Littérature

Des heures à regarder la fourmi tourner – sur Chevreuse de Patrick Modiano

Critique

Le retour en terre connue mais plus tout à fait, embrumée par les errances du temps qui passe, procure une familière étrangeté. Empruntant les chemins sinueux de la mémoire, jonchés de fantômes et de références discrètes à ses précédents romans, Modiano recompose les années de son enfance passées à Jouy-en-Josas et fait de Chevreuse la matrice de son œuvre.

Allées d’arbres sous une lumière trop vive, grille au franchissement dangereux, château (noir, comme dans Tintin), maisons connue de chacun mais que personne n’ose désigner comme étant de rendez-vous, sentiment éprouvant d’un automne qui tombe sur le lecteur comme sur la mémoire du narrateur : Chevreuse, comme chaque fois, installe en dix pages, cela ne demande pas davantage à Patrick Modiano, un climat, une météorologie. Cette musique-là, on croit la connaître déjà. On s’étonnerait presque de ne jamais s’en lasser.

C’est celle d’un roman noir troué, dont les absences de récit, les manquements à la mémoire, les amnésies, les points de suspension, ne font plus tenir qu’à un fil absurde une enquête qui aura tout perdu en chemin : son origine, son dénouement, son objet, sa boule. Il ne lui reste plus rien, sinon son adresse. Un nom-de-lieu, et déjà tout est dit.

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Chevreuse, donc. Ou pour être exact une maison, à Jouy-en-Josas. Que Modiano situe, ce n’est pas la première fois, au numéro 38 de la rue du Docteur Kurzenne. Maison à louer que les lecteurs les plus méticuleux – ce sont les plus dangereux – ont noté dans leur carnet d’adresse une première fois dans Un pédigree, roman autobiographique paru en 2005. « Début 1952, ma mère nous confie à son amie, Suzanne Bouquereau, qui habite une maison, 38 rue du Docteur Kurzenne, à Jouy-en-Josas. » Le Nous englobe tout à la fois Patrick Modiano (alors âgé d’un peu moins de sept ans) et son frère cadet, Rudy. Lequel mourra, de leucémie, à l’âge de dix ans seulement, en 1957. Cela n’est pas dit dans Chevreuse, roman qui n’est pas là pour être précis, roman qui écrit moins pour dire les choses que pour les taire. Roman qui se demande à quoi servent les souvenirs – et c’est moins une question de plasticien que d’écrivain : quelles formes ont-ils, à force de cohabiter les uns avec les autres ?

Chevreuse n’en finit pas donc pas de circuler autour de cette maison, qui intrigue d’autant plus que, plus tôt dans son œuvre, quand il a s’agit de la raconter, la prudence et la pudeur modianesque l’ont parfois déplacé de quelques numéros : elle se présentait au numéro 52, en 1978, dans Rue des boutiques obscures. Modiano écrivait alors : « Un sentiment de désolation m’envahit : je me trouvais peut-être devant le château où j’avais vécu mon enfance. J’ai poussé la grille et l’ai ouverte sans difficulté. Depuis combien de temps n’avais-je pas franchi ce seuil ? »

43 ans plus tard, la peur est restée la même : que risque un adulte à pousser des grilles trop longtemps forcloses ? Qui plus est si cette maison fut à la fois celle de sa propre enfance et celle-là même où beaucoup trop d’adultes faisaient rencontre. Wikipédia a une formule un peu vieillotte pour qualifier les mouvements du 38 rue du Docteur Kurzenne à Jouy-en-Josas, dans les années cinquante : « un lieu de rendez-vous interlopes ». C’est presque déjà du Modiano.

Modiano nous laisse après 158 pages avec le sentiment abyssal que quelque chose vient à nouveau de naître à l’intérieur de l’ordre des souvenirs.

Dans Chevreuse, les rendez-vous ont lieu ailleurs, dans un appartement d’Auteuil. Mais la propriétaire est la même, les intermédiaires en ont déjà pris possession. Dont un certain René-Marco qui vit là seul, avec un enfant et une bonne. Et d’une maison à l’autre, ce n’est plus qu’un réseau de gens suspects, de prête-noms, des téléphones et une silhouette que le livre n’arrive pas à percer : un gosse. Qui vit là à proximité de ce monde sensuel.

Cet enfant est déjà un dédoublement fantastique du narrateur, un dérèglement dans la chronologie, un reflet dans le temps. Car quand une voiture le dépose rue du Docteur Kurzenne au mitan des années soixante, Jean Bosmans (les grands modianiens, friands de ce genre de signes, se rappellent que déjà le héros de L’Horizon portait ce nom) doit avoir dans les vingt ans.

