Politique

Néolibéralisme et autoritarisme

Philosophe

Assistant à l’émergence du trumpisme et d’autres populismes de droite, certains n’ont pas hésité à proclamer le déclin du néolibéralisme au profit de l’autoritarisme. Mais n’y aurait-il pas un « néolibéralisme autoritaire », que ce soit sous sa forme nationaliste comme au Brésil ou sous sa forme progressiste comme dans l’Union européenne ? L’histoire récente nous montre en effet combien les néolibéraux ont pu imposer de manière autoritaire leurs politiques économiques. Paradoxalement, ils s’appuient sur un État fort pour limiter le pouvoir de celui-ci…

publicité

Depuis l’élection de Trump en 2016 le débat public sur la caractérisation du néolibéralisme s’est concentré sur le terme d’« autoritarisme ». En effet, dès cette date, certains analystes n’ont pas hésité à proclamer la « mort du néolibéralisme » en raison de la victoire du « populisme d’extrême droite » (right-wing populism). À l’inverse, d’autres ont insisté sur la nécessité de prendre en considération l’amalgame entre ces deux phénomènes, sous la dénomination de « néolibéralisme autoritaire », voire ont entrepris de réélaborer la notion même d’« autoritarisme[1] ».

Mais que faut-il entendre au juste sous cette dernière notion ? S’agit-il de la tendance un peu partout observée au renforcement de l’exécutif et à la restriction des libertés publiques ? S’agit-il de définir un nouveau type de liberté, celui qui serait propre à la version « nationaliste » du néolibéralisme et que Wendy Brown nomme de façon stimulante « liberté autoritaire » ? De plus, faut-il exempter la version « globaliste » et « progressiste » du néolibéralisme de tout autoritarisme ? Au-delà encore, la tendance à l’autoritarisme ne traverse-t-elle pas à des degrés divers le néolibéralisme, toutes tendances confondues, depuis ses origines ? Faut-il rappeler, outre le soutien unanime des Hayek, Friedman, Becker, Buchanan à la dictature de Pinochet, la joie de Röpke à la nouvelle du coup d’État de 1964 qui instaura une dictature militaire au Brésil ou encore l’envoi par Hayek d’un exemplaire dédicacé de sa Constitution de la liberté au dictateur portugais Salazar ?

L’autoritarisme politique néolibéral

L’émeute du 6 janvier 2021 à Washington a montré jusqu’à quel point Trump était prêt à aller pour bloquer la ratification du vote des États. Mais le plus important pour l’avenir est sans conteste qu’il soit parvenu à augmenter le nombre de voix en sa faveur entre 2016 et 2020 (de 63 millions à 73 millions en 2020). Or cette polarisation n’a été rendue possible que par une opposition de valeurs, celle de la liberté et de l’égalité ou celle de la liberté et de la justice sociale, en un mot celle de la « liberté » et du « socialisme ». Car c’est cette opposition qui a donné sens à la haine ou au ressentiment éprouvés par une grande partie de ces électeurs.

Comme le dit Wendy Brown, la plus grande réussite des Républicains dans ces élections fut « d’identifier Trump à la liberté » : « Liberté de résister aux protocoles anti-Covid, de baisser les impôts des riches, d’élargir le pouvoir et les droits des entreprises, de tenter de détruire ce qui demeure d’un État réglementaire et social. » C’est l’attachement à cette « liberté » qui fait le trumpisme au-delà de la personne de Trump et c’est lui qui permet d’envisager un trumpisme sans Trump. Trump incarne certainement un « autoritarisme néolibéral raciste », mais il n’est nullement un accident dans l’histoire américaine et les miliciens du Capitole, loin d’être un corps étranger à l’Amérique, « s’inscrivent dans une longue tradition du terrorisme blanc américain », qui n’a pu prospérer que sur le terreau d’un « nativisme » vieux de quatre siècles.

C’est cette même « liberté dérégulée », « plus précieuse que la vie », qui fut revendiquée par Bolsonaro et ses partisans au Brésil. Et tout comme Trump a recouru à l’arme des décrets (dont le fameux « Muslim ban »), Bolsonaro a cherché à étendre son propre pouvoir en diminuant, voire en éliminant le système de freins et de contrepoids inhérent à la Constitution de 1988. Il s’est élevé contre les limites imposées au pouvoir exécutif par le pouvoir judiciaire (la Cour suprême) et le pouvoir législatif (le Congrès). Toute son action est allée dans le sens d’une expansion du pouvoir exécutif (intimidation à l’égard des gouverneurs et des maires favorables au confinement accusés de corruption, appel à l’armement de la population pour les faire céder, etc.).

