Séries

En confinement : du care en séries

Philosophe

Dans un monde vulnérable en proie aux confinements, Netflix a consolidé son emprise sur nos vies en s’occupant de nous et pas seulement en nous occupant. La réception intense d’En thérapie, diffusée par Arte, illustre cette nouvelle esthétique du care dont se sont emparées les séries. Si ces dernières prennent soin de nous, ce n’est cependant pas en nous replongeant dans le monde, mais en nous confrontant à une réalité où nous sommes radicalement absents et impuissants.

Je n’en reviens pas du succès d’En thérapie (Arte) qui apparemment a conquis même les spectateurs qui « d’habitude n’aiment pas les séries ». Peut-être : surtout ceux qui n’aimaient pas les séries, mais qui trouvent un étrange réconfort à suivre compulsivement les rendez-vous chez le psychanalyste qui occupent chaque épisode de la série. En thérapie est l’adaptation par Éric Toledano et Olivier Nakache de la série israélienne culte BeTipul, déjà adaptée pour HBO par le même réalisateur, Hagai Levi, avec In Treatment.

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Il s’agit bien d’une adaptation, au sens fort où elle reprend scrupuleusement la structure, les personnages, les blagues pénibles de la série israélienne, mais en contexte français, sans craindre les décalages que cela suscite : la déclaration d’amour de la patiente, concevable en contexte israélien ou américain, mais étrange ici ; le policier, traumatisé dans BeTipul parce qu’il a tué des civils en Cisjordanie, et dans En thérapie en gros malaise après le Bataclan ; l’analyste, Philippe Dayan (formidable Frédéric Pierrot), interventionniste et expliquant la vie à ses patients. Peu importent les invraisemblances car la série vaut par le care qu’elle instaure de façons multiples : care du spectateur pour des personnages éprouvés, auxquels il s’attache au fil de leurs retours répétés sur le divan ; et care que la série assure, au long de ses 35 épisodes, de son public traumatisé.

Par quoi alors ?

La question est complexe et l’on peut s’interroger sur l’ambigüité de cette œuvre magistrale. En thérapie prend soin en réalité d’un public quasi confiné, privé de contacts sociaux par le couvre-feu, la fin des loisirs et la distanciation et clairement dépressif (comme l’ont montré les enquêtes réalisées pendant la diffusion de la série, au plus bas du moral des Français). Le rendez-vous quotidien ou au moins régulier avec le psy est un réconfort, gratuit de surcroît, et qui ne nous expose pas, puisque nous sommes littéralement dissimulés derrière ou plutôt devant un écran. Le caractère fascinant de la série d’origine et de ses adaptations, de tous pays, c’est cette rupture inédite entre le privé et le public, qui l’apparente à la pornographie ; c’est cette façon de révéler l’expressivité humaine, celle des visages, des corps, celle de la parole, qui simultanément révèle et dissimule. La thérapie d’En thérapie est bien dans le shoot d’expression qu’elle procure, en un temps où, sauf dans l’univers domestique, l’on scrute le regard par-dessus le masque et où l’on ne sait plus entendre le ton ni percevoir le grain de la voix. Car la voix, dans ces séries, est inscrite et matérialisée dans l’espace comme dans le temps et ce qui « prend ».

Des séries qui prennent soin du public

La réception intense d’En thérapie est la forme extrême et caricaturale du rapport aux séries TV qu’a mis en place le confinement depuis un an. Les séries accompagnaient les vies ordinaires, elles s’avèrent une ressource ou un refuge en situation extraordinaire. Elles présentent des univers « de réconfort », devenus des souvenirs, où les gens vont au café, voyagent, se rencontrent et se touchent… Elles permettent à leurs spectateurs, tels les personnages d’un film catastrophe ou d’une série dystopique, de percevoir le prix et le charme d’une vie de tous les jours qu’on tenait pour acquise – on se rappelle June dans la S2 de The Handmaid’s Tale, regardant nostalgiquement des vieilles vidéos d’épisodes de Friends dans les locaux dévastés du Boston Globe. Les séries permettaient autrefois de s’évader du quotidien en plongeant dans des univers professionnels plus ou moins exotiques – flics, médecins, croque-morts, mafieux, milliardaires, espions. Désormais c’est la vie ordinaire qui devient précieuse, et inaccessible.