Il est amené là, en ce lieu, par une jeune fille de son âge que le roman surnomme « Tête de mort », ce qui est quand même anachronique pour une petite comptable de vingt ans, comme si elle était là, projetée dans le roman de façon rétroactive – tombée du ciel ou du temps. « Tête de mort » est-elle aussi un reflet ? « Tête de mort » sait-elle que Jean a déjà vécu là, dans ces murs, enfant à la place de l’enfant, dans les années cinquante ? « Tête de mort » est-elle l’autre nom d’un piège ? Elle est l’invention malicieuse d’un écrivain de 78 ans, nobélisé, qui regarde encore et toujours cette maison saisie entre les années cinquante et soixante. Un lieu chaque fois plus complexe, au fur et à mesure que les livres se succèdent et nouent les pistes.

Non, Chevreuse ne radote pas un système ou des rues, il nous laisse après 158 pages avec le sentiment abyssal que quelque chose vient à nouveau de naître à l’intérieur de l’ordre des souvenirs dont Modiano fait depuis 1968 la matière de son œuvre. Il est même possible que depuis Dora Bruder en 1997 ou Un pédigree, en 2005, son écriture n’ait pas atteint horizon à ce point poignant. Mais cette fois, elle le fait sans s’immiscer dans la grande histoire.

Chevreuse n’a pas une période (l’occupation) à faire ressurgir, à renseigner, à raviver, mais trois périodes à la fois, trois âges de l’homme à confondre : l’enfance, l’entrée dans l’âge adulte et la vieillesse qui se retourne.

Trois périodes qui vivent et s’intercalent entre les pages comme si elles étaient animées d’une même jeunesse, d’un même présent. Si bien que l’on ne sait jamais quand Modiano passe d’une époque à l’autre. Il s’arrange toujours pour nous tenir dans l’incertitude, durant quelques lignes qui sont comme autant de folie pure : écriture perdue dans le temps, prise de tournis.

La phrase a le vertige, mais que craint-elle ? Que plus jamais les souvenirs ne retrouvent à ce point une aussi urgente envie d’échappée ? Ou qu’ils avancent seuls dans la lumière, avec leur sale vérité ? Alors, le récit saute à pied joint dans une époque comme dans une autre, sans prévenir, récits saisis dans leur surgissement, de peur que cette chimère ne s’efface, plus vite encore que s’évanouissent les rêves. Ou au contraire : de peur qu’elle ne se précise.

Autrefois – longtemps – le personnage modianien remontait les boulevards. Il écrivait « du plus loin de l’oubli », pour reprendre le titre de l’un de ses meilleurs livres « mineurs ». Il écrivait sur des ruines et cherchait à recoller les morceaux.

Au contraire, Chevreuse est un livre qui ne se souvient pas, qui n’y arrive pas. Mais étrangement, à ce moment-là, plutôt que de baisser les bras, Chevreuse invente une danse : il tourne sur lui-même et fait la toupie. Il multiplie la même connexion trois fois, à trois endroits du temps différents et regarde les reflets échanger des signes. Cette danse emmène Modiano à un endroit nouveau pour lui, mais que Gilles Deleuze, lecteur de Bergson, appelait le « cristal du temps » : le récit avance en reflet. L’écriture part à la recherche du plus petit circuit, afin qu’il y ait « coalescence entre le réel et l’image qui se réfléchit dans le miroir », laquelle de son côté « enveloppe et réfléchit le réel »[1].

Trois époques, trois images, dialoguent, se cognent et se répondent dans un jeu de miroir. Modiano produit avec Chevreuse un polar maigre mais qui, sous son apparente maigreur pascalienne, recouvre une pensée baroque, aussi vertigineuse qu’un film d’Orson Welles.

De prix Nobel à prix Nobel, on l’imagine aussi lecteur attentif des travaux d’Eric Kandel, prix Nobel de médecine en 2000 pour ses recherches en neurosciences. Chevreuse est un Modiano de l’ère de la plasticité neuronale, ce mécanisme désormais avéré depuis lequel notre cerveau ne cesse de créer et de réorganiser ses connexions, reconfigurant sa mémoire en permanence, la poussant toujours plus près de la fiction.

Qu’est-ce que Chevreuse ? Une vallée ? Une avalée ? Non, une synapse. Une région d’interaction. Littérairement, l’endroit où les souvenirs s’inscrivent dans le désordre, dans une filiation évidemment délirante, et se déplient en accordéon.

