.
En face de ce trio fondateur, Days est une forme de retour aux sources, aussi bien thématique que formel, même s’il s’agit du film le plus narrativement dépouillé. Bangkok, ses rues, ses marchés, ses bains. Le cadre d’une brève rencontre sensuelle, sans suite et sans dialogue entre deux hommes, l’un malade, en quête de guérison, l’autre, exilé, en quête de travail. Soit autant d’histoires hantées par le spleen urbain et la propagation d’un insidieux mal-être dans la cité.
Le cinéma de Tsai Ming-liang prend acte d’un monde devenu irrespirable.
Dans les années 90, les récits de Tsai Ming-liang remettaient en jeu certains fondamentaux de la modernité cinématographique. Trente ans après Antonioni, le voilà qui parvenait à explorer à nouveau l’incommunicabilité, la solitude, le doute sentimental, pour en faire le carburant d’une inédite matière plastique et cinématographique, poussant jusque dans ses retranchements un certain art de la durée et du filmage distant. Les rebelles du dieu néon y ajoutaient même une certaine touche pop, en s’enivrant de motifs urbains de son temps (nuits aux néons colorés, crépitements des salles de jeux d’arcade, virées en scooter sur les voies rapides et proto-site de rencontres par téléphone).
Aujourd’hui, encore trente ans plus tard, ces motifs nous apparaissent étonnamment moins formalistes et plus directs. Le cinéma de Tsai Ming-liang prend acte d’un monde devenu irrespirable, et de relations sociales, affectives et familiales qui ne fonctionnent plus que par bribes. Mais quel cinéma proposer à partir d’un tel constat ? Plutôt que de sombrer dans le pur désespoir, ce cinéma construit lui-même un accueil très particulier pour le spectateur. Déjà, en expérimentant un autre rapport au temps : temps réel d’actions vitales (se laver, préparer un repas, flâner, faire l’amour…), temps dilaté qui nous permet de saisir une forme de stase ordinaire de la ville, de ses flux, de son atmosphère. C’est un cinéma essentiellement météorologique, en ce sens que pour capter les affects, il fait moins confiance aux mots et à la psychologie, qu’aux perturbations relationnelles.
C’est même un cinéma soumis au cycle de l’eau, où l’écoulement des fluides affole les métaphores du retour du refoulé : pluies torrentielles, infiltrations dans l’appartement familial, reflux de canalisations bouchées, et ce jusqu’à la libération des fluides corporels. Tout Vive l’amour est tendu vers son bouleversant dénouement, la crise de larmes du personnage féminin (Yang Kuei-mei), un matin sur un banc public, libération et exorcisme de l’étrange chorégraphie en forme de défaite des sentiments qui aura constitué l’essentiel du film.
Les héros de Tsai Ming-liang n’ont pour seul échappatoire qu’une quête sensorielle, qui est aussi souvent une quête du soin (à tous les sens du terme). Des cinq sens, le plus exploité est le toucher. D’où l’impression d’un cinéma tactile où « l’œil touche » (là encore à tous les sens du terme). Ce qui sauve le cinéma de la partition nihiliste, c’est sa ludique étrangeté plastique. Son usage iconoclaste et virtuose du grand angle distord les espaces domestiques et crée de surprenants jeux visuels entre avant et arrière-plans. Le cinéaste a l’art des incipits incongrus, ces premiers plans d’emblée déroutants qui piquent l’attention et donnent une autre ampleur au quotidien.
Vive l’amour débute sur le très gros plan d’un trousseau de clefs laissé sur la serrure de l’appartement, tandis que dans le flou de l’arrière-plan, les voisins apparaissent minuscules dans le fond de perspective accentuée du couloir. La Rivière débute sur un plan large extérieur, bercé par le rythme imperturbable d’un escalier mécanique extérieur. Deux jeunes gens (un garçon et une fille) se croisent en vis-à-vis, se reconnaissent et se retrouvent. Autour d’eux, la ville paraît déserte, et la joie des retrouvailles agit en contrepoint de l’atonie ambiante. Au gré des films, on ne compte plus les jeux d’échelle, les scènes vues à distance à travers des portes entrebâillées ou sollicitant divers dispositifs optiques (miroirs, écrans de surveillance). Cette rhétorique du montré et du non montré n’est pas qu’un gage de préciosité. Elle permet au cinéaste de s’aventurer dans des zones inconfortables, une forme de douceur scabreuse qui est le cœur même – et un cœur presque interdit – de son obsession de cinéaste.
Car si les personnages – ou plus directement les corps – cherchent une tactilité réconfortante, celle-ci n’est pas sans danger. Chercher un rapprochement à tout prix, c’est se retrouver dans des situations où le vaudeville côtoie la tragédie. Le « trouple » de Vive l’amour expérimente une forme inédite de voyeurisme paradoxal. Un couple faisant l’amour sur le matelas, tandis qu’un autre jeune homme est caché sous le lit, ne voyant rien, mais entendant tout et ressentant tout le poids et les ressacs des corps. Le dénouement de La Rivière va encore plus loin, mettant en scène un inceste père-fils sur le mode du quiproquo sexuel dans la moite ambiance d’un backroom de sauna.