Dans les deux cas, du côté des dirigeants, l’autoritarisme politique s’est caractérisé par la volonté de gouverner en s’affranchissant de tout contrôle parlementaire ou constitutionnel. Cela signifie-t-il pour autant que le néolibéralisme en tant que tel requière la mise en place d’un régime autoritaire comme sa condition de possibilité ? Bref, quel rapport entre autoritarisme politique néolibéral et régime autoritaire ?

Autoritarisme néolibéral et régime autoritaire

Pour répondre à cette question, il nous faut considérer la catégorie classique d’« autoritarisme » qui a cours en philosophie politique. En effet, dans ce champ, elle désigne le plus souvent un type de régime politique, de telle sorte que par « autoritarisme », il faut entendre un régime autoritaire.

C’est en particulier le cas chez Hannah Arendt, soucieuse de prévenir une confusion de phénomènes aussi foncièrement différents que les « systèmes tyrannique, autoritaire et totalitaire », ou leur inscription dans un continuum n’admettant que des différences de degré : si les régimes autoritaires se caractérisent par une « restriction de la liberté », cette dernière ne doit pas être confondue avec l’« abolition de la liberté politique dans les tyrannies et les dictatures », non plus qu’avec l’« élimination totale de la spontanéité elle-même » dans les régimes totalitaires[2]. Une telle typologie des régimes politiques n’est pas d’ordre historique et ne se comprend que par référence à un monde dans lequel l’« autorité s’est effacée presque jusqu’à disparaître » – l’autorité étant ici comprise, à partir de l’auctoritas romaine, comme étant distincte du pouvoir (potestas).

Si l’on se tourne à présent vers les historiens, on distinguera entre les régimes comme le fascisme italien et le nazisme allemand, qui visent à « s’assurer un encadrement total de la société » et cherchent à « former un homme nouveau », et les régimes autoritaires, traditionalistes et conservateurs, comme le Portugal de Salazar, l’Espagne de Franco et la France de Vichy[3]. Cette fois, la distinction passera à l’intérieur des régimes dictatoriaux eux-mêmes et non entre régimes autoritaires, régimes dictatoriaux et régimes totalitaires, comme chez Arendt.

La difficulté de ces classifications tient à ce qu’elles se révèlent inopérantes quand il s’agit de rendre compte des multiples formes du néolibéralisme de gouvernement. Que Hayek ait soutenu Salazar ou que Friedman se soit montré enthousiaste en 1997 à l’égard de la façon dont la Grande-Bretagne a agi en « dictateur bienveillant » à Hong Kong suffit-il à établir que tous ces régimes étaient des « régimes néolibéraux » ? On peut se refuser à entrer dans de telles classifications et se borner à relever la commune tendance des régimes autoritaires à donner la primauté à l’exécutif aux dépens du parlementaire. Cependant, cette caractérisation des régimes autoritaires est bien trop générale pour être pertinente : car où faire passer la différence entre des régimes présentant de telles tendances et des régimes autoritaires caractérisés où toute pluralité politique a été bannie ?

Elle se montre en outre incapable de rendre compte de la diversité des formes prises par le néolibéralisme de gouvernement. Ainsi, il peut arriver qu’un dirigeant comme Macron joue sciemment des ressources d’une Constitution hyperprésidentialiste (prolongation de l’état d’urgence depuis 2015) pour aller bien au-delà de ses prédécesseurs dans la mise en œuvre des politiques néolibérales initiées par ceux-ci dans ce même cadre. Mais il peut aussi arriver qu’un chef d’État parvienne à changer la Constitution existante dans le sens de la mise en place d’un régime autoritaire : Viktor Orban a ainsi aboli les garanties démocratiques les plus élémentaires en s’attribuant les pleins pouvoirs pour une durée illimitée. Ces conditions sont loin d’être indifférentes au combat politique pour la démocratie.

