L’universalisme face à la question raciale
Dans un ouvrage paru en novembre 2020, j’avais exprimé mes inquiétudes quant à l’extension du domaine de la race[1]. Elles n’ont pas disparu. Il ne me semble pas en effet fondé de réduire, comme sont tentés de le faire certains auteurs post-modernes, l’idée d’universalité à celle de domination.
Si la modernité occidentale a pu conduire à la méconnaissance de formes culturelles singulières, cette méconnaissance n’est pas consubstantielle au projet d’émancipation qu’incarne la rationalité des Lumières.
C’était, par conséquent, au nom de l’universalisme que s’exprimait ma critique des pensées dites décoloniales. Néanmoins mes analyses, nécessairement partielles, ont pu laisser croire à certains lecteurs que je partageais les convictions de ceux qui vouent le décolonialisme (aussi imprécis ce terme puisse-t-il être) aux gémonies. Il n’en était évidemment rien, et les appels à censurer les recherches d’un courant d’analyse des sociétés insistant sur la dimension raciale des discriminations m’ont paru inacceptables.
Nous avions d’ailleurs, avec Alain Renaut, fermement réagi à la publication du « Manifeste des Cent », lequel faisait indignement de certains intellectuels, tout simplement attentifs aux travaux de leurs pairs, des islamo-gauchistes, voire des complices du terrorisme islamiste[2].
Désormais, les conservateurs (de droite comme de gauche) ont fabriqué un nouvel épouvantail[3], le wokisme. Mais, dans les deux cas, l’islam est présupposé incompatible avec les principes de la République.
Que des universitaires se prétendant attachés à l’universalisme puissent se montrer aveugles à la persistance des discriminations fondées sur la « race », et inattentifs aux causes de celle-ci, m’a conduit à examiner la fonction que remplissent les expressions passionnelles d’adhésion aux valeurs de la République[4] dont l’objectif plus ou moins assumé consiste à dessiner une séparation entre « Nous » et « Eux », c’est-à-dire ceux dont on met en doute la capacité à adopter lesdites valeurs[5].
On ne peut comprendre notre présent et l’insidieuse suspicion à l’égard des musulmans[6] sans un regard lucide sur notre histoire coloniale.
Le devoir supérieur de civilisation
La France républicaine n’a-t-elle pas trop longtemps accepté l’idée qu’elle devait apporter la lumière aux peuples du monde, que ceux-ci fussent ou non consentants ? Lors de l’inauguration de l’Exposition coloniale de 1931, Paul Reynaud, alors ministre des Colonies, l’assumait sans vergogne : « Le Français est colonial par vocation. Ce n’est pas l’exiguïté de son territoire ni les luttes religieuses qui l’ont chassé, c’est le goût de l’aventure, de la découverte, c’est la curiosité sympathique à l’égard des races nouvelles. […] Les Français ne sont pas une race, mais une nation. Dès lors, ils ne parlent pas au nom d’une race […] mais au nom d’une civilisation humaine et douce dont la caractéristique est d’être universelle ».
Et cette mission impliquait de « civiliser » et d’intégrer dans la culture française, autrement dit d’assimiler, tous les peuples du monde. Ce rappel faisait écho à ce que disait Jules Ferry le 28 juillet 1885 pour qui, « face aux races inférieures », les nations européennes s’acquittaient « avec largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation ».
À cette bonne conscience assez généralement partagée, Georges Clemenceau répondait, deux jours plus tard, qu’il n’y avait pas de « droit des nations dites supérieures contre les nations inférieures ». Et il ajoutait : « N’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation. Ne parlons pas de droit, de devoir. La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires pour s’approprier l’homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. Ce n’est pas le droit, c’en est la négation »[7].
Si, aujourd’hui, les mots et les justifications peuvent être différents, il est difficile de nier la rémanence dans nos débats contemporains de ce faux universalisme, indifférent à l’assujettissement de l’autre.
