Art Contemporain

La Collection Pinault ou l’art de refaire commerce ?

Historienne de l'Art

L’ouverture de la fondation Pinault dans la Bourse du Commerce restaurée sera assurément l’un des temps forts de la renaissance des lieux culturels qui débute ce mercredi. L’exposition inaugurale ambitieuse, Ouverture, s’épanouit dans cet écrin architectural à l’épaisseur historique dense. Cette initiative privée – art de refaire commerce ? – couvre et assume de manière puissante ce qui s’est tramé et continue de se nouer depuis l’Exposition universelle de 1889.

Après six mois de fermeture des musées, et un an de disette en matière d’art et de création, l’ouverture de la Collection Pinault dans la Bourse du Commerce restaurée, est un événement important pour les Parisiens, les amateurs d’art contemporain et d’architecture, et enfin, pour celles et ceux, plus circonspects, qui observent une autre manifestation du recyclage des monuments de l’Empire en écrins des œuvres les plus politiques – et décidément les plus intéressantes ! – d’aujourd’hui, dans une maïeutique qui met à mal les positions de principe et même la possibilité d’une extériorité critique.

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Le contexte pandémique intensifie l’ouverture d’un nouveau lieu de commerce – dans le sens ancien de fréquentation amicale et d’échange spirituel – donc : d’un nouveau lieu de commerce de l’art, qui se trouve au cœur de Paris, à égale distance du musée du Louvre et du centre Georges Pompidou.

L’édifice, sur le site des Halles du premier arrondissement, est le dernier avatar d’un bâtiment qui, au XVIIIe siècle, avait été une halle aux blés transformée en bourse du commerce en 1889, quand il avait été inauguré en parallèle de l’exposition universelle parisienne. Ce n’est qu’en 2016, quand la ville s’en était rendue propriétaire, après que son activité pour la Chambre de commerce et d’industrie de Paris avait cessé, que le bail fut signé avec le groupe Artémis, contrôlé par la famille Pinault.

La restauration de la Bourse du Commerce est une réussite sur le plan patrimonial, comme le prouve le soin porté à l’immense fresque zénithale de la rotonde, qui illustre l’enrôlement du monde dans un commerce enchanté et pittoresque (1889) ; la restauration des vitrines du couloir circulaire, des cartes de navigation de la salle des pas-perdus ou encore les boiseries, les ferronneries et autres éléments décoratifs originaux, du sol au plafond.

La ville de Paris et la Collection Pinault, liées par un bail emphytéotique de 50 ans, se sont manifestement donné les moyens, d’une part, de protéger et de conserver cet édifice historique et, d’autre part, de faire revivre ce lieu dans une de ses déclinaisons qui n’est pas sans lien avec sa fonction originale, à savoir le commerce des hommes et des femmes par les objets.

Les produits et les denrées à valeur d’usage sont devenus des biens symboliques orchestrés autour d’une narration, qui prolonge les préoccupations sociales, comme si la Collection Pinault, constituée sur plusieurs décennies, avait préparé la discussion qui s’est imposée à nous au cours des dernières années : l’énonciation plastique des pièces exposées déjoue l’univocité, et rend sensibles – douces et crues à la fois – les expériences aigues du monde que sont celles des artistes et de leurs alliés.

La collection d’objets, de tableaux, de vidéos, d’installations, de photographies d’artistes français, sud-africains, brésiliens, allemands, états-uniens, chinois, britanniques, italiens… est impressionnante. L’expérience de visite repose sur la cohérence des ensembles monographiques, et les correspondances des motifs ou des œuvres d’une pièce à l’autre, mais aussi, dans un jeu de transparence assuré par les nombreuses surfaces vitrées et les cascades de niveaux, la discussion entre le passé et le présent semble toujours recadrée.

D’un côté, la fresque, au sein de laquelle se déploie une vision du monde où l’Europe conquiert des territoires commerciaux et distribue des fonctions symboliques et économiques à des continents entiers ; de l’autre, la galerie des peintures, autrement dit une suite de salles où sont exposées les œuvres d’artistes contemporains dont le fil rouge est la figuration humaine. L’architecture et la scénographie invitent le visiteur à précipiter le temps en observant comment les individus d’aujourd’hui s’émancipent de ceux d’hier, ou du moins de la représentation sommaire qu’en a fait d’eux la loi commerciale parisienne de 1900, mais aussi comment ils répondent du sort qui a été réservé à leurs ancêtres.