Se soigner, se rapprocher, chercher de nouveaux bras ou d’autres épidermes est une quête à la fois vitale et fatale, et en même temps un peu abstraite de la morale aussi. La psyché reste toujours un terrain un peu inaccessible chez le cinéaste, moins primordial en tous cas que la trace corporelle. À la toute fin de La Rivière, le dernier geste qui reste à faire après la tragédie familiale, c’est d’ouvrir la fenêtre, de laisser enfin passer l’air là où précédemment s’abattaient les trombes d’eau et même entendre un léger chant d’oiseau, s’extraire de la rumeur urbaine.
Les films de Tsai Ming-liang ne parlent toujours que de ce long chemin intime, cette difficulté à retrouver la sensation, dans un bain urbain pathogène.
Chez Tsai Ming-liang, le mal et le remède appartiennent finalement au même règne. Si la vision en temps rapproché de La Rivière et Days émeut autant, c’est qu’à 25 ans d’écart, les deux films s’articulent autour d’une seule question : comment le même corps souffrant, voire supplicié, peut-il guérir ? Ce « corps conducteur », c’est celui de Lee Kang-sheng, l’acteur-muse de tous les films, jeune étudiant qui habitait encore chez ses parents dans Les Rebelles du dieu néon, quinqua en souffrance ici. Il y a quelque chose d’un burlesque éteint chez cet acteur, dont le visage de clown blanc rappelle Buster Keaton.
Un visage dont l’ébahissement, à tout âge et à toute humeur, semble déconnecté de toute fatigue corporelle. En grand cinéaste des postures, Tsai Ming-liang sait qu’il faut en inventer d’inédites. Les images les plus fortes de La Rivière trouvent de nouveaux gestes : le fils de plus en plus entravé par son torticolis ou conduisant son scooter, avec son père assis à l’arrière lui maintenant la tête à la verticale pour préserver l’équilibre de leur trajectoire.
Vingt-cinq ans plus tard, le plan inaugural de Days continue à scruter, sur le mode du portrait filmé, toutes les ambiguïtés de cet acteur-fétiche. Le filmage à travers la vitre d’une fenêtre crée un léger effet de surimpression, laissant les reflets de la pluie et d’un arbre secoué par le vent chatouiller la placidité de cette figure humaine. La tempête extérieure serait-elle une image des tourments intimes du personnage ? Ou au contraire, le vitrage soulignerait-il l’étanchéité absolue entre la vibration du monde et ce visage saisi par cette flegmatique atonie ? La saveur du cinéma de Tsai Ming-liang tient dans ce doute interprétatif. La durée même des plans et les questions qu’ils suscitent nous ramènent sans cesse à des questions primordiales de présence au monde et de notre perméabilité à la sensation.
D’où la récurrence des scènes de bains, massages, séances d’acupuncture ou de spiritisme qui donnent autant l’impression de soulager le regard du spectateur, de le faire accéder à la pure sensation, que d’accentuer assez mystérieusement la douleur de la personne à l’écran. Le dispositif de Days exacerbe cette ambiguïté, puisque tout entier tendu vers la rencontre des deux hommes, étrange cérémonial où les gestuelles du soin, du massage et du sexe tarifé atteignent une forme de syncrétisme flottant, qui ne laissera pas plus de trace qu’un mirage.
Que ce soit à l’intérieur même des films, ou entre eux à trente ans d’écart, les films de Tsai Ming-liang jouent un drôle de jeu avec le temps. Être témoin du vieillissement de Lee Kang-sheng, scruter les moindres douleurs ou relâchements de son corps, provoque une véritable sédimentation du regard. Ce qui s’y dépose peut aussi bien entraîner un surcroit d’acuité perceptive (l’impression que ces films nous « débouchent les yeux ») comme une forme d’alanguissement bienvenu. Ce travail a toujours à voir avec l’inscription des affects dans les corps, aussi bien les nôtres qui regardent que ceux qui sont regardés.
Au fond, les films de Tsai Ming-liang ne parlent toujours que de ce long chemin intime, cette difficulté à retrouver la sensation, dans un bain urbain pathogène. Un chemin qui passe par l’exploration de toutes les combinatoires ambigües entre protection, distance et rapprochement. Et qui assume sa dimension obsessionnelle, son regard désirant, sa poésie scabreuse comme autant de coupes tranchantes dans un quotidien miasmatique.
L’écho entre ce cinéma et la période que nous vivons est à double sens. Non seulement, ses films paraissent anticiper des situations désormais familières (en particulier, la question récurrente du refuge dans un appartement tanière, à la protection parfois bien dérisoire). Mais d’autres situations devenues quotidiennes (et qui nous seraient apparues totalement impossibles il y a un an) trouveraient toute leur place dans ce cinéma.
Lors du premier confinement, nous avons pu expérimenter la traversée de centres commerciaux déserts, avant d’atteindre la grande surface qui y était nichée au fond. Aujourd’hui, nous sommes pris dans les mouvements de villes saisies d’un étrange empressement avant 18h, avant de se vider telle une scène de théâtre. Ces contrastes entre pleins et vides, ces absurdes emballements métronomiques pourraient inspirer le cinéaste. Cette extinction quotidienne au ralenti, cette mise sous torpeur consentie de nos cadres de vie est tout à fait « tsai-ming-langienne ».
Mais ce qui est encore plus « tsai-ming-langien », c’est la propre conjuration de cette extinction, par la quête d’un contact, d’un frôlement qui puisse tout autant guérir que creuser le mal-être vers de troubles abimes poétiques. Voilà où nous en sommes de nos fatigues.
Days de Tsai Ming-liang est visible sur le site d’Arte jusqu’au 1er février.