Ce que l’on a pu désigner comme « la science des races » ne fut pas autre chose, lors des conquêtes du XIXe siècle, qu’une méthode de gouvernement des colonies, soit une façon de gérer les populations en vue de la production coloniale. Comme le synthétise Aurélia Michel, « la “politique des races”, selon le terme du général Gallieni qui l’expérimente dans la nouvelle colonie française de Madagascar […], consiste à s’appuyer sur les relais politiques locaux, ceux des populations colonisées, pour éviter notamment de faire appliquer les lois métropolitaines et d’intégrer de nouveaux citoyens dans l’empire »[8]. Et c’est ainsi que les colonisateurs mettent en place une politique d’identification des groupes raciaux selon une logique inspirée de l’État-nation européen.
Dans cette perspective, il convient d’insister sur le fait que la « race » n’est pas fondée sur les apparences comportementales ou physionomiques mais justifiée par le statut de l’individu et du travail qui lui est assigné dans l’ordre colonial.
Au sein de celui-ci, la supposée supériorité naturelle du Blanc, plus précisément de l’homme blanc[9], légitime sa mission civilisatrice. Cette dernière s’exprime, par exemple, en 1819, dans la défense par Volney (pourtant a priori éloigné de tout ethnocentrisme[10]) d’un alphabet universel construit à partir de l’alphabet latin. La diffusion de ce savoir européen doit être soutenue par le pouvoir colonial. L’imbrication entre le politique et le scientifique atteint son paroxysme au XIXe siècle et la médecine participe largement à l’idée d’une mission civilisatrice de la colonisation.
L’échec de cette politique assimilatrice est inscrit dans la nature de son projet. Parfois reconnu par ses partisans, cet échec a conduit à proposer un autre modèle, celui de l’association. Réservé à quelques-uns, les plus « évolués », ce modèle est en définitive, à de nombreux égards, pire que l’assimilationnisme puisqu’il entérinait l’idée de l’inassimilabilité du plus grand nombre, décrits comme figés dans leurs traditions.
« Assimilation » comme « association » sont donc des jetons conceptuels au service d’une politique aux fondements raciaux qui s’exprime avec limpidité dans l’existence de privilèges pour les colons, faisant de ces derniers une sorte d’aristocratie, c’est-à-dire de race à part.
D’ailleurs, ainsi que le souligne l’historien américain Tyler Stovall[11], les colons se désignaient plus volontiers comme Blancs ou Européens que comme Français : « C’est dans les colonies que les conceptions de l’idée nationale française se confondirent d’abord avec l’idée raciale de blancheur »[12].
En somme, l’identité nationale a largement reposé sur l’exclusion, plus ou moins assumée, des non-Blancs, c’est-à-dire a procédé aux mêmes exclusions arbitraires que celles fondées sur la couleur de la peau. À cet égard, il est significatif que l’obtention de la citoyenneté pour les femmes musulmanes d’Algérie, en 1958, ait été liée, lors de cérémonies d’inauguration, au retrait de leur voile : comment mieux exprimer l’idée qu’il fallait alors cesser d’être musulmane pour devenir française ?
Il n’est donc pas infondé de penser que, malgré la dimension universaliste consubstantielle au concept de citoyenneté, l’idée d’une nation française définie en termes raciaux influence durablement les débats contemporains.
On pourrait certes faire valoir que la pensée raciale a reculé en raison de la généralisation de l’opprobre face à l’horreur nazie. On pourrait également souligner que la Constitution de la IVe République a accordé la citoyenneté aux sujets des colonies, ce qui peut être mis au crédit de l’idéal universaliste. Mais comment expliquer les attitudes vis-à-vis de l’immigration et, tout particulièrement, la présence pérenne d’un mouvement politique xénophobe dont le vocabulaire ne s’émancipe pas réellement des stéréotypes racistes ?
Étrangement, du moins en apparence, l’attachement incantatoire à l’universalisme est devenu un leitmotiv de l’identité nationale. Ce qui est proposé aux immigrés est de se plier aux traditions françaises, celles-ci étant supposées universelles par essence.
L’universalisme alors n’est plus un humanisme ouvert à la diversité mais un « symbole de résistance du nationalisme français »[13]. C’est bien ainsi que le décrit Achille Mbembe dans l’ouvrage collectif de 2005, consacré à La Fracture coloniale : « À force de tenir pendant si longtemps le “modèle républicain” pour le véhicule achevé de l’inclusion et de l’émergence à l’individualité, l’on a fini par faire de la République une institution imaginaire et à en sous-estimer les capacités originaires de brutalité, de discrimination et d’exclusion »[14].
