Santé

Nous, les guéris du Covid

Politiste

L’intubation et les brancards : tels sont les symboles quotidiens surgis de l’épidémie de Covid-19. En nous abreuvant de ces images devenues métonymiques de la période que nous traversons, communicateurs et communicants tendraient presque à faire oublier les quelques millions de personnes guéries de la maladie. Bien que porteurs d’expériences diverses du virus qui les a traversés, parfois encore aux prises avec les affres de symptômes persistants, ces sans-voix ne font-ils pas eux aussi partie de la représentation légitime de l’épidémie ?

J’ai reçu dans ma boîte courriel professionnelle à la fin janvier une carte de vœux du Professeur Delfraissy. Sur fond violet était imprimée, autour du logo du Comité National d’Éthique, la formule suivante :

« Le CNE souhaite que 2021 soit une année de progrès de paix et de solidarité. » Et une écriture manuscrite ponctuait en haut à droite : « Meilleurs vœux pour une année 2021 qui ne sera pas une année tout à fait comme les autres ! En espérant se retrouver à Brageac cet été. Bien à vous. JF Delfraissy »

publicité

La référence à Brajeac fait allusion à la journée d’éthique médicale que ledit professeur a fait revivre dans l’église de Brajeac (Cantal).

Cette délicate attention est-elle un canular, une lettre détournée vers ma boîte aux lettres, ou une réelle carte de vœux qui m’est arrivée par le hasard des listes personnalisées et anonymes qui parcourent la toile ? Peu importe ; mais la réception de ce courriel m’a incité à essayer de joindre le Professeur Delfraissy à l’adresse d’envoi. Je n’ai pas reçu de réponse.

Je souhaite donc répondre publiquement au Professeur Delfraissy et, au-delà de lui, à tous ceux qui communiquent autour de la pandémie depuis près d’un an : qu’il s’agisse de femmes et d’hommes politiques, de journalistes, de vrais savants ou des nombreux prophètes qui encombrent les longueurs d’ondes et les pages des journaux et de magazines. Avec beaucoup de répétitivité… Combien d’interviews creux, redondants, vagues, mêlant des considérations banales et des plans incertains sur l’avenir, du côté des questions comme des réponses ? Peut-être aurons-nous bientôt des entreprises de sondages « d’opinion » qui nous demanderons si nous sommes tout à fait favorable, assez favorable, assez défavorable, tout à fait défavorable, sans opinion vis-à-vis du vaccin Pfizer, ou autres Johnson & Johnson.

Je voudrais, au-delà desdits communicateurs et communicants dire ce peut être une expérience purement profane et subjective durant cette période ; d’un usager attentif et pérenne de son corps.

Je suis professeur émérite à l’École Normale Supérieure. J’ai 73 ans, j’ai depuis une année une nouvelle identité, « personne à risque » ou « personne vulnérable ». Je suis bêtement civique, gestes barrières, aération répétée des locaux avec invocation à Jean Castex qui trônait dans le sapin de Noël en effigie, lavage obsessionnel des mains, port du masque, sauf à bicyclette. J’ai été menacé plusieurs fois de devoir rester un peu plus confiné que les autres, pour me protéger de mon grand âge.

Et il se trouve que je suis allé le 11 janvier à un jury de thèse. Le lendemain de cette soutenance, un membre du jury a averti les autres membres de sa positivité au virus. J’étais donc cas-contact. De retour à Paris, je me suis fait tester trop tôt (j’étais négatif), et j’ai eu une vie sociale précautionneuse. J’ai participé à deux dîners (avec nuitée sur place), sans conséquences, les convives peu nombreux ont été testés négatifs.

