Cinéma

Élans et distractions –  sur Julie (en 12 chapitres) de Joachim Trier

Critique

Très remarqué au dernier festival de Cannes et récompensé par le prix d’interprétation féminine pour la révélation Renate Reinsve, Julie (en 12 chapitres) de Joachim Trier rencontrera à coup sûr un public conquis. S’il joue sur des effets de reconnaissance culturelle et sentimentale, le film est bien plus qu’un fétiche générationnel sur les choix et les hésitations d’une vie à deux. C’est aussi un conte moral où le ménage entre la séduction et la distraction mène à une indéniable et très personnelle mélancolie.

Julie (en 12 chapitres), le cinquième long-métrage de Joachim Trier, est un film littéralement « adorable ». Il exhibe ses arguments pour se faire aimer : un sujet à la fois ordinaire et ample (le désarroi amoureux de la génération des 30-40 ans), à fort potentiel d’identification, un cinéaste à la touche délicate déjà identifiée (Oslo, 31 août en 2012, succès surprise d’il y a quelques années, nouvelle adaptation du Feu Follet, qui remettait au goût du jour le dandysme de la lente extinction existentielle), et par-dessus tout, un évènement finalement rare dans le cinéma contemporain : un film écrin pour une actrice rayonnante, jusqu’alors passée sous les radars cinéphiles. On ne s’ennuie jamais à contempler la lumineuse Renate Reinsve (prix d’interprétation féminine à Cannes), absolument de tous les plans, déployant l’étendue de son registre, irradiante jusque dans les moments de tristesse et de crise.

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À l’orée de la trentaine, Julie a derrière elle un parcours universitaire à rallonge et une situation professionnelle encore précaire (libraire à mi-temps, en attendant de s’accomplir comme photographe). Elle rencontre Aksel, auteur de BD underground déjà renommé, plus âgé qu’elle. Malgré leur amour sincère, construire une vie à deux n’est pas si simple. D’autant plus qu’elle ne va pas tarder à rencontrer un autre jeune homme… L’ordinaire d’une telle histoire permet à chacun, selon son âge, son genre, son vécu sentimental, d’y trouver des échos personnels.

Le film situe d’emblée sa réception dans une complicité quasi-amoureuse.

Découpé donc en chapitres – traités soit sur le mode du court-métrage autonome, soit sur celui du simple moment révélateur, et brassant plusieurs tons et registres – le film met Julie en scène face aux « autres » (titre du premier chapitre), péripéties et quiproquos qui rabattent les cartes de ses aspirations sur l’amour, le couple, la famille, ce qui a été déjà plus ou moins construit et ce qui reste à venir. Il est à noter que le personnage de Julie n’a pas de confident.e ou d’ami.e de jeunesse qui lui permettrait de mettre des mots sur ses dilemmes ou ses hésitations. Plutôt qu’une invraisemblance, préférons y voir un refus de facilité d’écriture. Pas de scène « où l’on fait le point ». Julie doit constamment composer face à ses amoureux et à leurs amis, ou face à sa propre famille.

Conséquence imparable de ce parti-pris : c’est le spectateur ou la spectatrice qui est d’emblée mis dans la situation du confident.e – meilleur.e ami.e, et qui se demande pourquoi la situation est si difficile pour Julie alors qu’elle a tout pour elle. C’est la grande force du film – et aussi la raison pour laquelle il est possible d’exprimer sa réticence – de situer d’emblée sa réception dans une complicité quasi-amoureuse.

Qu’est-ce qu’on construit à deux ? Quel est le temps qu’on a pour soi dans un couple ? À ces questions – que le film a l’élégance de ne pas poser trop frontalement – les réponses ne peuvent être qu’incomplètes. Une fois passées les multiples occasions manquées qui ont jalonnées le parcours de Julie, et un épilogue hanté par le spectre de l’autodépréciation, il est d’ailleurs impossible de savoir quel sentiment prédomine : tristesse, apaisement, ou cruel retour à la case départ ?

Prenons l’énigme de cette conclusion comme un gage de réussite du film : son pari réussit à faire émerger derrière les signaux de séduction, les marques de connivence et les « effets de cinéma » une appréhension (à tous les sens du terme) plus sincère et secrète. C’est aussi le paradoxe productif d’un film générationnel qui est conscient de la vanité qu’il y a à courir derrière l’époque. De fait, il trouve un autre élan, son propre élan, esquivant les reliquats du passé comme la crainte de l’avenir.

