L’Anti Harry Potter – sur Le grand jeu de Graham Swift

Professeur de littérature anglaise

Alors que les salles de spectacle nous demeurent malheureusement inaccessibles, confinement oblige, Graham Swift nous immisce via Le grand jeu dans le milieu du théâtre British des années 50 avec son duo de magiciens, Pablo le magnifique et la belle Ève. Et le tour est joué, la magie opère. Mais attention, rien à voir avec la magie d’Harry Potter : ici, la magie se trouve autant dans les tours et illusions que dans les mots, que dans la poésie à l’œuvre. Car Graham Swift manie sa plume comme une baguette de sorcier.

Grâces soient rendues à Graham Swift, l’auteur de Le grand jeu. Dans une épatante traduction signée France Camus-Pichon, son court roman nous permet de supporter quelque temps encore la disette qui est la nôtre, alors que les théâtres, cinémas, cabarets et autres salles de spectacle et de concert restent désespérément fermés, en France du moins. À notre inextinguible faim et soif de divertissement, le texte fait l’effet d’un festin ; par la seule magie de la littérature, mais une magie dépourvue d’effets spéciaux, sans Poudlard ni Albus Dumbledore, il n’est pas loin d’assouvir, sinon de tout à fait combler, le manque cruel qui nous taraude. C’est ce qui s’appelle tomber à pic.

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Connaissant le soin et la lenteur avec lesquels procède ordinairement le romancier du Pays des eaux, Swift n’a pourtant pas pu rédiger son dernier roman depuis que la pandémie est parmi nous, nous privant de nombre de biens essentiels. Impossible de prévoir le fléau qui a mis théâtres et cinémas à l’arrêt. Sauf à prêter aux écrivains un sixième sens, une « prophetic soul » chère à Hamlet. Quoi qu’il en soit, Le grand jeu répond par avance à une attente venue du fond des âges. Attente de ce moment magique, quand le rideau se lève et que la lumière des projecteurs dessine un cercle autour de l’actrice, que la voix du crooner, Bing Crosby par exemple, ou du maître de cérémonie, se fait entendre, qu’un magicien tire des lapins de son chapeau, que plumes d’autruche et cape noire doublée de satin rouge virevoltent en cadence, le tout ponctué des retentissants coups de cymbale venus de la fosse où joue un orchestre en live.

Situé dans le milieu du théâtre à Brighton, dans les années cinquante, Le grand jeu donne le sentiment qu’on s’est glissé à pas de loup dans une salle de spectacle, qu’on a pris place dans un fauteuil aussi miteux que le sont les murs du théâtre défraîchi, au point qu’on voudrait fermer les yeux pour ne plus les voir. Mais vienne le tour, sur scène, de l’extraordinaire numéro de magie donné par Pablo le magnifique et la belle Eve, et le tour est joué : on les rouvre dare-dare, ses yeux, on les darde même, jusqu’à s’en faire dilater les pupilles, sur le couple star qui aimante toute l’attention – et d’ailleurs ne sont-ils pas eux-mêmes amants ?

Swift réussit le tour de force consistant à invoquer autant qu’à évoquer, par les pouvoirs du seul verbe, les arts de la scène.

En moins de deux cents pages, le temps d’une narration brisée mais soyeuse, couvrant une unique saison estivale, après quoi c’en est fini de la partie, Swift réussit le tour de force consistant à invoquer autant qu’à évoquer, par les pouvoirs du seul verbe, les arts de la scène. Leurs sortilèges et illusions douces amères, mais aussi le besoin qui est le nôtre de passer en un instant du rire aux larmes. Nous sommes faits, les Anglais le savent bien depuis Shakespeare, de l’étoffe dont sont tramés nos rêves – lesquels sont aussi, et peut-être même surtout, des rêves de spectacles, passés, présents et futurs. Dans les pages de Le grand jeu, passent, fugaces, le souvenir de Lola Montès flanquée de son Monsieur Loyal, et des images empruntées au tableau d’Edward Hopper, New York Movie (1939) ; on y est plus près de la mélancolie poignante de la peinture, avec son ouvreuse désœuvrée et ses fauteuils fanés, que du fracas baroque du film de Max Ophuls, mais les deux composantes, qui sont aussi des postulations, sont bel et bien au rendez-vous.

Pouvoir diabolique de la littérature qui n’est pas « seule », comme le veut Michel Deguy, excellant au contraire à entrer « dans la ronde des arts », à faire que poésie et théâtre, peinture et music-hall, chanson et musique, s’envient et se miment entre eux. Dans l’art de « l’être-comme », qui tient autant de la comparaison que de la rivalité, Swift triomphe haut la main. Nous y sommes pour de bon et pour de vrai, sur scène comme en coulisse, derrière et devant le rideau, et, pourtant, ce ne sont que des mots sur du papier, des phrases sur la page, une scène toute intérieure. Magie de l’illusion – mais quel en est le secret ?

