Cinéma

Freak show – à propos d’Annette de Leos Carax

Journaliste

Dans ce film-opéra pop ultra sombre, le cinéaste semble vouloir casser le beau jouet luxueux qu’il s’est offert. Moins inspiré que Holy Motors, même s’il secrète de beaux éclats, Annette semble contaminé par une noirceur maladive jusque dans sa forme.

Sur Annette, tout semble déjà avoir été dit, puisqu’il s’agit d’un film-événement à divers titres : retour de Carax, reprise de Cannes et de la vie cinéphile d’avant, film d’ouverture, rampe de lancement du festival et du redécollage espéré du cinéma en salles, projet ambitieux plusieurs fois avorté puis rebooté dont les gazettes parlaient depuis des années, casting de stars internationales… Tout cela semble avoir cristallisé une sorte d’enthousiasme obligatoire et quasi-unanime : peu de réserves dans la presse, hormis celles, prévisibles, ricanantes et jouées d’avance d’Éric Neuhoff dans Le Figaro.

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La bulle cannoise étant soumise à une temporalité et une vitesse qui n’ont rien de commun avec celles du monde normal (fut-il lui aussi numérisé), Annette est déjà de l’histoire ancienne pour l’espace-temps de la Croisette (il y a deux jours ? il y a donc un siècle), remplacée par les films qui se succèdent et effacent les précédents quotidiennement, voire heure par heure : déjà Lapid, Ozon, Carrère, Harari… bientôt Ducournau, Moretti, Audiard, Weerasethakul, ou le premier film pépite qui enflammera Twitter dès la sortie de projo (ou même pendant). Ainsi va Cannes…

J’écris ce texte à Paris et ici, dans le monde normal, Annette est encore tout frais dans sa première semaine d’exploitation, même pas encore dans son premier week-end. À l’heure de ces lignes, le public semble mordre tièdement : le film est certes deuxième au classement de la première séance derrière Black Widow, mais avec une moyenne de spectateurs très… moyenne. Sans préjuger de la carrière d’Annette au box-office, on peut au moins déjà dire que son succès ne sera pas à hauteur de l’évènement médiatique et critique annoncé.

Une fois liquidée cette question qui concerne surtout les distributeurs et les amateurs de statistiques, qu’en est-il du film, le seul enjeu qui nous occupe ici ? Il est décevant et passionnant. Passionnant parce que décevant. Et parce qu’il s’agit de Leos Carax, cinéaste rare qui nous est cher depuis quatre décennies et un entretien exceptionnel dans Les Inrocks en 1991. Annette est un beau film malade comme disait Truffaut, une œuvre peu aimable, une dramédie musicale monstrueuse tant par les personnages et situations décrits que dans sa forme même. Imaginez un mégashow de Queen où soudain les instruments dérailleraient, où le spectacle s’autosaboterait, où Freddy Mercury se mettrait à chanter des textes de Ian Curtis ou de Charles Manson. Tel est l’arrière-goût dominant amer, morbide, déstabilisant et pas toujours agréable que laisse Annette.

Bien sûr, Carax n’a pas perdu tous ses tricks de forain magique du cinéma, même s’il fait des films tous les 32 du mois. Témoin la séquence d’ouverture, unanimement louangée et où l’on rejoint le chœur critique enchanté : Carax est là, dans le studio d’enregistrement des Sparks, on branche les guitares (plans subliminaux de fétichisme rock), sous la baguette de Leos chef d’orchestre et chef de troupe, Monsieur Loyal embarquant toute l’équipe du film du studio à la rue, de l’envers du tournage à la fiction, du réel à l’imaginaire, alors que la pop opératique des frères Mael s’envole.

Ouverture parfaite, oui, pour le film, pour le contexte Carax, phénix qui renait de ses cendres et d’un long sommeil à chaque nouveau projet, et pour le contexte pandémique de la réouverture des salles de spectacles. « So, may we start ? » (alors, on peut commencer ?) énonce Leos et chantent les Sparks, et la question semble posée autant entre les protagonistes du film qu’aux spectateurs, aux exploitants de salles, aux dirigeants du monde et au virus du Covid. Mais alors que l’on s’attend ensuite à un feu d’artifice de cinéma et de musique célébrant les joies du spectacle retrouvé et du cinéma toujours ressuscité (l’art de Carax n’est-il pas depuis toujours de réveiller le cinéma menacé de mort ?), les choses se gâtent après cette prometteuse ouverture.

Carax nous appâte en nous promettant un grand film pop généreux en tours de magie cinéphile mais va très vite casser la promesse, désarçonner le spectateur et cracher une bile sombre jusqu’à la fin. Là encore, dans l’océan de noirceur que devient le film, il y aura des éclats de séduction surnageants : des amants enlacés sur une moto filant dans la nuit, les néons de la nuit hollywoodienne, une scène d’opéra se prolongeant dans une forêt à la Charles Laughton, une piscine de villa pourrissant de séquences en séquences direction l’ouverture de Sunset Boulevard… Beautés malades, lynchiennes, rimbaldiennes, parsemées dans un film un brin sado-maso qui prend un malin plaisir à caresser le spectateur à rebrousse-poils avec un gant de crin.