Les séries ont offert un semblant de continuité dans la rupture radicale de la pandémie, en maintenant le lien avec les personnages des séries qu’on attendait avec impatience de retrouver : tels ceux de This Is Us (NBC, 2016-) que l’on a retrouvés masqués et tenant leurs distances en septembre pour le début de la 5e saison. On en vient à apprécier le retour hebdomadaire de The Walking Dead (AMC) pour quelques épisodes destinés à laborieusement boucler une saison 10 que la pandémie et ses difficultés de production ont injustement interrompue – juste pour le plaisir de retrouver Carol, Daryl, Maggie… et Negan. TWD, série phare de la décennie 2010 particulièrement appropriée à la situation mondiale avec son ancrage initial dans une pandémie qui détruit la forme de vie humaine, avance inéluctablement vers sa 11e et dernière saison. La multiplication exponentielle des miniséries (souvent très réussies, comme récemment, entre autres, The Plot Against America, Mrs America, et The Queen’s Gambit) cache mal la défection progressive des séries au long cours qui nous ont accompagnés ces dernières années– qui prendra le relais de GoT, d’Engrenages, de Homeland ? et bientôt de Succession, de Ozark, de This Is Us et de TWD, toutes en fin de parcours ?

Les séries ont littéralement pris soin de nous durant le confinement : elles ont été un élément de régularité dans des vies chaotiques et anxiogènes, permettant d’élargir le cercle familial et de fréquenter tous les jours des « amis ». Retrouver Elizabeth II, Malotru, Berthaud… créait une continuité dans nos vies où ces personnages se sont installés. Un.e fan qui suit une série depuis le début peut vivre avec ses personnages pendant 3 à 7 années. Elle se soucie de ces personnages : ils sont objet de care. Netflix a consolidé son emprise sur nos vies en s’occupant de nous et pas seulement en nous occupant. Car les séries relèvent du care selon plusieurs modes : le sujet (la série représente souvent le care comme attitude ou travail, et les séries médicales restent un genre sériel majeur), le moyen (la série suscite notre care pour des personnages et nous n’aimons pas rester dans l’incertitude de leur sort : saurons-nous un jour ce que deviennent Mille Sabords et Pacemaker ?) et l’agency (la série exerce le care).

La grande classique Urgences articulait en permanence les exigences de la vie privée et du travail, et les conflits du soin (care éthique et médical). Six Feet Under était une extension du domaine du care aux morts ; comme de façon évidente Cold Case, rediffusée pendant le confinement et qui manifeste un care de victimes oubliées, en donnant un contexte tactile à leurs vies. On se souvient de l’obsession des fans pour les trajectoires des héros de Game of Thrones lors de la dernière saison en 2018. Les manifestations d’aigreur et propositions de fin alternative étaient de l’angoisse d’abandon. Le cœur des séries est l’affection que l’on a pour des caractères construits au fil des années, soigneusement écrits, et dont il est difficile de se séparer [1]. Nous sommes concernés par ce qui leur arrive, même si (ou parce que) ce n’est pas notre vie. La passion partagée pour les personnages d’En thérapie – et leurs départs/retours dans le cabinet du psy est une forme grave de cette affection.

Elle apparaît le plus clairement au moment de la séparation, à laquelle les meilleures séries (celles qui ont tenu le choc de la durée et arrivent à « boucler ») nous préparent attentivement, là aussi avec une forme de souci de nous ; on se souvient des départs progressifs et adieux aux spectateurs de chacun des personnages survivants de GoT. Les séries durables, souvent revues en confinement, nous éduquent à nous séparer de leurs personnages lors de conclusions magistrales (The Wire, Mad Men, Six Feet Under, The Americans sont des paradigmes) ; ce que n’ont pas besoin de faire les miniséries qui ne laissent pas vraiment le temps aux personnages de s’installer dans nos vies.