L’emblème du film est une scène de rupture traitée comme un « arrêt sur sentiment » (comme il y a des arrêts sur image). Un matin, Julie ressent de la lassitude au moment où son conjoint lui sert son café. Elle appuie sur l’interrupteur de la cuisine, et tout, sauf elle, se fige. Elle descend les escaliers de l’immeuble, traverse la rue, où les transports comme les passants, restent figés. Elle traverse la ville à grandes enjambées pour rejoindre son amant. Tous deux flânent ensuite dans un Oslo statufié.

Les grands moyens sont mobilisés pour signifier littéralement que « le temps s’est arrêté », dans ce moment à la fois badin et grandiose, qui va vite s’évanouir. La rencontre amoureuse vient parasiter l’ennui du quotidien, mais cet « arrêt sur sentiment » n’est pas si net que ça. On peut le dilater, l’explorer. On peut même s’y lover, mais cette heureuse parenthèse a sa contrepartie. À son retour à la maison, et après avoir rappuyé sur l’interrupteur, elle n’échappera pas à la grande scène d’explication et aux larmes qui en découlent. Mais pour l’intensité de cette course vers le bonheur, les frissons de ce moment trouble et décisif, où l’on tourne le dos à une vie passée sans savoir ce que nous réservera la vie d’après, le jeu en valait bien la chandelle.

La précision de l’écriture joue aussi sur le dévoiement des registres. Une mécanique de comédie (quiproquos, contretemps) est mise au service de propos plus dramatiques (révélations de mensonges et de lâchetés). Plane aussi l’ombre du Woody Allen de la grande époque : raconter une histoire d’amour fondatrice de sa vie d’adulte et les souvenirs qu’on en gardera (comme dans Annie Hall), utiliser la scénographie de la ville et la majesté de sa lumière en écrin de tourments intimistes (comme dans Manhattan).

Les 12 chapitres du film dessinent ainsi une « poursuite du bonheur » (pour évoquer ce que disait Stanley Cavell sur les comédies de remariage des années 1930-1940) amendée (voire minée ?) par une esthétique de la distraction. Le prologue pointe d’emblée un parallèle entre deux diversions : celle de notre époque, si prompte à multiplier les sollicitations numériques ininterrompues (notifications sur le smartphone, flux des réseaux sociaux, etc.), et celle du personnage-titre, changeant plusieurs fois d’orientation (études de médecine, puis de psycho avant de s’établir en « slasheuse » photographe/libraire, plus ou moins épanouie).

La forme du film composite – certes moins que celle d’un Tarantino ou d’un Lars Von Trier, autres cinéastes adeptes de la méthode d’écriture en chapitres – revendique le désir d’aller directement aux scènes-clefs, à la manière d’un best-of biographique, en s’épargnant le souci des transitions et du tricotage narratif. En somme, le film se met au diapason du tempérament de son héroïne, court d’emblée vers ce qui l’intéresse, s’autorise des ellipses, des passages d’une saison à l’autre, et des coups de barre narratifs assez secs.

Commencé ainsi sous les auspices de la comédie de mœurs, le film vire ostensiblement au mélodrame tire-larmes dans son dernier acte. Pour autant, les coups de force du scénario (personnages qui se recroisent « comme par hasard », dialogues parfois explicatifs), peut-être artificiels sur le papier, sont aussi des moyens de continuer à donner un cap au récit, malgré son propre appétit pour les distractions et détours de l’existence.

Quelles sont les traces d’une histoire d’amour, les traces des fétiches générationnels, les traces des émois sentimentaux et culturels de nos 20 ans ?

En jouant ce jeu de la perpétuelle distraction, le film affirme sa grande cohérence tout en prêtant le flanc à la critique. Car en termes d’écriture cinématographique, cette distraction se traduit par des signaux de séduction envoyés à flux tendu. Panoplie d’effets visuels (ralentis, montage patchwork, mouvements de caméra très composés, séquence psychédélique ou en animation), BO playlist, voix off suave et légèrement ironique, et plus largement le bon goût fort urbain des personnages, de leurs habitudes, de leurs références. Tout un attirail qui peut fatiguer, voire apparaître pour de l’épate et laisser à distance.

Mais ce vernis n’a d’intérêt que quand il se craquelle. Précisément, la question c’est de savoir ce qui restera, quand tout cela se sera évaporé. Quelles sont les traces d’une histoire d’amour, les traces des fétiches générationnels, les traces des émois sentimentaux et culturels de nos 20 ans ?