Le jugement peut paraître sévère, mais l’histoire française, bien avant d’ailleurs l’instauration de la République, témoigne de cette connotation racialiste. On l’oublie trop souvent, mais la racialisation du débat n’est pas une innovation liée à la popularisation des études postcoloniales.
Or l’universalisme se fourvoie, jusqu’à se vider de sa substance, lorsqu’il fait de l’identité nationale la boussole du combat républicain. La confusion entre l’amour de la République et la sacralisation de la nation est largement à l’origine de la construction d’une mythologie politique indifférente à l’histoire, en l’occurrence au passé colonial français. Tant que le regard sur ce passé consistera à présenter de façon quasi symétrique l’œuvre « civilisatrice » de la colonisation et les crimes commis en son nom, on restera infidèle aux principes républicains.
Dans son célèbre Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire ne disait pas autre chose. Il reprochait en effet au « pseudo-humanisme » d’avoir « trop longtemps rapetissé les droits de l’homme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste »[15]. Et il ajoutait : « Jamais l’Occident, dans le temps où il se gargarise le plus du mot, n’a été plus éloigné de pouvoir assumer les exigences d’un humanisme vrai, un humanisme à la mesure du monde »[16].
Rien ne justifie que nous nous glorifions de ces droits en détournant le regard sur la réalité de notre histoire : la célébration de la fraternité n’a empêché ni l’asservissement de populations soumises par la colonisation, et l’indifférence assez générale au racisme le justifiant, ni la collaboration avec le nazisme et la renonciation corrélative à la protection par la citoyenneté.
Il semblerait que, d’une façon générale, le modèle républicain « à la française » soit fortement embarrassé par le désir, plus ou moins volontaire, de certaines minorités de voir leur différence respectée, souhait qui, bien souvent, n’est que l’expression d’une volonté de renégocier les termes du partage.
Différence raciale et citoyenneté
Le recours, après la première guerre mondiale, à une importante main-d’œuvre étrangère, a certes permis, non sans tensions, que s’accomplisse l’assimilation, au sein de la classe ouvrière, d’un grand nombre de personnes. Mais la véritable nature de cette entreprise s’est manifestée depuis la crise de 1973 et la nouvelle politique migratoire alors décidée, dont les effets paradoxaux ont été la diminution de l’immigration de travail et l’augmentation de l’immigration familiale.
Devant la réalité de la permanence de la présence étrangère, et les vives critiques envers la politique d’éradication des différences, un mot va se substituer à celui d’assimilation, celui d’intégration. Il ne faut pas négliger, dans cette évolution terminologique, la prise de conscience du caractère moralement et politiquement douteux de l’assimilationnisme.
Pourtant, sous des oripeaux nouveaux, ses principes restent puissants en dehors des milieux clairement identifiés comme proches de l’extrême droite. Le souverainisme, quel que soit son ancrage originel[17], n’est en effet pas autre chose que la défense d’une nation incarnant l’identité immuable de la France.
Le lancement, par Michel Onfray, de la revue Front populaire apparaît comme paradigmatique de la volonté de dépasser le clivage gauche/droite dans un mouvement national-populiste de stigmatisation des élites dites cosmopolites, comme aux temps anciens où, sous ce vocable, nul n’ignorait que les Juifs étaient désignés.
Faut-il ajouter que la lutte des classes est ici négligée au profit de l’exaltation des racines ? Michel Onfray ne se dit-il pas, comme Proudhon, ancré dans la terre, celle des laboureurs francs, alors que Marx est lui issu d’une lignée de rabbins ashkénazes ?
On doit insister ici sur l’illusion populiste d’un discours souverainiste fondé sur le retour à une nation protectrice. Populisme, au sens donné à ce terme par Pierre Rosanvallon[18], qui suppose l’homogénéité du peuple et l’infaillibilité supposée de son « instinct », lequel contrasterait avec la corruption des élites, définies comme composées d’experts et de politiciens étrangers au monde réel.