La série culte Banshee (Cinemax, 2013-2016) consacre exemplairement tout son dernier épisode aux mélancoliques adieux du héros à chacun des personnages, façon pour lui de se libérer des acteurs de sa vie pour trouver une autonomie. On se souvient encore, si on ne l’a pas revue en confinement, de l’ultime saison 5 de The Wire, qui faisait ainsi revenir au fil des épisodes chacun de ses personnages, majeurs ou mineurs. The Americans (FX, 2013-2018) travaille à nous faire quitter Elizabeth et Philip Jennings, un couple d’espions du KGB infiltrés aux Etats-Unis dans les années 1980, à l’image de Stan Beeman leur voisin et agent du FBI, qui au dernier épisode, les découvre et les laisse partir (let go) ; comme pour nous apprendre nous aussi à les lâcher, et à continuer, sans eux. Avec ces terribles onze minutes d’échange entre Philip et Stan dans un parking, la série constitue, dans la douleur, notre capacité de spectateurs à nous séparer des personnages, puis d’elle. Cet apprentissage de la perte est certainement une des formes inattendues de care des séries et par les séries ; et combien appropriée aujourd’hui.

Les séries TV ont depuis longtemps traité de pandémies et de destruction de la vie normale. TWD et Fear The Walking Dead préfigurent depuis 2010 la vie sur un continent dévasté par une épidémie. D’autres séries semblent nous avoir préparés à la fin de la forme de vie ordinaire : The Leftovers (HBO, 2014-2017) nous présentait un monde où un jour d’automne, 2 % des humains s’évanouissent d’une seconde à l’autre de la surface de la Terre. Aucune explication n’est donnée, et la série décrit la vie, invisiblement détruite par cette perte pourtant limitée, des habitants restants : comme si la disparition sans trace d’une part des humains rendait tout d’un coup visible le poids, la difficulté et la cruauté, de l’existence terrestre. Comme si cette vie détruite était déjà la nôtre avant – thème aussi de TWD. En 2014 aussi, la série belge Cordon (Carl Joos, Eyeworks) décrivait une épidémie mortelle à Anvers – contenue par des… « containers » – et l’organisation immanente de la société confinée [2]. Mais depuis 2020 les séries TV, même les séries médicales, n’ont pas su prendre le choc du Covid ; seule This is Us (NBC, 2016-) a affiché le lien entre la pandémie et le mouvement Black Lives Matter, dont le slogan a pris un sens plus précis et douloureux avec le tribut payé par les Noirs, en première ligne dans la lutte contre le virus. Il reste encore aux séries à répondre à la pandémie, de la façon dont elles ont depuis 2001 répondu au terrorisme.

Notre Homeland à nous

En thérapie, c’est un peu notre Homeland. La singularité de cette énième adaptation de BeTipul est en effet qu’elle se situe au lendemain des attentats de 2015, permettant pour la première fois de revenir en fiction sur des événements traumatiques qui continuent aujourd’hui de peser sur la culture et la politique en France. La série réussit ainsi à répondre à la fois à l’anxiété du confinement, et à celle de la menace terroriste. Elle traite une question essentielle aujourd’hui qui est celle de la sécurité humaine. Depuis 2001 pour Homeland (Showtime, 2011-2020) dont le générique s’ouvrait sur l’image des tours éventrées du World Trade Center ; depuis 2015 pour En thérapie, qui commence au lendemain du 13 novembre, nous vivons dans un monde vulnérable – et cette vulnérabilité s’est approfondie avec le Covid.