L’argument (le livret pourrait-on dire) est celui d’un couple de stars régnant sur les hauteurs de Bel-Air et du succès : elle, soprano célèbre, lui, stand-up comique trash-provoc’. Ils ont une fille, Annette, à partir de quoi leur couple et leur famille se désagrègent, le tout sous la lumière aveuglante, voyeuriste et mensongère des télés-tabloïds (un peu old school, à l’heure des réseaux sociaux). Vieille histoire faustienne : la gloire, le succès, l’argent ne font pas le bonheur, voire même tout le contraire, cela décuple souvent les névroses, les angoisses, les solitudes, les pulsions meurtrières ou suicidaires. Les dessous du spectacle sont glauques ? Oui, d’accord, mais ne le sait-on pas depuis longtemps ? Pour s’en tenir au cinéma, la première version d’Une étoile est née remonte à 1937, Sunset Boulevard ou Les Ensorcelés aux années cinquante, Showgirl à 1995…

Non seulement le constat n’est pas neuf, mais Carax le dresse ici sans la moindre nuance. Henry McHenry (Adam Driver) s’échauffe comme un boxeur, agresse son public à coups de monologues-uppercuts grinçants (dans le film, mais on le prend aussi un peu pour soi dans la salle), délaisse son Ann puis la tue. Il est également suspecté de multiples agressions sexuelles (scène qui n’est d’ailleurs pas développée, comme un placage #MeToo un peu mécanique). Comme le dit Annette, « papa tue des gens ». Driver prend ici le relais de Denis Lavant et de tous ces personnages masculins mi-homme mi-primates qui peuplent l’univers caraxien et en lesquels le cinéaste se projette.

Henry McHenry est un monstre, s’assume comme tel (il se surnomme Ape of God/Singe de Dieu) et Carax se mire en lui comme en une curieuse et masochiste image de lui-même. Annette aussi est une sorte de freak, à la Pinocchio, marionnette en bois affublée de grandes oreilles. À la fin, affranchie de la tutelle paternelle, elle deviendra humaine. Quant à Ann Defrasnoux (Marion Cotillard), elle existe à peine, si ce n’est comme victime, dans les livrets d’opéras qu’elle chante comme dans sa vie de couple avec Henry.

Une histoire hollywoodienne tragique, hantée par le meurtre et la mort sur fond de critique d’Hollywood comme biotope dangereux, pourquoi pas, beaucoup de grands films ont été faits sur un tel matériau. Mais dans Annette, la forme même du film semble contaminée par la maladie et reste en-deçà de la grâce et de l’inventivité de Holy Motors. Le rythme n’est pas toujours juste (parfois trop lent comme dans les monologues d’Henry, parfois trop rapide comme dans les inserts artificiels de flashes télé-people…), la partition des Sparks semble claudiquer entre belles envolées pop et sombres interludes frôlant la dissonance, et l’alchimie entre Driver et Cotillard ne fonctionne pas vraiment.

Il faut dire à ce sujet (et à la décharge de l’actrice) que leurs rôles sont totalement inégaux, Carax étant clairement aimanté par Driver et délaissant Cotillard dans une fonction de faire-valoir. Il est d’ailleurs étonnant que les critiques #MeToo-friendly et friands d’écriture inclusive n’aient pas remarqué ce point pourtant ultra-visible. Étant partisan de la liberté des artistes et opposé à des quotas paritaires à l’intérieur des fictions, ce déséquilibre au profit de Driver ne m’a pas gêné idéologiquement mais émotionnellement : il tire le film vers une noirceur névrotique trop radicale, trop mécanique, trop entière. Et il crée un manque : on aimerait en savoir plus sur Defrasnoux et sur ce qui tient leur couple, on voudrait que Cotillard se déploie plus amplement, que ces deux personnages aient plus de chair, plus de complexité et ne soient pas réduits à la belle fragile et à la bête toxique (qui finit par manger le film).

Mais la vraie monstruosité intéressante d’Annette, c’est sans doute son grand écart entre le désir de grande production hollywoodienne et la volonté de la démolir de l’intérieur. Comme si Carax avait demandé un beau et gros jouet luxueux pour tout de suite le démonter, le cabosser, le dépecer avec une insistance monomaniaque un peu effrayante, entre rage et dépression, dans un geste très radical-chic pas éloigné de celui de Gainsbourg brûlant un billet de banque en direct. Escalader une montagne pour mieux plonger dans un gouffre : voilà un exercice funambule de cinéma qui n’est pas sans risque, y compris pour le spectateur.

 

Annette de Léos Carax, en salle depuis ce mercredi 7 juillet.

 


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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