Si le film pose ostensiblement au générationnel, encore faudrait-il s’entendre sur la génération dont il est question ici. D’emblée, la relation de couple se base sur plusieurs déséquilibres. D’abord d’âge : Julie atteint à peine la trentaine, quand Aksel affiche 44 ans au compteur et songe à la paternité. Ensuite de reconnaissance : après son parcours universitaire à rallonge, Julie peine à s’affirmer comme photographe, quand le problème d’Aksel, auteur de BD renommé, est de rester fidèle à son « éthique underground » quand Le Lynx, son héros de papier gentiment transgressif, est adapté dans le cinéma mainstream. Le film explore une post-adolescence qui n’en finit pas de finir, tandis que Julie se demande si la vraie vie a vraiment commencé, si elle n’est pas davantage spectatrice qu’actrice de son existence. Mais ce sont, au fond, les personnages masculins plus âgés qui apparaissent encore tout cousus d’adolescence : accro à la BD et à la musique pour Aksel, sans véritable ambition professionnelle pour le second amant Eivind.

Cet écart d’une demi-génération et d’accomplissement dans la sphère culturelle et/ou professionnelle laisse apparaitre d’autres hiatus secrets et moins avouables, sur le féminisme et l’activisme écologique. Sur ces deux grandes causes (sur lesquelles on pourrait croire que les pays scandinaves sont plus en avance), chacun des deux amants de Julie laisse percer son agacement, dans des scènes mêlant le comique et le pathétique, étranges épiphanies intimes (découvrir l’objet de son amour sous un nouveau jour), rehaussées par la majesté du paysage (les grands espaces des excursions montagnardes, ou la neige de Noël dans les rues d’Oslo).

C’est la force du film d’entrelacer points de vue antagonistes et malentendus affectifs, dans des environnements à la fois quotidiens et somptueux. C’est aussi sa part de malignité de ne pas aller plus avant et de jouer la suspension sur certaines questions brûlantes de l’époque. (L’amusant chapitre « la fellation à l’ère #metoo » en reste d’ailleurs un peu trop au stade de la blague.)

Mais peut-on réellement faire ce procès à un film qui fonctionne essentiellement sur la dimension projective ? La force et la finesse de cette écriture est de parvenir à condenser ces moments, où derrière la mise à jour de révélations (les mensonges paternels, la déception conjugale) percent de nouvelles énigmes. C’est à chaque spectateur et spectatrice de prendre alors le relais et de privilégier la part intime ou sociétale de ses expériences ou souvenirs.

La mélancolie de Joachim Trier se construit sur plusieurs hantises : l’évanouissement de l’amour, la fuite des sentiments, les seuils d’âge, mais aussi la dématérialisation des objets culturels. Il semblerait même que l’ambition du film soit de devenir lui-même un fétiche de son époque, une œuvre que certains et certaines chériront autant qu’un album musical (la mélancolie pop et ouvragée, les chapitres comme autant de singles) ou qu’un roman graphique (la fluidité de la narration, l’assurance du trait, l’élégance de la ligne claire).

Vient encore en jeu l’écart de demi-génération entre les protagonistes du récit. Vers la fin, Aksel revendique d’être de la dernière génération où la culture se transmettait encore par des objets qu’on pouvait tenir dans la main, qui nécessitait un trajet physique (et l’excitation procuré par celui-ci) pour se les octroyer. Tout ce qui lui reste, c’est un savoir de niche sur des petits groupes ou des auteurs favoris de ses 20 ans. Savoir dérisoire autour d’objets évanouis, mais finalement essentiels pour la constitution du goût, de l’appréhension du monde et plus globalement de « l’art d’aimer » (l’autre nom de la critique, pour reprendre les mots de Jean Douchet).

Le flux contemporain des industries culturelles pourrait-il être infléchi, en un autre « love stream » (pour reprendre cette fois le titre du film-testament de John Cassavetes et Gena Rowlands) ? À coup sûr, cette sédimentation affective et culturelle viendrait démentir l’idée reçue que distraction rime avec insatisfaction. La question n’est peut-être posée qu’indirectement par le film. Elle n’en reste pas moins touchante.

Julie (en 12 chapitres), de Joachim Trier, présenté au festival de Cannes en juillet 2021, sortie en salles le 13 octobre 2021.


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