Littérature

Pas de repos pour les braves – sur Rabalaïre d’Alain Guiraudie

Critique

L’essentiel dans le collectif, c’est les autres. Et c’est du travail. Pour son deuxième roman, le réalisateur de L’Inconnu du lac met en scène un narrateur qui aime toutes celles et tous ceux qu’il croise, femmes, hommes (et curés) dans une sarabande priapique et sur fond d’actualité terroriste. Ce faisant, il produit une saga géorgique hilarante sur l’éternité du vivant en temps de troubles sanglants.

Ça commence à vélo, ça se poursuit comme une course : « au pire, si je cale dans l’ascension, je rebrousse chemin, et s’il m’arrive une tuile, une crevaison pas réparable, un petit accident, j’ai le portable avec moi, j’appelle quelqu’un, on vient me chercher. »

Personne n’est venu nous aider durant la lecture de Rabalaïre, aucune crampe, aucun accident malgré les mille quarante pages et le kilo deux cents de l’ouvrage. On ne s’est même pas foulé le poignet à le porter, car on a lu sur smartphone : la pagination défilait en bas de l’écran, on avait l’impression d’avaler les kilomètres, c’était grisant. Plus on pédalait, évidemment, moins on avait envie de terminer, d’autant qu’au-delà d’un certain volume de texte, on ne sait jamais pourquoi ni comment un roman pourrait finir. On est même à peu près certain que ce serait mieux s’il continuait toujours. On imagine que c’est un peu comme pour le sexe : il y a celles et ceux qui veulent atteindre au plaisir le plus vite possible ; et les autres, qui préfèreraient qu’il ne les rattrape pas plus qu’Achille la tortue, que l’orgasme reste asymptote. Dans Rabalaïre, les personnages sont du premier genre : pas des peine-à-jouir, ils ne laissent rien à désirer. Par contre, ils resteraient volontiers dormir là si on n’y voit pas d’inconvénient, histoire de remettre ça demain matin.

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Et donc, pour notre part, on a commencé à flipper peu après le milieu, vers la page 600, puis à ralentir vraiment vers la page 800, et on ne voyait toujours pas comment Guiraudie allait mettre un terme à ce livre sans nous en expulser. On voulait juste rester là, on était bien. Une minute avant la sortie, on a mis les mains devant les yeux : on ne pourra hélas pas dire comment ça finit.

Donc mille pages de nécessité jubilatoire. Comment expliquer cette distance ? Ce n’est pas un roman historique, pas un Bildungsroman… Peut-être une sorte de saga rustique, de roman-feuilleton détraqué, eu égard à la foultitude de personnages interconnectés et au rôle central d’un philtre plus sorcier que la potion d’Astérix. Sans l’intercession de cet élixir surréel, la moitié du roman s’écroulerait. Réalisme magique. La toponymie, pourrait-on ajouter, dessine un territoire de la folie partagé entre le bourg de « Gogueluz » (« Goguelu, ue : Qui aime à se réjoüir », indiquait en 1694 le dictionnaire de l’Académie) et des lieux aux noms aussi transparents que le « col de l’Homme mort » ou la cité de « Bellegarde ». La ville réelle la plus proche est Clermont-Ferrand.

Entre ces points, le « rabalaïre », en occitan, est celui qui traîne d’une maison à une autre, ne reste pas en place et éventuellement « fréquente en amoureux ». Rabalaïre a aussi été le titre de travail du film Pas de repos pour les braves, sorti en 2003, mais peu de rapports visibles entre les deux, si ce n’est le fin fond de l’affaire : « les travaux et les jours », comme aurait dit Hésiode. En revanche, Rabalaïre possède une version cinématographique achevée, Viens je t’emmène, qui aurait dû sortir cette année, n’eût été le Covid, et qu’on n’a pas vue.

Peut-être même que c’est l’histoire d’un type que le monde embête à force de vouloir lui faire produire des concepts à son propos, comme s’il y avait du sens caché.

Tandis que le roman-feuilleton ne va nulle part et s’égaille à loisir, le monde de Rabalaïre est tout entier présent dès le début : la lecture permet de s’y enfoncer plutôt que d’y avancer. Ça ne progresse pas : ça persiste. Il y a bien des péripéties, pour parler aristotélicien : en fait il n’y a même que ça, mais ces révolutions (complètes) ne semblent toucher que la conscience du narrateur, ou plus exactement sa façon d’envisager le récit. C’est un idiot rossettien, un ethnologue en scaphandre mais pas du tout assidu, une sorte de sceptique par paresse qui passe son temps à « se demander » : « je me demande si ma pensée pourrait pas être devenue perméable aux autres, en tout cas à ceux qui arrivent à se rapprocher de moi, de mon esprit, sans doute par l’amour ou le désir ou par cet état d’assassin qui doit rendre hypersensible à tout ce qui se passe autour de soi. Et je me dis que je vais en rester là pour ce soir, on finit de faire le lit, je reste toujours fasciné par sa robe de chambre grenat et rose, et aussi la matière, ça doit être du satin ou quelque chose dans le genre » (p. 876).