Constitution politique et « constitutionnalisme de marché »

À première vue, il y a dans la prédilection des néolibéraux pour l’État fort, voire autoritaire, quelque chose de difficile à concilier avec leur insistance quasi-unanime sur l’inviolabilité des règles du droit. Comment affirmer à la fois la nécessité d’un État fort et la limitation du pouvoir gouvernemental par ces mêmes règles ? En fait, ces règles se réduisent à celles du droit privé. Ce qui fait l’originalité du néolibéralisme, c’est en effet d’affirmer que le droit privé doit être constitutionnalisé. Nous désignerons par « constitutionnalisme de marché » l’élévation des règles du droit privé (y compris le commercial et le pénal) au rang de lois constitutionnelles, qu’elle se prolonge ou non par leur inscription dans une Constitution politique.

Mais que faut-il entendre par « constitutionnalisation » ? Quel rapport y a-t-il entre constitutionnalisation et Constitution ? Et quel sens donner à l’idée si typiquement néolibérale de « constitution économique » ? Il ne s’agit pas de sanctionner après coup du sceau de la Constitution étatique un droit dépourvu en lui-même de toute constitutionnalité. Tout à l’inverse, il s’agit de reconnaître d’emblée à l’économique une portée constitutionnelle quitte à ne la formaliser politiquement que dans un second temps. On voit que l’originalité du néolibéralisme est d’inscrire la Constitution dans l’ordre de l’économie moyennant la médiation du droit, sans nécessairement présupposer son incorporation à une constitution politique étatique.

À l’origine, dans les années 1930, Eucken et Böhm, deux des fondateurs de l’ordolibéralisme allemand, donnaient à la notion de « constitution économique » deux sens : un sens descriptif, celui d’une réalité sociologique donnée, et un sens normatif, celui d’un ordre juridique désiré. Ils n’entendaient donc pas la « constitution économique » dans son sens littéral, pas plus qu’ils n’affirmaient que cette constitution devait être incorporée dans un document juridique fondateur[4]. Dans Droit, législation et liberté, Hayek qualifie les règles du droit privé de lois « constitutionnelles » tout en affirmant qu’elles précèdent la Constitution politique et n’en font pas partie. Pour plus de clarté, on distinguera ici schématiquement trois grandes voies de la constitutionnalisation néolibérale : celle de la promulgation d’une nouvelle Constitution autoritaire, celle de la modification de la Constitution existante dans un sens autoritaire, celle d’un Traité constitutionnel sans État imposant une politique de concurrence.

Imposer une nouvelle Constitution par la dictature étatique

On connaît l’exemple du Chili de Pinochet soutenu par Hayek et Friedman. Mais on prête trop peu attention au contenu de la Constitution promulguée en 1980. Cependant, cette Constitution est sans doute la seule que l’on puisse qualifier de « néolibérale » en raison de son inspiration fondamentale. En son cœur prend place le « principe de subsidiarité » : le privé a priorité dans un marché à moins que l’État ne puisse faire la preuve de sa supériorité, ce qui doit être ratifié par un vote du Congrès. Interdisant par avance toute possibilité d’alternative politique, même en cas d’alternance électorale, cette constitution a été justement dénommée la « Constitution piège ».

Mais le constitutionnalisme néolibéral a pu prendre encore d’autres formes. À la réunion du Mont-Pèlerin de Viña del Mar de novembre 1981, dans sa contribution intitulée « Démocratie limitée ou illimitée ? », James Buchanan mit en garde ses collègues en faisant allusion aux récentes victoires de Thatcher et Reagan : il ne faut pas « se laisser endormir par les victoires électorales temporaires des politiciens et des partis qui partagent nos engagements idéologiques », car elles ne devaient pas distraire leur attention « du problème plus fondamental d’imposer de nouvelles règles pour limiter les gouvernements[5] ». En mai 1980, il donna cinq conférences à des dignitaires haut placés de la junte militaire pour les aider à élaborer la nouvelle Constitution chilienne. Il recommanda d’imposer de sévères restrictions au gouvernement et, en premier lieu, la rigueur fiscale afin de prévenir toute dépense excédentaire.

Dans un entretien à El Mercurio, il déclara : « Nous sommes en train de formuler des moyens constitutionnels pour limiter l’intervention du gouvernement dans l’économie et faire en sorte qu’il ne mette pas la main dans la poche des contributeurs productifs » (9 mai 1980). On comprend, à la lumière de ces déclarations, que les néolibéraux ne répugnent pas à recourir à la manière forte, non seulement pour sauver l’ordre de marché quand il est menacé, mais pour créer un tel ordre par ce moyen. De manière convergente, bien que par des voies différentes, ils ont cherché à installer le constitutionnalisme de marché par tous les moyens, y compris ceux de la dictature étatique.