Tout le livre est peut-être à la hauteur de cet enfant des années 1960 gardé par la bonne, Kim, dans une chambre à l’écart, cet enfant que l’on ne voit pas, mais qui est peut-être déjà le fantôme de l’enfant de 1954. Il n’est pas si différent non plus de l’écrivain. C’est une même silhouette fugitive de lui-même, reflétée en échos dans une enfilade de pièces identiques, qui toutes croisent un jour ou l’autre la fille que l’on appelle « Tête de mort ».

Sur le tard du livre, à quelques pages de la fin, Modiano se met à rêver de ce « temps immobile où l’on passait des heures à regarder la fourmi tourner par saccade sur la margelle du puits ». Tourner, il n’a s’agit que de cela.

Le vertige est là. C’est celui d’une vie vécue dès l’enfance comme une fiction.

Comme ce livre est fou, il lui arrive des choses folles. Ainsi, le 10 octobre, peu après sa parution, un lecteur scrupuleux, Adrien Goetz, se demandait dans un tweet si Modiano s’intéresse de près à l’auteur de bande dessinée Edgar Pierre Jacobs. Car « la maison mystérieuse qu’il évoque dans Chevreuse, maison où il vécut dans son enfance et dont il parle dans d’autres livres, est au centre du mystère dans SOS météores, ce Blake et Mortimer si étrange. Coïncidence ? »

On n’a pas besoin de plus pour être heureux, quand on aime ces livres d’enquêtes improbables. Donc E.P. Jacobs, l’un des maîtres de la ligne claire, faisait paraître dans le journal de Tintin en janvier 1958 (année où Modiano était un élève en colère du pensionnat de Jouy-en-Josas) un récit qui situait dans la même maison « interlope » l’épicentre de toute une série de dérèglements climatiques : brouillard, grêle, pluies diluviennes, neige.

Effectivement, durant le confinement, Marc Tison, qui écrit dans le journal québécois en ligne La Presse + avait retraversé toute la géographie de SOS météores sans pour autant voyager, à l’aide seulement de l’application Street View.

Ses recherches l’ont amené à situer en terre modianesque le repaire d’Olrik (connu par le lecteur de la BD sous le nom de Maison du Docteur Labrousse) : « Quelques indices, dont la proximité du bois à l’arrière de la maison et la course qu’entreprendra Blake vers la gare de Jouy-en-Josas, dans les cases suivantes, nous permettent de croire qu’il s’agit de la rue du Dr Kurzenne, qui borde la commune au nord. On s’y risque prudemment avec Street View jusqu’à ce qu’apparaisse la scène. La grille d’entrée, les piliers ornés de vasques, le muret de pierres, le poteau électrique en béton, la maison en fond de scène : tout y est.[2] »

Le vertige est là. C’est celui d’une vie vécue dès l’enfance comme une fiction, couchée trop près de ces secrets que les adultes fabriquent entre eux, le soir – ce mauvais roman policier auquel finit par ressembler leur libido.

On imagine, hiver 1958, l’adolescent Modiano ouvrant SOS météores et se mettre peu à peu à comprendre qu’une bande dessinée désigne cette maison qui fut la sienne, cette rue qu’il emprunte chaque jour, comme étant le lieu du Mal incarné. Son effroi quand là, tout en bas de la case 28, Blake s’aperçoit que toutes les manifestations qui troublent le monde sont commandées depuis un seul point, et que ce point est « au cœur des choses » comme le dit désormais Modiano. Car c’est bien depuis cette maison, la sienne, que s’édicte une « mission » terrible, que Blake décrypte avec terreur, jusqu’à inscrire dans la bulle en lettres capitales : « CELLE DE PERTURBER LE TEMPS ».

Patrick Modiano, Chevreuse, Gallimard, 158 pages.


[1] Gilles Deleuze, L’Image-temps, éditions de Minuit, 1985, p. 92-93.

[2] Marc Tison, « Sur la piste de Blake et Mortimer… Avec Street View », La Presse +, 11 avril 2021

Philippe Azoury

Critique, enseignant à l'ECAL (Lausanne)

Rayonnages

LivresLittérature

Notes

[1] Gilles Deleuze, L’Image-temps, éditions de Minuit, 1985, p. 92-93.

[2] Marc Tison, « Sur la piste de Blake et Mortimer… Avec Street View », La Presse +, 11 avril 2021