Peut-être même que c’est l’histoire d’un type que le monde embête à force de vouloir lui faire produire des concepts à son propos, comme s’il y avait du sens caché, comme s’il y avait un mystère de l’eau tiède et qu’il fallût redécouvrir celle-ci à chaque minute, au lieu de se livrer aux plaisirs du détail. Si on lui demande « Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? », il pense aussi sec : « Je suis plus très sûr de ce que je voulais dire », mais il n’a pas le temps d’y réfléchir qu’on lui a déjà coupé la parole.

Comme on a commencé la lecture de Rabalaïre sur un pdf que nous a envoyé l’éditeur (avant de finir en epub), on ne s’est pas posé la question de la quatrième de couverture. On ne l’a pas lue. Si on l’avait fait, on aurait vu qu’un meurtre y est annoncé, qui se passe page 409, et que le narrateur avoue : « — C’est toi qui l’as tué, le fils Fabre ? (…) — Oui ! » Mais comme on ne savait pas, on a pensé pendant environ 900 pages que cette mort était peut-être une hallucination, due à la « liqueur » magique déjà évoquée : tout le monde en boit dans le roman, et surtout le narrateur, dès qu’il a un petit coup de mou.

Ce breuvage se nomme la Brigoule. Il procure surexcitation sexuelle, hyperlucidité et force surhumaine. Par ailleurs, la Brigoule allonge démesurément la vie des personnages, un peu comme la Bible, si bien qu’une sorte de Sarah auvergnate peut très logiquement tenter de se faire féconder par notre héros (il s’appelle Jacques Bangor, on vous laisse l’onomastique) à la page 785 : « — Vous voulez un enfant de moi ? (j’y dis). — Je sais que ce soil, c’est le bon moment ! — Mais à votre âge, vous vous rendez compte ? Elle s’agite sur ma queue pour la faire éjaculer. — Et alols (elle me fait). Je n’ai que soixante et tleize ans, j’ai lalgement le temps d’élever un enfant ! — N’importe quoi ! — L’Enlic a été jusqu’à cent tlente-deux. J’allivelai bien à cent dix, non ? »

Le rabalaïre est un gars qui aime « connaître » les gens : sens biblique et sens courant du terme ne font qu’un pour lui. Il est supposément homosexuel, mais il se retrouve assez vite bisexuel, et l’on pense, outre aux films de Guiraudie, à un personnage panique aperçu dans le documentaire Les Invisibles (2012) de Sébastien Lifshitz, un dénommé Pierrot, retraité, agriculteur, qui évoque les joies du sexe au-delà de quatre-vingts ans, avec les hommes comme avec les femmes.

Ici, Bangor a plutôt la quarantaine finissante. Sans emploi, sans famille, sans couple, il connaît une forme dilettante de crise existentielle, politique et amoureuse : « Pendant toute ma vie, j’ai oscillé entre passer le temps de la façon la plus agréable possible et être utile au monde, à l’espèce, contribuer à l’améliorer, et j’avais besoin de ces deux objectifs, l’un immédiat, l’autre comme un point de mire, et aujourd’hui je me rends compte que le deuxième objectif tient plus vraiment pour moi (ou c’est moi qui arrive plus à le tenir), mais le premier me suffit pas non plus, et je suis dans la merde » (p. 114).

D’une certaine façon, son nouvel emploi du temps consiste à « connaître » tous les habitants et habitantes de son univers et à les aimer – avec un grand A, est-on tenté de préciser. Il y en a au moins deux qui résistent : Rosine, la mère du garçon qu’il a tué, et le curé de Gogueluz. Et aussi le jeune Abdou, personnage secret qu’on soupçonne d’être un djihadiste, car, en contrepoint de l’univers pastoral où la partouze est aussi généralisée que paisiblement amorale, c’est sur un fond d’actualité terroriste que le roman se déroule : un attentat a eu lieu à Clermont-Ferrand. C’est d’ailleurs un des éléments qui semblent entamer dès le début l’engagement politique du héros et le sens pour lui de son existence, la question du collectif lui paraissant de plus en plus aporétique.