La voie des amendements constitutionnels

L’histoire récente du néolibéralisme de gouvernement nous porte à considérer une autre voie de la constitutionnalisation. Au Brésil, le coup d’État institutionnel de 2016 contre Dilma Rousseff, présidente élue en 2014, a illustré cette tendance de façon saisissante. Le prétexte pour lancer contre la présidente la procédure d’impeachment fut fourni par des manœuvres comptables auxquelles son gouvernement eut recours après avoir utilisé les banques publiques pour exécuter des paiements divers. Le procès de destitution au Congrès national a repris l’accusation déjà formulée par les juges, celle d’une tentative de contournement de la loi budgétaire. Sur le fond, au-delà du prétexte comptable, l’impeachment visait à criminaliser toute politique permettant de dépenser plus que le seuil autorisé par les lois d’austérité.

Comme le dit Tatiana Roque : « Il s’agissait, tout compte fait, du début d’un processus de constitutionnalisation de la politique économique, dont le sommet fut atteint avec la première mesure du gouvernement mise en place en 2016 : un amendement de la Constitution imposant un plafond pour les dépenses publiques. » Cette constitutionnalisation sans précédent dans l’histoire du Brésil avait beau ne valoir qu’à l’échelle fédérale, elle n’en frappait pas moins de plein fouet les systèmes d’éducation et de santé. Le président Temer a ainsi pavé la voie de Bolsonaro en introduisant des modifications constitutionnelles ayant pour objectif de geler les dépenses publiques pour 20 ans et Bolsonaro lui-même a dû faire modifier la Constitution pour mener à bien la réforme des retraites. Dans les deux cas le mécanisme est le même : la modification a été réalisée à travers une proposition d’amendement constitutionnel (PEC).

On voit que la « constitutionalisation » ne prend pas nécessairement la forme de la création d’une nouvelle Constitution, comme au Chili, ni celle de l’inscription formelle d’une constitution économique dans la Constitution politique existante.

Décisionnisme constitutionnel et construction européenne

La construction européenne permet d’explorer une troisième voie. Les pionniers de l’ordolibéralisme allemand, W. Eucken et F. Böhm, avaient déjà ouvert la voie à un décisionnisme constitutionnel inspiré de Schmitt en comprenant la « constitution économique » comme une « décision de base » ou « décision fondamentale ». Dès 1937, Böhm décrivait la constitution économique comme un « ordre normatif de l’économie nationale », qui ne pouvait en venir à exister que « par l’exercice d’une volonté politique consciente et avertie, une décision autoritaire de leadership[6] ».

À partir des travaux d’Eucken et Böhm, les ordolibéraux transposèrent cette conception de la constitution économique à l’échelle supranationale de l’Europe. En fait, dès le moment de la signature du Traité de Rome, il fut clair que ce Traité, loin d’être une copie conforme de la doctrine néolibérale, n’était qu’un cadre juridique assez général appelé à être mis en forme par une direction politique. C’est seulement plus tard, en 1962, que des adjonctions au Traité accordèrent une « juridiction illimitée » à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) en matière d’amendes et de sanctions. Les néolibéraux pro-européens firent valoir deux principes : le pouvoir de la Cour de passer outre le droit national et le pouvoir reconnu aux individus d’en appeler directement à la Cour. Une telle bifurcation des pouvoirs, vers le haut en direction de la Communauté et vers le bas en direction des individus, était essentielle à la lecture constitutionnaliste de la construction européenne : l’Europe était un « ordre juridique supranational » garantissant des droits privés directement applicable par la Cour de justice[7].

C’est pourquoi la dimension autoritaire du néolibéralisme a revêtu en Europe une autre forme que celle de l’autoritarisme étatique classique. À défaut d’un État européen, on y trouve une expression concentrée du constitutionnalisme de marché, à travers l’empilement des normes dites « communautaires » prévalant sur le droit étatique national. L’équation qui prévaut est celle-là même que Hayek avait formulée en son temps : souveraineté du droit privé garantie par un pouvoir fort. Cette souveraineté est scellée dans les traités européens ; le pouvoir fort chargé de veiller au respect de cette souveraineté prend la forme d’organes divers mais complémentaires, comme la Cour de justice, la Banque centrale européenne (BCE), les Conseils interétatiques (des chefs d’État et des ministres) et la Commission. C’est le constitutionnalisme de marché, quelles qu’en soient les formes, qui requiert non plus simplement les pouvoirs de l’État-nation, mais des mécanismes institutionnels de décision soustraits à tout contrôle démocratique à l’échelle supranationale.

