Art contemporain

Drone et queer – sur « Natures Mortes » d’Anne Imhof

Critique

Anne Imhof, Lion d’Or à la Biennale de Venise 2017, désosse le Palais de Tokyo et l’investit de plongeoirs et labyrinthes où s’aperçoivent, de loin en loin, parmi ses propres œuvres et celles de sa compagne Eliza Douglas, celles de Sigmar Polke, Sturtevant ou Delacroix. Ce faisant, l’artiste allemande installe un monde proprement queer où, après la fin des horizons, la survie passe par une stratégie appropriationniste.

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On a l’impression d’entrer au Berghain, la célèbre boîte de nuit des années 2000. Belle hauteur sous plafond, pénombre, ados androgynes au balcon. Enfin, pas exactement, mais on les imagine, on se les rappelle de la performance Faust, qui avait valu à Anne Imhof son Lion d’Or il y a cinq ans. Perchés en adidas sur des structures grillagées, ils regardaient les visiteurs. Il y avait aussi des chiens. D’une certaine façon, le pavillon allemand, vu de l’extérieur, évoquait un peu la pochette post-apocalyptique du Diamond Dogs (1974) de David Bowie, à la fois avant et après une dictature à la 1984.

Berlin (pour la galerie)

Au seuil de « Natures Mortes », un microphone érectile tendu vers le néant. Un Shure SH55 Series II, pour être précis, aussi appelé micro « Elvis », chromé, de scène, au look années 1950.

Il doit capter quelque chose, on ne sait pas quoi, ni où le son s’en va. Peut-être le cri qu’on entend parfois retentir à l’étage inférieur en est-il issu ? Ce micro ressemble à une antenne géante, on pense aux radios concrètes d’Isa Genzken, Weltempfänger (1987-2016), « récepteurs mondiaux » qui enregistrent en secret les voix des morts. Mais pas trace tangible de Genzken ici. Un peu plus loin, cette vidéo de Sturtevant… c’était où déjà ? Ce chien qui court en boucle le long d’un format plus que cinémascope… Ah oui, à la Julia Stoschek Collection, sur Leipziger Straße… Juste à côté, Wolfgang Tillmans : on l’a vu spinner au Möbel-Olfe à Kottbusser Tor, tu te rappelles ?

Cela fait trente ans que Tillmans documente notre désir des corps abandonnés, atomes de Lucrèce entrechoqués dans les raves puis les afters… Un monument, ce photographe, un peu comme le Tacheles, le célèbre squat d’après-Mur qui a fermé… Au fil du temps, Tillmans s’est mis à l’eau. Pas à la noyade, mais au ricochet en surface, à la dissolution. Récemment, c’est devenu un flot idyllique, la fluidité en mode « âge d’or ». On a vu ça, au Wiels de Bruxelles, juste avant le premier confinement, ses séries vidéo qui ne montrent que le va-et-vient de l’écume en mer. Brave Wolfgang, qui a eu la bonne idée de vieillir en même temps que nous. Voilà pour la mélancolie.

Quant à l’Américaine Trisha Donnelly, elle est à la galerie Buchholz, comme Imhof, Genzken et Tillmans, mais aussi Alvin Baltrop et Jutta Koether, qu’on retrouve dans « Natures mortes ». Cela contribue à l’air de famille et déjà-vu. Un peu plus âgée que Anne Imhof, Donnelly fournit ici un point d’orgue à la première partie du parcours de l’exposition, avec une vidéo qui donne l’impression d’aborder à L’Île des morts du peintre symboliste Böcklin : même surcadrage et sentiment d’engloutissement lent. Imhof importe encore deux artistes de son autre galerie berlinoise, Sprüth Magers : Rosemarie Trockel et Cyprien Gaillard, lequel donne une série de ses polaroids à maries-louises démesurées et scalariformes, représentant ici avec humour des cadavres de Jägermeister, cette sorte de Chartreuse allemande remise au goût du jour par les touristes teufeurs agueusiques, un symbole de l’easyjetisation de Berlin.

Mais avant ça, on est arrivé par un Passage, haut corridor en métal et verre récupéré dans une fabrique turinoise avec ses graffitis d’origine, qui suit la courbe initiale du Palais de Tokyo. On se croirait en bateau sur la Spree, descendant le long des ruines industrielles de l’ex-Est jusqu’à Großer Müggelsee. Effet garanti : reflets, transparences, échos de spectres entre nous-mêmes et les œuvres accrochées. Présentées dans une distance inatteignable, celles-ci appartiennent au passé, emmurées sous verre, visibles au fond d’un miroitement, recouvertes de traces et de notre présence désincarnée. Le flâneur arty du Berlin des vingt dernières années ne se sent pas dépaysé. Là-bas, toute la ville est ainsi, gardant sous cloche les traces de l’histoire bombardée ou bien reconstruisant « à l’identique » – et à la fois ostensiblement dissemblables – les palais disparus.