Le mercredi 20 janvier, j’ai eu mes premiers symptômes. Ceux que l’on décrivait par le menu il y a quelques mois, mais, qui sont devenus tellement banals, qu’ils n’intéressent plus personne. J’ai su progressivement qu’un corps étranger était rentré dans mon corps : frissons, petits éternuements, discrète diarrhée, sensation d’avachissement et d’hébétude, légère toux, oreilles chaudes et bouche un peu asséchée. N’ayant pas l’impression physique de fébrilité, je n’ai pas sauté sur le thermomètre. Et d’ailleurs, ce n’est pas dans des organes particuliers que la bestiole s’invite. C’est dans la tête. Elle, elle gamberge, elle peut entre deux moments d’amollissement prononcé, faire retravailler les jolis symptômes psychosomatiques que chacun d’entre nous a domestiqués et enchâssés dans son corps.

Bref, au bout de quelques jours de ce régime on n’en mène pas très large. Surtout lorsque l’objectivateur en chef, le thermomètre, vient mesurer avec précision l’étendue des dégâts que seul le paracétamol peut atténuer temporairement. Je n’ai pas à me plaindre toutefois, et mon cas est vraiment d’une banalité médiocre. Je n’ai jamais dépassé les 38.7 le soir et dans la liste utile mais progressivement effrayante, que l’on peut consulter sur internet, pour se rassurer et se faire peur, tout à la fois, avant d’en arriver à :

« APPELER LE 15 »,

je faisais figure de petit joueur, n’étant pas parvenu à dépasser les premiers items des premiers symptômes.

Guidé par l’intervention efficace de mon médecin généraliste, je n’ai pas été surpris que le lundi 25 janvier on m’apprenne au centre de dépistage (fort bien organisé) de la mairie du 14° arrondissement de Paris, que j’étais catalogué comme positif. Je suis allé me coucher. J’ai continué à prendre du paracétamol et à apprécier la présence apaisante de ma compagne, avec qui j’avais prévu il y a plusieurs semaines de passer un week-end, qui s’est avéré météorologiquement détestable.

Ensuite j’ai alterné des périodes de déprime, de petits tracas et de grosses fatigues presque indécentes, vautré que j’étais sans retenue dans mon lit entre tentatives de concentration sur des articles à lire ou à écrire, et lectures hachées et assez peu productives. Et puis, la température a baissé, j’ai arrêté le seul médicament que je prenais, j’ai été faire des courses, j’ai remonté mes 5 étages sans ascenseur, j’ai recommencé à cuisiner, de la pintade aux choux puis un petit salé aux lentilles. Nous avons ouvert une bouteille de Maranges pour fêter cela. Ma compagne est repartie. Elle était devenue cas-contact. Heureusement testée négative.

Pourtant, moi qui suis un adepte de la médecine préventive, et répondant assidu à la cohorte « Constances », (« améliorer la santé de demain »), j’ai été étonné de ne rien recevoir de « l’Assurance-Maladie ». Personne ne m’a demandé qui j’avais rencontré pendant ma « maladie ». Personne ne m’a demandé à partir d’indicateurs objectifs et subjectifs d’évaluer la gravité de « mon cas ». Personne ne s’est inquiété de savoir à partir de quand je me « sentais mieux ». Personne ne m’a demandé de dire sous quelques formes, que ce soit si j’avais des « séquelles ». Suis-je un cas unique ? Ou suis-je passé à côté des radars ?

En sociologie, nous sommes, « nous les guéris du COVID », ce que l’on appelle un groupe latent sans porte-parole.

Dans mes moments de lucidité, et pendant ma remontée vers une vie moins larvaire, et surtout en écoutant et en lisant les informations, j’ai été assez énervé. Et j’en reviens au Professeur Delfraissy et autres communicants et communicateurs.

Oui, vous avez raison de tenter de nous maintenir à flot et de faire en sorte que le nombre de cas ne prenne pas une tournure encore plus dramatique. Oui, vous avez raison de répéter, de radoter sur les mesures préventives et sur ce que nous pouvons aussi faire individuellement et collectivement pour nous, et surtout pour toutes les équipes soignantes. Oui vous avez raison de proposer aux pouvoirs politiques les mesures que vous estimez utiles de prendre, eu égard à la situation ou plutôt aux différentes formes de situations, et eu égard à vos connaissances actuelles pour enrayer la situation et ouvrir des horizons pour un retour à un autre monde d’avant. Oui, continuez.