La continuité visuelle, le surgissement du passé dans le présent et la pluralité des artistes comme auteurs – désormais – du monde qu’ils vivent, s’avèrent autant d’interprétations indirectes de la fresque historique, dont la fraîcheur, due à la restauration, impose de la regarder les yeux ouverts, sans la complaisance du beau, et sans son pendant : la détérioration du symbole qui empêche la connaissance. Le savoir lucide est le seul partenaire fiable de la critique, et elle s’exerce en effet dans le hall, invitée par l’œuvre d’Urs Fischer.

L’entrée en matière à la Bourse du commerce est donc historienne .

Attardons-nous dans cette première salle des courtiers-visiteurs que nous sommes : la lumière de l’espace est puissante et englobe l’entièreté de la rotonde et de sa coupole. Les allégories des continents défilent en rond et enivrent le regard du spectateur attiré par un ciel historié, où le pittoresque, l’exotique, le cliché et le réalisme s’entremêlent pour donner l’impression d’une homogénéité et d’un naturel de l’ordre du monde indexés au profit de l’Europe, dont la fonction magnanime est de diriger les êtres et les choses et, d’un mot : d’animer le mouvement planétaire.

Le style académique de l’œuvre, dont les proportions sont ajustées à la narration figurative telle qu’elle s’est imposée depuis la Renaissance italienne, est d’une efficacité exemplaire, et le regard s’appuie sur la sculpture magistrale du centre, au coloris d’un gris suranné, pour prolonger le retour sur terre dans une indétermination de l’espace – intérieur / extérieur – due aux pigeons de Maurizio Catellan.

L’installation d’Urs Fischer et notamment la copie centrale et monumentale en cire de L’enlèvement des Sabines de Giambologna se prête particulièrement bien au contexte. Créée pour la Biennale de Venise en 2011, elle prend ici une signification accrue, actant la contestation de la statuaire publique qui a suivi le meurtre de George Floyd au printemps dernier. À cette occasion, le mouvement Black Lives Matter avait pointé la question de l’hommage collectif induit par l’exposition, dans les lieux publics, de statues aux effigies d’hommes ayant participé à la colonisation et à l’esclavage.

La statuaire périssable de l’ensemble réalisé par Urs Fischer, qui a vocation à se consommer lentement (environ six mois à partir de l’allumage des bougies au sommet de chaque pièce), est un commentaire direct de la fixité de la représentation du monde propre à la fresque, mais aussi une remise en cause fondamentale de la pérennité supposée de nos valeurs en ce qu’elles se manifestent par des symboles comme le monument public.

Enfin, compte tenu de l’ensemble de sièges en cire rassemblés autour du groupe central : sièges d’avion, chaises de plastique ou de bureau, trônes copiés des collections du musée du Quai Branly… une autre forme de mondialisation s’inscrit en miroir de la peinture allégorique du XIXe siècle. La circulation affolée de nos objets et leur redistribution standardisée par l’internationale commerciale, tout comme l’arrachement des biens culturels des sociétés non européennes, suivi de leur naturalisation dans les musées d’Occident, sont les avatars de cette accélération des échanges.

L’entrée en matière à la Bourse du commerce est donc historienne : l’installation de Fischer, sans rien oblitérer de l’œuvre monumentale des peintres de l’exposition universelle, rivalise avec le format de cette dernière autant qu’elle dérange sa vanité temporelle, en fixant sa propre fin dans un avenir proche, en organisant son propre délitement, en jouant de son caractère éphémère et son potentiel recyclage, à l’instar de l’édifice boursier au complet.

Le décor est posé pour le regardeur, qui se confronte à l’échelle comme à la matérialité de ces deux interventions artistiques, deux bornes chronologiques de notre mondialité contemporaine, elle-même régie par le commerce des biens dans sa matrice coloniale et ses épiphénomènes postcoloniaux. S’il paraît difficile, au sein de la Bourse du commerce, de s’extraire de ce temps du partage inéquitable des richesses matérielles et symboliques, l’intervention de Fischer donne peut-être les moyens de s’y inscrire en faux, de détourner la dynamique au cœur même du cyclone.

L’ensemble des pièces présentées à l’occasion de cette Ouverture – titre donné à l’exposition inaugurale – a d’ailleurs été pensé dans cette perspective de donner à voir des contrepoints politiques à l’ambiguïté du lieu, une bourse, et un nouvel espace privé d’exposition de l’art, au moment même où la fermeture (temporaire) du centre Georges Pompidou est programmée pour 2023.