Rester coi (vie nue)

C’est toujours un grand amusement pour les élèves au lycée d’apprendre que « nature morte » se traduit en anglais ou en allemand par « vie immobile », still life ou Stillleben, expression qui semble avoir précédé dans le temps la version française. On trouverait ainsi aux XVIIe et XVIIIe siècles une « vie coite » traduite du hollandais ou « natures inanimées » sous la plume de Diderot, avant que l’usage ne soit fixé en « nature morte ». « Coi, coite », en français littéraire, c’est « tranquille » et « silencieux », comme la campagne au point du jour ou nos cœurs sous Atarax, voire « douillet » comme une paire de chaussons rembourrés.

Et de fait, il y a bien quelque chose de confortable dans ce qui apparaît d’abord comme un post-romantisme de ces « Natures mortes ». En sortant, on se dit que l’horizon politique est ici en quelque sorte vintage. Il y a des signes, on l’a dit : le micro Elvis, ou la récurrence des guitares électriques, posées à plat comme sur un cercueil, une batterie et des amplis Marshall, ou encore la présence écrasante d’une série de Sigmar Polke, Axial Age (2005-2007), qui a surtout été montrée à Venise et dont les transparences sont une source évidente du Passage d’Imhof. Mais surtout, l’obsession du champignon atomique, que Imhof, qui est d’abord dessinatrice et peintre avant d’être installationniste de corps, représente dans ses toiles des séries Sunset ou Nature.

Donc on est frappé : instruments de musique du siècle dernier, apocalypse elle aussi archaïque. Car la mort atomique, c’était celle promise aux boomers et à la génération X. Et il faut le bien le reconnaître : la fin du monde, c’était mieux avant. Du moins y avait-il une fin. On allait tous crever ensemble, pulvérisés, sans presque s’en rendre compte, la Terre allait exploser d’un coup d’un seul, ou presque, sous l’effet de notre bêtise. C’était propre et net. Et d’ailleurs, en se donnant tous la main, comme le chantait John Lennon, si l’on voulait, on pouvait décider la paix du jour au lendemain, il fallait juste bien viser. Alors que nous autres, pauvres contemporains de nous-mêmes, nous sommes désormais promis à une interminable agonie sous le double coup des guerres asymétriques et d’une dégradation climatique irréversible. Plus personne ne croit qu’un crépuscule va soulager notre douleur.

Sans doute faut-il comprendre ces références obsolètes précisément comme dénoncées, mises sous cloche, on l’a dit, « natures mortes ». Dans le chapitre central de son exposition, Anne Imhof a installé des Rooms, un labyrinthe de parois translucides qui consistent parfois en « chambres », et forment aussi une agora géante, scène où les visiteurs et visiteuses sont interprètes et spectateurs à la fois. Pour les « chambres », elles sont à ciel ouvert, donnent sur des œuvres : Cy Twombly, Joan Mitchell… Et le mot choisi pour dire « labyrinthe » est ici l’anglais Maze : à savoir un dédale aussi bien mental que physique, figuré et littéral.

Peut-être faut-il alors faire un effort d’anamnèse pour ressentir de quoi il s’agit, remonter le courant de nos expériences vécues avec Imhof. Du labyrinthe vitré, revenir à Faust en 2017, où nous, visiteurs, devenions les gardiens et les prisonniers d’un jeu spéculaire évoquant la « vie nue » du réfugié et de l’état d’exception devenu norme, sans qu’on puisse se situer d’un côté ou de l’autre du sol de verre qu’elle avait aménagé dans le pavillon nazi. De là, se rappeler la performance Angst II (« peur », « anxiété ») en 2016 à la Hamburger Bahnhof, où des drones survolaient les visiteurs en train, comme l’a fait remarquer une critique, d’instagrammer une série de tableaux vivants — dont certains montraient les performers consultant eux aussi leurs smartphones, sur lesquels Anne Imhof envoyait des instructions.

Dans le labyrinthe de « Natures mortes » s’opère cette même surveillance, ce même décollement, mais plus imperceptiblement : parce que le maze est aussi mental, on ne peut s’empêcher de se regarder avancer dans l’exposition depuis « en haut », comme si l’on s’observait dans une maquette, cherchant à nous repérer. Nous sommes nos propres drones. Et d’une certaine façon, de sujets d’une communauté à venir, nous voilà devenus les automates d’une guerre introuvable et omniprésente.