Qu’on ne compte pas sur Swift pour vendre la mèche. D’apparence sombre et réservée, mais on ne s’y fiera pas, il préfère laisser dire et laisser faire. Anglais jusqu’au bout des ongles, il allie un sens très sûr du timing – à une ou deux exceptions près, ses romans évoluent au voisinage de périodes troubles, ici les années 40 et 50 – à une connaissance sans faille de la langue parlée par ses contemporains. Très littéralement, il écrit à partir de clichés, de lieux communs, d’expressions toutes faites, de locutions proverbiales, dont la banalité, mais aussi la polysémie, le fascinent. Here We Are, pour citer le titre original du roman, en est un bon exemple, très comparable au Wish You Were Here (« J’aimerais tellement que tu sois là ») d’un roman précédent. En français, Here we are se rendrait par : « Et nous y voilà », mais encore « Nous y sommes », « Te voilà donc », « nous voilà tous les deux », « D’accord », etc.

Travaillant cette matière ordinaire, il en tire des émotions proprement inouïes. Et qui bouleversent par leur fausse simplicité. Avoir la partie belle, parfait emploi, se mettre le public dans la poche, bête de scène, envers du décor, tirer sa révérence, jouer la comédie, tête d’affiche, tout y passe, jusqu’au « grand jeu », superbe trouvaille de la traductrice, France Camus-Pichon. Y cohabitent la volonté d’en mettre plein la vue – un comble de la part d’un écrivain qu’on pourrait rapprocher de la discrétion fuyante et trouée d’un Patrick Modiano, s’il fallait lui trouver un équivalent ; la politique (la rivalité coloniale entre la Russie et la Grande Bretagne, où s’est illustré le Kim de Kipling) ; l’histoire littéraire (la revue du même nom fondée en 1922 à Reims, par quatre lycéens dont Roger Vailland et René Daumal, à l’origine du groupe « Phrères Simplistes », aux allures de société secrète, et visant à retrouver « la simplicité de l’enfance et ses possibilités de connaissances intuitives et spontanées »).

De fait, l’enfance et la magie sont au cœur du récit, à condition de préciser que le « c’est magique ! » entendu à tout bout de champ, vidé de son sens par l’usage courant, se voit ici resémantisé et remotivé, comme jamais auparavant. Attention : il y a de la poésie à l’œuvre ici, à mille lieux d’une certaine « École des Sorciers »…

D’une maîtrise confondante dans le maniement de sa plume-baguette magique, comme dans l’agencement de son « grand jeu », Swift sait néanmoins ménager dans son texte tendu de fil blanc de quoi respirer et s’évader, sous la forme de brèches, d’intermèdes, de lignes de fuite et autres ellipses. Telle épiphanie apparue depuis la vitre d’un train roulant de Londres à Brighton, à travers la campagne anglaise, et qui nous rappelle, mais c’était déjà vrai du Jude l’Obscur de Thomas Hardy, que le soleil ne se lève ni ne se couche de la même façon, outre-Manche, qu’il le fait sur nos terres françaises et laïques. Tel volatile, en l’espèce un chatoyant perroquet exotique, tranchant sur la grisaille ambiante, s’envole de la cage laissée ouverte, à moins qu’on ne l’ait subtilisé, pour mieux revenir à tire-d’aile, au moment où on s’y attend le moins. Surprise du chef, en somme, synonyme d’émerveillement à peu de frais, mais dont l’impression n’en dure que plus longtemps.

Dans ce roman sur les trahisons amoureuses, où la triangulation des désirs réserve son lot de déconvenues amères, où une bague de fiançailles passée au doigt est prestement jetée à la mer, depuis le bout de la fameuse jetée, c’est un autre couple que celui formé par le magicien et son assistante qui tient l’affiche, et de bout en bout celui-là. Un couple notionnel, mais nullement désincarné, fait à part égale, parité oblige, de deux infinitifs (plus dynamiques que ne le sont les substantifs) : le couple apparaître/disparaître.

Apparaître, c’est ce que les mots donnent à voir, remontés des profondeurs du passé, de la mémoire ou de l’imagination. Disparaître, les personnages s’en chargent, à commencer par Ronnie Dean, le magicien de Brighton (en lieu et place d’Oz), à la faveur d’un tour de passe-passe des plus sensationnels, clou du livre, qu’on s’en voudrait de dévoiler. Contentons-nous d’en dire ceci : la femme qui disparaît, ce numéro qui fit les beaux jours des music-halls, depuis le dix-neuvième siècle, brille ici par son absence. Mais disparition plus structurelle, aussi, qui n’est pas sans rappeler Blanchot, revenant sur les mythes d’Orphée et Eurydice, et son aphorisme selon lequel « la littérature va vers elle-même, vers son essence qui est la disparition ».

Swift persiste à vouloir creuser la matière d’Angleterre, qu’il se refuse à laisser vendre à l’encan.