À cet égard, il vaut la peine de relever que le Traité de Lisbonne n’a pas formellement le statut d’une Constitution : il est plutôt un accord entre États qui a valeur constitutionnelle, ce qui est très différent. Néanmoins, il intègre une forme de « constitution économique européenne » (notamment dans sa partie III) en consacrant les fameuses « règles d’or » (stabilité monétaire, équilibre budgétaire, concurrence libre et non faussée). On a pu ainsi donner à ces règles le sceau de la constitutionnalité sans attendre l’hypothétique création d’une Constitution européenne au sens étatique du terme. Mieux : cette constitutionnalisation a permis de faire l’économie d’une Constitution supranationale d’ordre étatique, dont l’adoption aurait à coup sûr rencontré de très vives résistances.

La dimension autoritaire du néolibéralisme

L’essentiel réside en fin de compte dans la constitutionnalisation elle-même. L’inconvénient de l’approche exclusive en termes de régimes politiques est que le néolibéralisme ne peut se définir positivement par un régime politique spécifique : il s’oppose certes à la démocratie libérale classique, mais il peut le faire à travers des formes politiques très différentes. Pour ne prendre que ces deux exemples, la Constitution de la Ve République en France et l’État fédéral allemand sont deux régimes politiques très différents qui n’ont aucun rapport nécessaire en eux-mêmes avec les politiques néolibérales. En revanche, et c’est bien en quoi c’est un cas singulier, il sera bien difficile de dissocier le régime politique chilien de la Constitution de 1980 puisque c’est cette Constitution qui l’a établi comme régime en consacrant l’orientation néolibérale.

L’attitude adoptée par Röpke au gré des circonstances historiques est révélatrice de la flexibilité du néolibéralisme : partisan d’un « État total » fort au début des années 1930 en Allemagne et d’une « démocratie dictatoriale » en 1940, il extrapola en 1942 le modèle des cantons suisses à l’échelle mondiale, lequel n’est pas précisément un modèle autoritaire, et laissa entendre au printemps 1945 que la « question allemande », selon le titre de son livre, ne serait résolue que par une décentralisation transformant l’État bismarckien en une structure fédérale[8]. On doit donc prêter attention au risque d’équivoque que renferme le terme d’« autoritarisme ».

Ainsi, on peut parler d’« autoritarisme d’État » pour renvoyer à un régime autoritaire, mais on peut également parler d’« autoritarisme » pour désigner le mode de gouverner propre à un chef d’État ou à un gouvernement : on entendra par là une attitude consistant à passer outre toute concertation, ou encore la tendance à favoriser la concentration des pouvoirs à l’opposé de leur répartition. De la première à la seconde signification du terme d’« autoritarisme », il n’y a aucun lien logique. Tout ce que l’on peut dire, c’est que plus la Constitution est « libérale » au sens de la reconnaissance de la division des pouvoirs, plus les gouvernants autoritaires rencontrent des obstacles sur la voie de l’exécution de leurs projets.

Tout ceci relève largement de l’histoire, de la politique et des rapports de forces. Ce qui ne change pas, au-delà de la différence entre néolibéralisme « nationaliste » et néolibéralisme « progressiste », c’est l’affirmation de la nécessité d’une « constitution économique » capable de lier les États, quelle qu’en soit la forme politique. Là se trouve le cœur de la dimension autoritaire de la politique néolibérale : la structure de l’État peut bien varier, les gouvernants et leurs manières aussi, l’essentiel est que les gouvernants soient suffisamment forts pour imposer, par une voie ou une autre, la constitutionnalisation du droit privé. Car ce qui est en jeu, c’est la décision fondatrice de restreindre a priori le champ du délibérable en excluant la politique économique de la délibération collective.