Temps queer (différence et répétition)

Un autre élément qu’Anne Imhof arrive à ne pas faire sauter aux yeux, à rendre indiscernable, dont elle fait adéquatement un non-sujet, c’est le caractère queer de « Natures mortes ». Elle l’a déclaré plusieurs fois en entretien : elle ne veut pas être lue par ce filtre. Elle cite parfois Warhol comme une de ses influences. Sa dernière pièce performative, Sex (2019), dont on projette ici une vidéo, s’accompagne en principe de sérigraphies répétitives, volontairement warholiennes, d’un portrait de l’artiste Eliza Douglas, sa compagne et alter ego. Ensemble, elles signent la musique électro qui anime notre parcours. Quant aux toiles de Douglas en solo, elles se jouent des icônes pop des années 1990, entre manga et metal.

Donc, il n’y a pas de revendication queer dans l’art d’Imhof et Douglas. En revanche, elles créent ensemble un monde littéralement « merveilleux » où le queer est inquestionnable. On sait que le régime du « merveilleux » se distingue de celui du « fantastique » par le placement du curseur entre sujet et objet. Dans le fantastique, les phénomènes étranges sont subjectifs : en général, dus à une possible hallucination du narrateur, comme chez Edgar Poe. Le merveilleux est le régime du conte de fées : il existe objectivement des ogres et des dragons. Ceux-ci n’ont rien d’étrange. No need to mention, comme on dit en anglais. Le merveilleux est aussi le régime du queer chez Warhol ou Imhof : il n’y a pas de différence sexuelle, et cela va sans dire. Par exemple, on ne dit pas que Cy Twombly, Klara Lidén ou Paul Thek, tous exposés ici, sont queer.

Même sans drone, « Natures mortes » présentifie la machine survolante grâce à des systèmes de haut-parleurs montés sur rails au plafond, et qui nous baladent d’un bout à l’autre des espaces d’expositions. L’effet résultant est exactement celui décrit par le critique Gene Swenson à propos des œuvres de Warhol (c’est à lui que le pape du pop avait déclaré « Je veux être une machine ») :
« Ces peintures ne sont pas des miroirs de la société. Ce sont des miroirs de ce qui nous atteint sans que nous le remarquions ou nous en rendions compte. D’une certaine manière, on pourrait dire qu’elles objectivent l’expérience, transforment les émotions en choses, de sorte que nous puissions les gérer. »

Pour transformer les émotions en choses, la répétition est une tactique adéquate. Répétition et différence, bien entendu, comme dit l’autre, donc plutôt « reprise ». Par exemple, celle qui s’applique à l’objet-totem dont Imhof balise son exposition : selon le design et le point de vue, il s’appelle High Bed (« lit haut »), Dive Board (« plongeoir ») ou Stage (« scène »), mais il est toujours reconnaissable. On l’a vu dans ses diverses performances : c’est sur lui que se juchent, s’assoient ou se couchent ses danseurs agenrés. Cette reprise appartient à une représentation du temps qu’on pourrait dire proprement queer : celle de l’éternel retour ou de l’in-différence, contre la linéarité du temps hétéronormé qui fait progresser et changer le sujet, avec une identité définie pour horizon.

À ce titre, il est rien moins qu’innocent qu’Elaine Sturtevant ouvre le parcours et qu’on la retrouve tout au long, associée en particulier au Nu descendant un escalier de Duchamp, plaisanterie para-cubiste sur la chronophotographie de Muybridge, cet étalon artistique de la perception linéaire du temps. Sturtevant est une artiste américaine appropriationniste qui s’était fait une spécialité de copier les œuvres de ses contemporains : d’abord les pops (Warhol, Oldenburg, Rauschenberg…) puis la génération de Gonzales-Torres. Ici, c’est donc à Duchamp et à la question du temps qu’elle est principalement reliée.

À n’en pas douter, il y a quelque chose de ce geste d’appropriation et de « reprise » dans le rapport d’Anne Imhof à ses prédécesseurs et ses contemporains : d’où cette impression vintage d’émotions transformées en choses quand on pénètre « Natures mortes ». Avec une variation importante : c’est la visiteuse ou le visiteur qui se charge, au moyen du dispositif proposé, de faire l’inclusion sous résine expérientielle des œuvres présentées. Une appropriation qui n’est autre, bien sûr, que celle de la perte.

 

« Carte blanche à Anne Imhof, Natures Mortes », Palais de Tokyo, Paris, jusqu’au 24 octobre 2021.
Palais de Tokyo, ouvert tous les jours sauf le mardi, de 10h à 22h.

 


Éric Loret

Critique, Journaliste