Profitons du cadeau que nous fait là Graham Swift pour nous interroger sur le roman anglais. De quoi est-il fait, et quelle en est la valeur ? La question se pose, en effet, depuis que la littérature de fiction, outre-Manche, a entrepris sa mue et entamé sa grande lessive de printemps, laquelle remonte aux années 80 du siècle dernier. C’est la décennie où commencent à s’imposer les écrivains de langue anglaise, mais venus de pays anciennement colonisés, principalement l’Inde et le Pakistan. Avec ses Versets sataniques (1988), Salman Rushdie fait voler en éclats postcoloniaux l’étouffante gangue du roman provincial, engoncé dans le respect d’une certaine tradition made in England. La fiction néo-victorienne, que Graham Swift contribua à populariser avec son Pays des eaux (1983), se fait systématiquement critique plutôt que nostalgique dans son retour au passé, tandis que le postmodernisme, où brillèrent Martin Amis et bien d’autres, fait flèche de tout bois, trans-genre, trans-gender, trans-métissages, et on en passe.

Mais les Ian McEwan, Jonathan Coe et autre Graham Swift (assurément moins médiatique que ses comparses, mais non moins inspiré) n’ont pas dit leur dernier mot. Vouant l’insularité aux gémonies, que ceci soit bien clair (tous ont voté pour « rester » dans l’Union européenne et tous se désolent du Brexit), ils persistent cependant à vouloir creuser la matière d’Angleterre, qu’ils se refusent à laisser vendre à l’encan. Craignant de voir l’identité britannique se diluer dans les eaux glacées de la littérature égoïstement mondialisée, ils plaident, Swift en tête, pour la possibilité d’un réinvestissement singulier à partir d’un fonds propre, le territoire de la mémoire, nationale et collective en l’occurrence, tout comme ils appellent de leurs vœux une forme de réenchantement du monde, à des degrés divers, il est vrai. C’est en tout cas le sens caché de Le grand jeu, qui, comme tous les grands (petits) romans, en cache un autre, se veut en trompe-l’œil, ou plutôt à double fond.

Et Graham Swift, le moins autobiographique des écrivains, de nous conter en filigrane une histoire d’invention, quand ce n’est pas de réinvention, de soi : à la faveur d’un drôle de concours de circonstances, le devenir-magicien du petit Ronnie, à la fois si proche et si éloigné de Harry P., a changé une destinée et fait basculer une vie, du côté, d’abord de la prestidigitation, avant de le rapatrier au « pays de la magie » une fois franchie la périlleuse frontière entre les deux. L’Alice de Lewis Carroll n’est pas loin. De même, du magicien au romancier, il n’y a qu’un pas, vite franchi : jouer à l’un, c’est se faire la doublure de l’autre, et vice-versa.

N’est-il pas vrai, fictionnellement vrai, qu’inventer des existences et des passions, ici la « passion espagnole » de Ronnie, alias Pablo, qui manie sa baguette comme un torero sa muletta devant les cormes du taureau, à partir de noms propres (Deane, White, Lawrence, Robbins/Robinson) ou de toponymes (Evergren, Bethnal Green), c’est, peu ou prou, faire œuvre d’illusionniste ? Depuis ses débuts avec The Sweet-Shop Owner (1980, non traduit en français), c’est sans peine qu’on peut suivre à la trace l’obsession swiftienne pour la comédie des apparences, la théâtralité, le monde comme volonté et comme représentation. Que ce soit derrière la vitrine d’une boutique ou un rideau de scène, sur l’estrade du professeur d’histoire ou au bord de l’écluse, l’essentiel est de jouer la comédie, de donner le change, de faire comme si le spectacle devait toujours continuer.

Mais qui ne voit que cette affaire de magie n’est qu’un leurre, une ruse de romancier ? Détournant la tête, le lecteur distrait n’est pas loin de tomber dans le panneau. Pour un peu, il allait passer à côté de la condition de l’enfant « évacué » de guerre, privé de sa mère mais ayant la bonne fortune de se « trouver » de formidables parents d’adoption, devenu ici un puissant motif d’émancipation personnelle – à rebours, qui sait, des clichés dickensiens. Revisitant l’histoire anglaise, celle du Blitz, et les évacuations d’enfants, de la capitale vers les campagnes environnantes, pour échapper aux bombes, le roman traite, quoique sur un tout autre registre, de la question, aujourd’hui devenue centrale, de l’immigration et des réfugiés. En se focalisant sur les fugitifs de l’intérieur, mais sans chercher une seconde à entrer en concurrence victimaire avec la génération Windrush, dont les médias ont beaucoup parlé outre-Manche, Swift actualise et politise son roman. Il le fait à bas bruit, mine de rien, mais, pour être limités, les pouvoirs de la magie se trouvent ici puissamment secondés par ceux de la fiction.

Moralité, le roman anglais va très bien, merci – qui peut se rendre en anglais par : Here you are. Mieux, avec le magicien Swift comme figure de proue, il se porte… comme un charme !

Graham Swift, Le grand jeu, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Gallimard, janvier 2021, 192 pages.


Marc Porée

Professeur de littérature anglaise, École Normale Supérieure (Ulm)

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