On note que Homeland était également une adaptation d’une série israélienne, Hatufim. Le tout dernier épisode, sortie au pic de la pandémie en 2020, était intitulé Prisoners of War (traduction littérale de « Hatufim »). Homeland mettait en scène dans sa S1 un personnage de militaire américain de haut niveau, Nicholas Brody, ancien prisonnier de guerre « retourné » par un leader islamiste, converti au terrorisme en captivité, puis accueilli en héros sur le sol américain, et une agente de la CIA un peu déséquilibrée, Carrie Mathison, qui le soupçonne et décide de le surveiller en permanence, notamment via des caméras cachées à son domicile. Homeland fut le paradigme d’un genre qui s’est développé de façon exponentielle depuis le début du siècle et que l’on pourrait appeler « sécuritaire », même s’il déborde largement aujourd’hui les questions de sécurité nationale (hélas le mot « sécurité » est aujourd’hui chargé de pulsions antidémocratiques). Ce nouveau genre de séries a en effet émergé en 2001 au moment du 11 septembre, de façon concomitante avec la série majeure 24h chrono [3], programmée et filmée bien avant. Ces séries sont pertinentes en temps de Covid car elles posent de façon décalée les enjeux constitutifs d’un état d’insécurité permanent, caractérisé par des menaces multiformes et des ennemis déterritorialisés.

En France, en Israël, aux États-Unis… le nombre de films et de séries révélant les coulisses des régimes démocratiques aux prises avec la menace terroriste a ainsi augmenté de manière significative depuis 2001 (outre Homeland et Le Bureau des Légendes (Canal+, 2015-), il y a eu The Looming Tower, Fauda, False Flag, Kalifat, Occupied et récemment l’admirable No Man’s Land… ). Ces œuvres et ces thématiques sont révélatrices d’un état moral du monde, vivant désormais sous la menace. Mais elles veulent aussi être des instruments d’éducation et d’information du public comme l’explicitait le premier épisode du Le Bureau des Légendes qui présentait à une nouvelle recrue le fonctionnement de la DGSE. La capacité réflexive de ces œuvres, qui offrent souvent de fortes analyses de la situation au Moyen-Orient, leur donne un rôle dans la conversation démocratique. Elles fournissent des référents culturels communs forts, qui peuplent discussions ordinaires et débats politiques. Ce qui a également permis un élargissement mondial de leur production, au-delà des USA. Par leur format esthétique, l’attachement particulier qu’elles suscitent à des personnages opaques et constamment sur le fil, la démocratisation et diversification de leurs modalités de visionnage (internet, streaming, forums de discussion), ces séries travaillent à la constitution d’un public, au sens de Dewey (d’un groupe concerné et apte à décider).

Car les séries « sécuritaires », par leur plongée dans des univers très particuliers, modifient l’expérience du spectateur. Si Homeland et LBDL nous manquent, c’est ainsi comme matrices d’intelligibilité, comme preuve que les séries pouvaient non seulement servir à représenter, mais à analyser les conflits internationaux et pas seulement les politiques nationales. L’Amérique n’a pas pour l’instant de successeur homegrown à Homeland ; et c’est la France qui en confinement engage le travail post-attentats avec LBDL, No Man’s Land et En thérapie.

24h chrono fut lancée au lendemain du 11 septembre, Homeland a pris le relais avec la même équipe en partie et la même mission, dix ans plus tard ; le 11 septembre y est omniprésent : « j’ai manqué quelque chose ». Homeland nous a abandonnés symboliquement lors d’une crise majeure face à un nouvel ennemi invisible et redoutable. Ainsi le moment où le chiffre des morts du Covid à New York a dépassé 3 000, donc le bilan des attentats du 11 septembre, a été une étape symbolique durement vécue mais peut-être le vrai début de l’après.

Le génie propre de Homeland fut, après avoir présenté de façon inédite le terrorisme domestique, d’exposer les manipulations du pouvoir exploitant la menace terroriste. Car le véritable ennemi de l’intérieur, ce sont les divisions et tensions qu’attisent les fake news et qui fragilisent le tissu social. L’ennemi désormais n’est pas une personne ou un groupe particulier, mais l’incapacité des gouvernants à répondre à la menace, au chaos – pour reprendre le titre de Fauda. Homeland a pris fin au milieu d’une nouvelle crise majeure, face à un nouvel ennemi invisible qui n’est plus le terrorisme, où c’est la vulnérabilité qui s’universalise et où la sécurité devient une question partagée et humaine. Ces séries sont écrites sous la menace, qui inclut désormais la réponse sécuritaire à outrance décidée par des dirigeants eux-mêmes de plus en plus dangereux, leur incapacité à gérer la crise sanitaire et à protéger les populations en dépit de leurs postures de compétences, la violence qu’ils suscitent par leurs politiques et leurs propos.