Dès lors, on vantera, contre la démocratie représentative, les vertus supposées d’un peuple mythifié, lequel préexisterait à la construction des nations. Cette conception primordialiste ne peut éviter d’exalter les racines, de chérir les traditions, supposées contenir la vérité de l’identité. Les influences postérieures, étrangères forcément, ne sont alors que dénaturation.
À ce délire identitaire, il convient sans cesse d’opposer la magnifique réponse d’Amin Maalouf : « Lorsqu’on me demande ce que je suis au fond de moi-même, cela suppose qu’il y a “au fin fond” de chacun une seule appartenance qui compte, sa “vérité profonde” en quelque sorte, son “essence” déterminée une fois pour toutes à la naissance et qui ne changera plus ; comme si le reste – sa trajectoire d’homme libre, ses convictions acquises, ses préférences, sa sensibilité propre, ses affinités, sa vie en somme – ne comptait pour rien »[19].
L’identitarisme, voilà l’ennemi, pourrait-on être tenté de résumer, tant les visages par lesquels il s’exprime empruntent des voies inattendues. Une valeur fondamentale de notre organisation politique, la laïcité, est ainsi devenue l’un des moyens privilégiés d’affirmation identitaire[20].
La trop célèbre querelle du voile, qui nous divise depuis l’affaire de Creil en 1989, au lieu d’être l’occasion de montrer comment l’École pouvait permettre de s’émanciper de nos appartenances et de nos origines, a autorisé certains « républicains »[21], dans la veine assimilationniste précédemment analysée, à persuader les Français que pour éduquer, il fallait commencer par désincarner.
C’est un point sur lequel Monique Canto-Sperber et Paul Ricœur ont judicieusement insisté : « L’école, assurément, est un lieu de formation. Elle n’a pas pour fonction de refléter la société, mais d’affirmer ses propres normes. Mais ces valeurs qui la distinguent du monde extérieur, elle doit les mettre en œuvre par son mode de fonctionnement, non par des conditions d’entrée. L’école donne l’expérience concrète des valeurs du dialogue et de la connaissance, libres de toute autorité religieuse. C’est une telle expérience qui forme les esprits à la laïcité, plus efficacement qu’une obligation préalable souscrite sans adhésion aucune »[22].
Au lieu d’encourager l’autonomie, de permettre à celles qui les subissent de s’affranchir des autorités abusives, on a préféré stigmatiser, c’est-à-dire implicitement mobiliser le vocabulaire de l’inassimilabilité et les attitudes corrélatives.
L’universalisme véritable, celui qui voit dans la pluralité l’essence même de l’universalité, ne peut s’accommoder de la célébration de l’authenticité identitaire, d’où qu’elle vienne.
D’autant que la capacité à s’arracher au donné et à choisir d’autres appartenances que celles qui nous ont été transmises est une spécificité humaine. Elle conduit à poser le lien entre individu et communauté de telle façon que l’on puisse dire, non qu’un individu appartient à une communauté, par essence ou originairement, mais que la communauté appartient à l’individu, ce qui signifie la poser comme une réalité qui ne peut avoir de sens et même d’existence que par l’acte de la choisir et de la faire sienne. Donc penser en termes de volonté et non d’origine.
Le raisonnement est le suivant : il nous est permis d’être de couleur noire comme d’autres sont de couleur blanche sans que ce détail nous qualifie essentiellement en tant que personne : « Une personne n’existe en tant que telle que si elle peut se concevoir elle-même comme distincte de toutes les marques d’identité passive ou reçue, même si, au cas où ces marques seraient celles d’hommes opprimés ou persécutés, elle les déclare siennes par esprit de solidarité »[23].
Il nous faut donc être capable d’imaginer, dans le temps et dans l’espace, d’autres appartenances. Cette variation, permise par l’intelligence, est le moyen d’échapper aux passions haineuses et destructrices afin « d’isoler dans son être un invariant absolu, le simple fait d’être homme »[24].
En d’autres termes, pour trouver l’universel en soi, il est nécessaire de se désencombrer de soi, et il ne fait pas de doute que la capacité de décentrement radical fasse partie de la spécificité humaine.
NDLR : Alain Policar vient de faire paraître aux éditions Le bord de l’eau L’universalisme en procès.