Mais là où vous avez grand tort, c’est de faire comme si le COVID était une maladie inéluctablement mortelle, une peste noire contemporaine, au point de terroriser une partie de la population française.

En sociologie, nous sommes, « nous les guéris du COVID », ce que l’on appelle un groupe latent sans porte-parole. Alors qu’on devrait dire chaque soir qu’aujourd’hui 20 000 personnes (peut-être plus, peut-être moins, merci de me donner les bons chiffres) ont guéri du COVID, on enchaîne dans une spirale de l’effroi, les chiffres exponentiels d’une pandémie inéluctable.

Dans Le Monde du 13 février (voir aussi celui du 19 octobre 2020),  Léa Sanchez a sélectionné 18 indicateurs indicateurs (« parmi les 80 consacrés au Covid-19 sur Geodes [1] » diversement utilisés par les autorités sanitaires, et diversement commentés et publicisés (« parfois sans les précautions nécessaires ») par les porte-parole politiques et par tous les commentateurs de la crise sanitaire et amateurs de cartes et de graphiques. Chacun présente « un intérêt », par exemple pour les « hospitalisations et réanimations » (« donne un état de la tension totale sur les hôpitaux liée à la situation sanitaire »), « et des limites » : « Il est soumis à plusieurs biais, dont des rattrapages de données, des actualisations de qualité variable ou des remplissages hétérogènes selon les établissements de santé. »

La liste à la Prévert suivante permet de documenter la tension hospitalière, la circulation virale, la mortalité ou la vaccination : Nombre de personnes hospitalisées en France et par département, Nouvelles hospitalisations et entrées en réanimation, Passages aux urgences pour suspicion de Covid-19, Nouveaux cas confirmés, Taux d’incidence, Taux de positivité des tests, Concentration de virus dans les eaux usées, Nombre de reproduction effectif (Re), Nombre d’actes de SOS-Médecins pour suspicion de Covid-19, Clusters détectés, Part des nouveaux variants, Morts à l’hôpital, Morts dans les Ehpad et autres établissements médico-sociaux, Morts toutes causes confondues, Certificats de décès avec une mention de Covid-19, Proportion des résidents d’Ehpad parmi les morts du Covid-19, Nombre de personnes vaccinées. Tous ces indicateurs sont importants et essentiels pour affronter la pandémie. Oui.

Mais, vous pouvez croiser sur les bases de presse « COVID », « Indicateurs » et « Guérisons », vous ne trouverez rien.

Thomas Breda, chercheur à l’École d’économie de Paris, s’était étonné dans un article du Monde du 30 novembre 2020 de l’inaction statistique des responsables politiques : « Il s’agit d’examiner qui a contracté le virus (et quand) afin d’en tirer des conclusions (…). Le seul moyen de transformer des intuitions en certitudes, et donc d’arrêter d’imposer à 67 millions de Français des interdits drastiques uniquement sur la base de présomptions, c’est d’avoir des données individuelles sur les personnes ayant contracté le virus, permettant de savoir ce qu’elles font en général (métier, situation familiale, etc.) et, si possible, ce qu’elles ont fait juste avant d’avoir été diagnostiquées positives. Or, nous n’avons toujours pas de telles données », écrivait-il. Il faisait aussi référence aux enquêtes épidémiologiques de l’INSERM EpiCov, à laquelle il faut ajouter Sapris-Sero, qui ont connu d’excellents taux de réponse, et qui ont permis de montrer les fortes inégalités sociales et spatiales devant la pandémie. Elles se poursuivent mais avec bien trop peu de publicité ; c’est peut être un gage de leur sérieux, même si le processus apparaît lent.