Homeland ne s’achevait pas sur un champ de ruines, ni sur un départ du lonesome héros au soleil couchant comme 24, mais sur le cœur de la série : la confiance entre Carrie Mathison et son mentor, Saul Berenson – seul lien solide au milieu des menaces du présent. Confiance, finalement envers le spectateur, que la série a éduqué durant ces années et à qui elle confie la responsabilité de continuer à réfléchir sur le monde, en affichant « to be continued ». Confiance dans les liens humains faibles et forts et dans le care comme ressource.

Retour aux années 1980

Carrie devant son écran de surveillance, hypnotisée, scrutant la vie intime de Brody dans les premiers épisodes de la S1 est probablement l’image la plus trouble et marquante de toute la série – parce qu’elle transforme le spectateur, faisant de nous tous des espions, nous mettant en charge de la surveillance : c’est ce voyeurisme qui est réinvesti dans En thérapie qui nous scotche, tels des Carrie amateurs, devant l’écran, scrutant… quoi ? quelle menace ?

24h chrono avait encore des méchants – des terroristes, ou des traîtres (Nina Meyers dans la S1, le président Logan dans la S5) mais Homeland changeait la donne en humanisant non seulement Brody mais d’autres ennemis. Les séries sécuritaires ont relativisé la figure du « méchant » en l’incarnant dans une variété de personnages. Le summum fut atteint par The Americans, déjà citée, qui suscita un attachement imprévu dans le public étasunien pour des espions, communistes, athées, tueurs, et (pire que tout) adultères à l’occasion.

La série se situait dans l’Amérique de Reagan dans les années 1980, qui se révèlent une période clé : un monde d’avant la chute du Mur, avec ses KGB, FBI, CIA ; d’avant l’Afghanistan, l’Irak, et bien sûr le 11 septembre. Où l’ennemi était encore bien identifié.

Le confinement mondial et la crise sanitaire n’auront donc vu ni une explosion des séries médicales ou épidémiques, ni des séries sécuritaires dans le climat « anxiogène » où c’est un ennemi dépersonnalisé et invisible qui s’en prend à l’humanité… mais un retour réflexif aux années 1980. Comment ne pas remarquer la quantité de séries récentes qui ont pour cadre les années Reagan ? Pour ne citer que les plus connues : The Americans donc, Halt and Catch Fire (AMC, 2014-2017), Show Me a Hero (HBO, 2015), Stranger Things (Netflix, 2016- ), GLOW (Netflix, 2017-2019), The Deuce (HBO, 2017-2019) Dark (Netflix, 2017-2020), Chernobyl (HBO, 2019), Cobra Kai (Netflix, 2018-), When They See Us (Netflix, 2019), Pose (FX, 2018), Deutschland 83, 86, 89…, et même les stars de l’année, The Queen’s Gambit (Netflix, 2020) et The Crown qui pour sa 4e saison, multi-récompensée il y a quelques jours aux Golden Globes, narre les années Thatcher et l’arrivée de Diana.

La série française Je te promets (TF1), adaptation de This Is Us, nous touche ainsi profondément par des allers-retours entre le présent d’une famille aux névroses dignes d’un tarif de groupe à En thérapie, et les années 1980 où elle s’est constituée autour de la naissance de jumeaux et de l’adoption d’un bébé noir abandonné le jour de l’élection de Mitterrand – dont on voit le visage se dérouler sur un écran télé au premier épisode, au moment fondateur de la série. Je te promets (différente en cela de This is Us), crée son arrière-plan affectif et tire sa puissance émotionnelle non seulement de la narration et de personnages admirablement interprétés, mais de références aux moments collectifs du dernier siècle qui ont construit notre histoire personnelle.