Les vidéos de la performeuse féministe Lily Reynaud Dewar, exposées dans l’entrée de l’escalier du XVIIIe siècle, participent de l’ambition inclusive du projet d’exposition, quant à la présence des femmes dans le monde de l’art contemporain, et plus encore du corps nu comme intrus, troublant le récit de l’art, même et peut-être surtout maquillé.

Les figures noires, elles-aussi nombreuses, de Kerry James Marshall, d’Antonio Oba ou de Lynette Yiadom-Boakye (les œuvres de ces deux derniers sont assurément des découvertes saisissantes pour les amateurs parisiens) qui se déploient dans la galerie de peintures de l’étage, poursuivent la suture de l’art et du politique, de l’argent et de la morale, de la colonisation et de la réparation, autant que faire se peut.

Le deuxième espace de ce premier niveau est le couloir circulaire des vitrines de Bertrand Lavier qui, particulièrement dans son élément, se joue des espaces de monstration privilégiés que sont ces 24 piliers transformés, en étagères protégées par des vitres : les objets déposés sont, de fait, surexposés au regard attentif de la déambulation des visiteurs, engagés dans une observation scrupuleuse de l’objet sélectionné ou de l’opacification du dispositif.

Ainsi, skate, cactus… ou blanc d’Espagne, les vitrines de Lavier s’en servent pour détourner ou recycler ces espaces dédiés, dans un geste – encore une fois, à l’échelle de tout l’édifice – conscient de l’histoire qui s’écrit d’une bourse à l’autre, d’un lieu de commerce à une fondation, d’un lieu public à un lieu privé ; une histoire sans discontinuité qui, pour paraphraser l’artiste, s’écrit du supermarché au musée.

Le troisième espace de ce premier niveau est probablement le plus intense de la visite. Une trentaine de pièces de l’artiste David Hammons – artiste pour le moins réticent à l’idée d’exposition monographique – sont réunies pour la première fois en France. Un diptyque, Minimum Security, encadre l’exposition. Au commencement, une vidéo de l’artiste chamanique dans une offrande à une structure pénitentiaire, ou plus exactement son ossature de traits solides (David Hammons parle d’outline), se concrétise par la projection buccale d’un liquide préalablement ingéré sur une cellule de prison.

À l’autre bout des espaces contigus d’exposition de ses œuvres, dans la pénombre voulue de la salle des pas-perdus, se trouve la structure pénitentiaire elle-même, dont la manipulation chronique de la porte sonne le glas du recueillement pour faire résonner un crissement puis un tintement assourdissants, qui closent l’espace aux contours solides. La cellule se rappelle ainsi à notre souvenir en sa fonction de privation de liberté et d’appareil du processus de déshumanisation.

La salle, dans ce rapprochement des cartes aux tracés des bateaux de la conquête coloniale, d’un côté, et de la prison, de l’autre, invite à penser la condition du détenu comme conséquence de l’exploitation commerciale du monde. Ainsi, cela renvoie au drapeau de Hammons (Oh say can you see), dans la première salle du parcours : un drapeau fragile, effiloché, endommagé, d’une Amérique panafricaine, dont l’ombre portée sur le mur, couleur charbon, révèle la face sombre, depuis l’esclavage, la ségrégation jusqu’aux violences policières des derniers mois.

Cependant, rien dans l’œuvre de Hammons ne se donne à voir de façon si sommaire et si littérale, tout est tourné vers l’interprétation ouverte à laquelle se prête une objectalité duchampienne et une précipitation du réel provoqué par l’assemblage (Cultural fusion), l’ornementation (le panier de basket de Untitled, 2000), la couleur (Orange is the new black), l’empreinte ou la confrontation de l’humain et du non-humain (Black mohair spirit, One stone head ou High level of cats).

La finesse et la force plastiques des œuvres de Hammons forment un ensemble exceptionnel dont aucune reproduction et aucun éparpillement ne peuvent rendre compte. Le déplacement est indispensable pour la découverte d’une trajectoire et d’une personnalité artistique hors du commun, qui allie un art conceptuel à une expressivité matérielle, à la fois maîtrisée et décloisonnée dans ses citations et ses emprunts, sur cinquante années (les premières pièces exposées datent de la fin des années 1960).