L’erreur que commettent ceux qui refusent d’admettre une connexion nécessaire entre néolibéralisme et autoritarisme consiste à assimiler autoritarisme et régime autoritaire[9]. Car si on peut affirmer à bon droit que l’« option autoritaire » (au sens d’un régime autoritaire) n’est que l’une des nombreuses stratégies à l’intérieur de la pensée néolibérale et que d’autres incluent une décentralisation de la souveraineté étatique, il est certainement erroné de présenter l’expérience du néolibéralisme de la « troisième voie » (Clinton, Blair) comme n’étant pas autoritaire : en réalité, elle fut autoritaire à sa manière, même si elle n’eut pas besoin pour parvenir à ses fins de la mise en place d’un régime autoritaire. Mais Thatcher n’en eut pas non plus besoin, comme elle le fit valoir à Hayek qui la pressait en 1979 de prendre le Chili pour modèle.

En définitive, si l’on veut y voir plus clair, il faut s’imposer de distinguer trois choses : l’autoritarisme comme régime politique, qui peut se définir par une remise en cause de la division des pouvoirs et la tendance de l’exécutif à s’affranchir de tout contrôle, autoritarisme qui n’est pas, tant s’en faut, la marque exclusive du néolibéralisme politique ; l’autoritarisme politique néolibéral, qui se définit quant à lui par des modes de gouvernement qui peuvent s’accommoder de régimes politiques fort différents en fonction des nécessités stratégiques du moment ; enfin la dimension autoritaire irréductible du néolibéralisme, laquelle se réalise à des degrés divers par la restriction du délibérable qu’implique la constitutionnalisation du droit privé.


[1] Cf. Ian Bruff, « The Rise of Authoritarian Neoliberalism », Rethinking Marxism (2014) ; Wendy Brown, Peter E. Gordon et Max Pensky, Authoritarianism: Three Inquiries in Critical Theory, University of Chicago Press (2018) ; Bob Jessop, « Authoritarian Neoliberalism: Periodization and Critique », South Atlantic Quarterly (2019) ; Thomas Biebricher, « Neoliberalism and Authoritarianism », Global Perspectives (2020).

[2] Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans L’humaine condition, Gallimard, 2012, p. 675-676.

[3] Johann Chapoutot, Fascisme, nazisme et régimes autoritaires en Europe (1918-1945), PUF, 2020, p. 249.

[4] Quinn Slobodian, Globalists, 2018, p. 211.

[5] Cité par Nancy MacLean, Democracy in Chains. The Deep History of the Radical Right’s Stealth Plan for America, Scribe, 2017, p. 372.

[6] Quinn Slobodian, Globalists, p. 211.

[7] Quinn Slobodian, Globalists, p. 210.

[8] Quinn Slobodian, Globalists, p. 113.

[9] C’est le cas de T. Biebricher dans « Neoliberalism and Authoritarianism ».

Pierre Dardot

Philosophe, Chercheur au Sophiapol, Université Paris Nanterre, Co-animateur du Groupe d’études sur le néolibéralisme et les alternatives (GENA)

Nous, les guéris du Covid

Par

L'intubation et les brancards : tels sont les symboles quotidiens surgis de l'épidémie de Covid-19. En nous abreuvant de ces images devenues métonymiques de la période que nous traversons, communicateurs et... lire plus

Notes

[1] Cf. Ian Bruff, « The Rise of Authoritarian Neoliberalism », Rethinking Marxism (2014) ; Wendy Brown, Peter E. Gordon et Max Pensky, Authoritarianism: Three Inquiries in Critical Theory, University of Chicago Press (2018) ; Bob Jessop, « Authoritarian Neoliberalism: Periodization and Critique », South Atlantic Quarterly (2019) ; Thomas Biebricher, « Neoliberalism and Authoritarianism », Global Perspectives (2020).

[2] Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans L’humaine condition, Gallimard, 2012, p. 675-676.

[3] Johann Chapoutot, Fascisme, nazisme et régimes autoritaires en Europe (1918-1945), PUF, 2020, p. 249.

[4] Quinn Slobodian, Globalists, 2018, p. 211.

[5] Cité par Nancy MacLean, Democracy in Chains. The Deep History of the Radical Right’s Stealth Plan for America, Scribe, 2017, p. 372.

[6] Quinn Slobodian, Globalists, p. 211.

[7] Quinn Slobodian, Globalists, p. 210.

[8] Quinn Slobodian, Globalists, p. 113.

[9] C’est le cas de T. Biebricher dans « Neoliberalism and Authoritarianism ».