Le site Santé-France nous apprend que 3 629 891 d’entre nous auraient contracté le coronavirus… soit beaucoup plus à ce jour que les 2 603 702 vaccinés !!! Seul un site non référencé (Wikipédia !?) se hasarde à donner des chiffres de guérison, (à l’unité près !) mais pour l’Inde 10 726 702 sur 11 030 176 (recensés), mais rien pour la France.

Vous pouvez croiser sur les bases de presse « COVID », « Indicateurs » et « Guérisons », vous ne trouverez rien.

Suis-je guéri du coronavirus ? Je n’en sais rien et personne à ce jour ne sait ce que signifie en guérir, et je sais par mes entourages que des séquelles parfois graves (évanouissements, problèmes rénaux, musculaires, sanguins, olfactifs…) peuvent subsister après la disparition des symptômes objectifs et subjectifs qui constituent la perception de soi comme « malade ». Je ne suis plus désormais avachi, le matin et l’après-midi. Je peux retravailler. Je peux refaire de la bicyclette en ville, et du vélo sur route. Je peux cuisiner avec plaisir. Et bien d’autres choses encore. Lorsqu’on parle de cancer on emploie, avec précaution les termes de rémission et de guérison. Est-il trop tôt pour le Covid-19 ? Qui peut nous dire combien il y a eu de cas de recontaminations (j’en connais) ? Qui peut nous éclairer sur la durée et les formes de notre non-contagiosité ?

En tous les cas il est temps de parler aussi dans la presse et dans les déclarations sanitaires et politiques officielles, il est temps de parler des trains qui arrivent à l’heure. Et de décoincer une partie de la population, cloitrée chez elle (j’en connais), qui ne voit plus ses amis, qui décompense, qui commence à engorger une autre branche de la médecine, la psychiatrie. Et de leur dire, oui, Professeur Delfraissy, de leur dire que la représentation du coronavirus, ce n’est pas seulement un homme ou une femme intubé-e devant une caméra de télévision, ce ne sont pas seulement des ambulances et des brancards, mais ce sont aussi des millions de personnes qui ont repris une vie qu’ils voudraient voir plus normale, et qui sont prêts à le dire en respectant et en aidant par leurs paroles ceux qui ont été bien plus touchés qu’eux par la maladie. Il y a un grand continuum dont parlait Caroline Hodak avec vigueur ici même (20 mai 2020) entre les morts et les vivants, une longue chaîne de souffrances aiguës, de grandes détresses, parfois longues, voire très longues (le « COVID long » étudié par Cocolate – Coordination sur le Covid tardif – depuis Tourcoing) avec de possibles rebonds et de troubles passagers. Ou même des visites virales clandestines et inaperçues.

Certes, j’ai eu (est-ce terminé d’ailleurs ?) une forme légère du virus, mais, depuis un an nous devons être plusieurs millions à avoir partagé cette solitude et cette anxiété du patient, ces douleurs qui ont été atroces pour certain-es, et ces appréhensions des lendemains. Sans pour autant nécessiter une hospitalisation. Mais nous sommes des millions à nous en être sortis.

Cela j’aimerais le lire, l’entendre dire quotidiennement. Oui Professeur Delfraissy, et autres communicateurs, ces menues carrières de « covidés guéris », nous les petits soldats invisibles de l’immunité collective (terme de moins en moins utilisé), nous intéressent tous ; et les raconter pourrait sans nul doute permettre à de nombreux français d’éviter de tomber dans l’hébétude et la panique qu’une communication unilatérale contribue à engendrer.


[1] Courriel du 15/2/2021.

Michel Offerlé

Politiste, Professeur émérite à l’École normale supérieure

Rayonnages

SociétéSanté

Néolibéralisme et autoritarisme

Par

Assistant à l’émergence du trumpisme et d’autres populismes de droite, certains n’ont pas hésité à proclamer le déclin du néolibéralisme au profit de l’autoritarisme. Mais n’y aurait-il pas un «... lire plus

Notes

[1] Courriel du 15/2/2021.