Il ne s’agit pas seulement de nostalgie, ni de jouissance esthétique à la Mad Men, même si ces séries elles aussi, en nous réinscrivant dans notre histoire, nous apportent du réconfort et s’occupent de nous. Mais de quel care s’agit-il ? Ces séries vivent de notre passé, en le montrant irrémédiablement révolu et pourtant à la source de notre insécurité actuelle, comme si elles demandaient de toutes sortes de façons cela a pu déraper. Comme dans ces Retour vers le futur inversés, où l’on va dans le passé mais sans rien pouvoir changer du présent. Ce qui nous est montré sur le petit écran est alors, comme le notait Stanley Cavell du grand écran [screen], un monde dont nous sommes exclus, tels Carrie devant son écran. « L’écran est une barrière. Il me cache [screens] du monde qu’il contient – autrement dit, il me rend invisible. Et il me cache le monde. »

Le monde projeté au cinéma n’existe pas (plus) et je ne peux en faire partie. Le critique de cinéma Victor Perkins notait ainsi que « nous sommes impuissants par rapport à l’image parce qu’elle présente des actions déjà réalisées et enregistrées ; elle ne nous donne aucune influence et ne permet aucune possibilité d’intervention ». Ces séries « placées » dans les années 1980 nous présentent un déroulement nostalgique mais implacable de l’action et de l’histoire, à la façon dont les scènes des années 1980 de This is Us et Je te promets conduisent irrémédiablement à la mort du père.

En cela les séries de 2020 sont devenues au même titre que le cinéma « une image mouvante du scepticisme ». Elles ne se contentent pas de nous faire apprécier la vie d’avant, et d’élargir fictivement notre champ d’expérience et notre cercle de relations en confinement. Si elles prennent soin de nous, ce n’est pas en nous remettant dans le monde, mais en nous en séparant, en faisant écran, nous montrant une réalité où nous sommes radicalement absents et impuissants – mais que nous pouvons rêver et regretter, comme une période mythique. Certes ces séries visent souvent à nous faire réviser notre vision du passé (When They See Us (Netflix) qui revenait sur l’histoire terrible des « 5 de Central Park » en est le plus bel exemple) et à réparer, si possible, des erreurs. Elles rompent avec un historicisme implicite et l’illusion d’un progrès de l’humanité global et partagé. Elles parviennent à démontrer l’emprise des années 1980, celles de l’essor du capitalisme, sur les catastrophes présentes. Mais surtout, elles nous montrent un monde disparu, dont nous ne sommes plus du tout certains qu’il n’était qu’une étape vers un avenir meilleur.

NDLR : Ce texte a été réuni avec un autre article de Sandra Laugier, « Sur la deuxième vague des séries américaines féministes », en une publication papier disponible en librairie dans notre collection « Les Imprimés d’AOC ».


[1] T. de Saint Maurice, « Portrait du sériphile en philosophe », in A. Gefen, S. Laugier (dir.) Le pouvoir des liens faibles, CNRS editions, 2020 . S. Laugier, Nos vies en séries, Climats, 2019.

[2] L. Herszberg et P. Ziemniak, du festival Series Mania, font un excellent inventaire de ces séries prémonitoires, notant que beaucoup curieusement n’ont pas été diffusées en France.

[3] S. Allouche et S. Laugier (dir.), 24h chrono, naissance du genre sécuritaire, Vrin, 2021.

Sandra Laugier

Philosophe, Professeure à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] T. de Saint Maurice, « Portrait du sériphile en philosophe », in A. Gefen, S. Laugier (dir.) Le pouvoir des liens faibles, CNRS editions, 2020 . S. Laugier, Nos vies en séries, Climats, 2019.

[2] L. Herszberg et P. Ziemniak, du festival Series Mania, font un excellent inventaire de ces séries prémonitoires, notant que beaucoup curieusement n’ont pas été diffusées en France.

[3] S. Allouche et S. Laugier (dir.), 24h chrono, naissance du genre sécuritaire, Vrin, 2021.