Il ne faut évidemment pas compter sur Guiraudie pour nous faire une équation droitarde du genre musulman = islamiste + si ce n’est toi c’est donc ton frère. Il flanque son personnage d’angoisses délirantes d’un côté (et si, justement, Abdou voulait lui faire la peau à lui spécialement, en tant qu’homosexuel, un mets recherché des terroristes, comme chacun sait ?) et, de l’autre, de voisins musulmans que tout le monde croit radicalisés, mais qui tentent en réalité de surveiller les djihadistes potentiels… Où l’on voit que Rabalaïre est, sur le ton de l’humour et au terme de plusieurs triples lutz, le triomphe politique d’une sorte de bon sens campagnard : tout est accompli d’avance. Roman sans négatif (en particulier le sexe, on l’a vu, y est défait de ses oripeaux judéochrétiens ou sadico-batailliens), il égrène une série d’aphorismes qu’on aurait dits, en d’autres temps, camp. À savoir comme le notait Susan Sontag, qui sont « anti-sérieux » ou « suppose[nt] une relation nouvelle et plus complexe au “sérieux” » en étant « sérieusement frivole[s] ou sérieux avec frivolité ». Parmi ces apophtègmes, on relèverait entre autres : « … j’aime assez ça qu’on ait envie des gens moches… » (p. 162), « … j’ai l’impression que c’est de bon matin qu’on intègre vraiment les pays nouveaux. » (p. 389), « Avec la banquise qui fond, les espèces animales qui disparaissent et les riches qui pensent qu’à augmenter leur fortune, je vois pas à quoi ça sert que j’aie de l’argent à la banque. Le problème, c’est comment je vais faire en attendant la fin du monde. » (p. 839), « Je crois que Robert, c’est comme le Lot, c’est bien pour un week-end mais pas pour toute la vie » (p. 864). Robert, c’est son ex. Ou son futur, le narrateur n’a pas décidé.

On trouve même une sorte de sophisme warholien inversé, page 277, avec une chute ironique : « J’aime assez l’idée qu’il y ait des riches et des pauvres, je me dis que si on avait tous les mêmes ressources, on aurait les mêmes façons de vivre et ça serait pénible à la longue. Et je crois qu’on aime bien tous cette diversité (à part les plus pauvres) ». Il y a aussi « L’amour, même sans amour, c’est quand même l’amour » (p. 984) mais celui-ci ne compte pas car il est de Boby Lapointe, né à Pézenas.

C’est comme si le « pays des morts » auquel accède le narrateur à la fin n’était pas un autre monde, mais une modalité particulière de celui.

Certes, écrire qu’il n’y a pas de négatif dans une fiction dominée par un « col de l’Homme mort », peut paraître un peu fort. De fait, les gens, y compris ceux qu’on a pu aimer, meurent dans Rabalaïre (quand le narrateur ne se charge pas lui-même de les zigouiller). Mais ce n’est jamais douloureux, jamais triste. À l’autre bout, il y a ceux qui pourraient naître, et Bangor se prend régulièrement à penser que « la vie au bout d’un moment, c’est de se trouver une compagne, une copine, une femme, une personne du sexe opposé, et de construire quelque chose avec elle, une maison, une famille, un avenir, une vie commune, donc de faire des enfants de façon à avoir des petits-enfants » (p. 637-638).

Sans trop divulgâcher, on peut révéler que le livre se termine presque sur une scène onirique, au « pays des morts », où le narrateur se retrouve aux prises avec un avorton : « j’ai conscience que c’est pas très glorieux mais je cherche une mère pour le bébé que j’aurai pas » (p. 1032). Plus qu’une angoisse de paternité œdipienne (n’a-t-il pas assassiné « l’enfant » de Rosine ?), on peut lire dans Rabalaïre une forme de méditation en actes sur la vie et l’éternité : pas de négatif, car toutes et tous nous survivons dans une sorte de spirale infinie, double hélice ADN digne du meilleur serpent cosmique.

D’une certaine façon, le monde merveilleux de Rabalaïre cesse de l’être si l’on reprend la métaphore de l’ethnologue. Le narrateur peut commettre des assassinats sans la moindre culpabilité, des fœtus peuvent communiquer sans problème avec lui si l’on considère que, depuis le début, les « dispositions de l’être » sont ici d’un genre un peu particulier, presque animiste. Et voici comment on pourrait les décrire : chacune et chacun a intégré momentanément un corps pour pouvoir entrer en relation avec les autres. C’est comme si le « pays des morts » auquel accède le narrateur à la fin n’était pas un autre monde, mais une modalité particulière de celui dans lequel il « rabale ». Aussi bien, tuer une personne ne sera pas commettre un crime mais entrer en relation avec elle. Et coucher, évidemment, encore une autre façon.

C’est peut-être là le rapport le plus évident avec le film qui devait s’intituler Rabalaïre en 2003 : son jeune héros était déjà en proie au sommeil, au rêve et à la mort tout ensemble. Il en tirait cette leçon politique qui pourrait aussi conclure notre roman : la pensée de la mort, disait-il dans le dernier plan, « c’est toujours comme si je touchais du doigt la grande chaîne de l’éternité, sauf que maintenant ça ne me fait plus de mal, ça me remet à ma place. Parce qu’aujourd’hui quand je pense à moi dans le monde, à moi dans l’espèce humaine, je me dis que la seule chose qui soit éternelle ici, c’est les autres ».

Alain Guiraudie, Rabalaïre, éditions P.O.L., août 2021, 1040 pages.


Éric Loret

Critique, Journaliste

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