En trois temps, le ton est donné à ce nouvel espace d’exposition de l’art contemporain, cependant les étages réservent également aux regardeurs des pièces remarquables de Marlène Dumas, Miriam Cahn, Claire Tabouret, Rudolf Stingel … bien gardées par les Guardians de Tatiana Trouvé qui, avec ses chaises habitées d’objets, donne chair à l’absence – immédiatement contredite par l’incarnation toute politique, elle aussi, des employés pour la surveillance des salles – jusqu’à l’ensemble de Martin Kippenberger.

Cette réunion de pièces se fait l’écho des préoccupations parmi les plus délicates de l’actualité : autour de la question des appartenances communautaires, de leur histoire.

Les séries photographiques de Cindy Sherman, Martha Wilson et encore Helms Amendment (1989) de Louise Lawler poursuivent l’investigation quant à la possibilité du caractère politique de l’intervention artistique, tandis que le sous-sol, entre l’atmosphère de métamorphose organique propre à l’œuvre en studio de Pierre Huyghe et l’installation sonore de Tarek Atoui, accueille un auditorium qui laisse présager une programmation culturelle ambitieuse.

Impossible de rendre justice à tous les artistes exposés d’autant qu’il paraît indispensable de conclure sur une interrogation, en dépit de la réussite évidente de l’exposition et de la rénovation, accompagnées d’un catalogue où des voix les plus fortes de l’histoire et de la critique d’art se côtoient : Éric de Chassey, Élisabeth Lebovici, Daniel Soutif, Elvan Zabunyan… mais aussi la romancière Marie Darrieussecq et les responsables d’institutions Fabrice Hergott et Emma Lavigne. À la manœuvre, on retrouve Jean-Jacques Aillagon, Martin Bethenod et Bruno Racine : figures françaises de l’administration publique de l’art et de la culture pour le moins réputées.

Néanmoins, il n’est pas prématuré de s’interroger sur la place de ce nouvel espace, décidément puissant, de l’art contemporain dans un territoire urbain où l’offre muséale publique est déjà abondante et d’autant que l’ambition déclarée de François Pinault est de s’ouvrir « aux publics les plus divers, ceux qui partagent déjà la passion de l’art mais aussi et surtout ceux qui en sont le plus éloignés ».

Or, il est assurément des figures de mécènes emblématiques qui ont, à leur manière, changé le monde, à commencer par les époux Jean et Dominique de Ménil, Français émigrés au Texas en 1941, qui ont accompagné les travaux d’artistes américains contemporains (Pollock, Rothko, de Kooning…) et qui ont poursuivi leur engagement dans un rapprochement effectif de l’art et de ces « publics éloignés ».

Dans les années 1960, en réponse à la lutte pour les droits civiques, ils ont lancé un projet de recherches fondamentales sur la représentation des Noirs dans l’art occidental, recherches qui se poursuivent aujourd’hui sous une forme actualisée à l’université d’Harvard. Incontestablement, l’initiative privée peut avoir des effets considérables d’entraînement et de réactivité sociale, qualités que l’on ne demande qu’à créditer la Collection Pinault.

Dans cette perspective, elle établirait un projet ambitieux en correspondance avec l’effet d’annonce de l’ensemble soigneusement choisi pour inaugurer la Bourse du Commerce, car il n’a rien d’anodin et cette réunion de pièces se fait l’écho des préoccupations parmi les plus délicates de l’actualité : autour de la question des appartenances communautaires, de leur histoire, en lien avec les diverses sensibilités des individus dans la communauté politique, ou encore pour ce qui concerne la répartition inéquitable des rôles ou des chances des uns et des autres à l’échelle nationale et internationale comme dans l’intimité, et enfin quant à la variété de nos expériences dans les différents aspects de nos vies sociales dans le domaine religieux comme dans l’espace public.

Tous ces enjeux, endossés à titre collectif par ce panel d’artistes, annoncent une forme de vigilance politique, qu’incarnerait la Collection Pinault. Une vigilance dont cette exposition inaugurale, Ouverture, serait réellement un horizon d’engagement, à l’instar de ce qu’ont bâti les époux de Ménil en leur temps. C’est ce que l’on espère désormais de cette Bourse, qui, dans cette nouvelle version du commerce de l’art, entend couvrir et assumer ce qui s’est tramé et continue de se nouer depuis l’exposition universelle parisienne de 1889 jusqu’aux avatars plastiques du syncrétisme afro-brésilien du jeune homme noir aux cheveux de pop-corn d’Antonio Oba (2019).


 

Anne Lafont

Historienne de l'Art, Directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Notes