Littérature

Chez soi et hors de soi – sur Presque étranger pourtant de Thilo Krause

critique

Un homme, double littéraire de l’écrivain, Thilo Krause, chercheur-poète inconnu jusqu’alors en France, revient en père de famille dans le village de son enfance. Avec sa fille, porté par le besoin de transmission. Dans les paysages de l’Elbe, où campent des néo-nazis, passé et présent se confondent, sans Ostalgie aucune, pour mieux parler des empreintes laissées par les tumultes du vingtième siècle.

Le brouhaha d’une rentrée littéraire, fut-elle d’hiver, cache toujours des notes plus fines et plus durables, des livres éloignés de l’actualité, présents autrement. Presque étranger pourtant est de ceux-là. Il émane de Thilo Krause, un écrivain né en ex-Allemagne de l’Est en 1977. Inconnu en France, Thilo Krause est un scientifique qui a une formation en ingénierie économique. Il est à la fois chercheur et poète, un état civil rare, qui intrigue et ravit. Presque étranger pourtant est son premier récit.

Le livre nous transporte au cœur du cœur de l’Europe, dans la région où l’Elbe prend sa source, non loin de Dresde, ville natale de l’écrivain (le titre original du récit est Elbwärts, « Vers l’Elbe »). Son double, le narrateur, est revenu là où lui aussi a pris sa source, dans un village qu’il ne nomme pas. Il évoque simplement « le village de mon enfance ». Il ne précise pas non plus le nom de la Ville-qui-n’en-est-pas-une, la cité voisine. Ces deux imprécisions sont remarquables dans un récit dont les descriptions de la nature sont d’une précision stupéfiante. Elles contribuent à son étrangeté, son mystère – tout n’est pas expliqué.

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Le narrateur est revenu en père de famille avec sa femme, Christina, et leur fille, appelée La Petite. L’enfant non plus n’est pas nommée, comme si le narrateur soulignait le lien entre son enfance passée et celle-là, à venir. Le désir de transmission et le besoin d’enracinement sont les deux boussoles que l’auteur-narrateur a suivies pour revenir au pays. Où atterrir ? se demande-t-il. Là, sur la terre dont il est fait, où il découvre aussi des sentiments violents, une culpabilité qui persiste, inchangée, quand il retrouve son ami d’enfance, Vito. L’homme a perdu une jambe au cours d’une excursion risquée que les deux garçons avaient organisée dans la forêt escarpée qui entoure le village.

Le temps de l’enfance et celui de l’âge adulte se mêlent dans ce Presque étranger pourtant. Le passé composé, le passé simple, l’imparfait et le présent sont si intimement imbriqués que ce qui n’est plus se confond avec ce qui est. Souvent le lecteur, s’il était interrogé, ne saurait dire quand exactement l’action se déroule. Il faut souligner là la sensibilité de la traductrice, Marion Graf, qui différencie et fusionne à la fois les temps, jouant très subtilement de tous ceux qu’offre la langue française. Sa traduction est d’une folle sensibilité ; il arrive même qu’elle frôle la préciosité dans le choix des mots. « Vito laissait sa jambe gauche baller dans le vide, son moignon pointait en l’air, horizontalement » : on apprécie l’usage du verbe baller à l’infinitif, il nous a fait sourire, nous qui ne connaissions que le banal « ballant » des bras ballants.

Un large vocabulaire géographique se déploie suivant une palette de pleins et de déliés que l’on croyait réservée à l’âge romantique ou aux manuels.

Il les fallait pourtant, cette méticulosité et cette oreille, pour traduire les descriptions inouïes de ce récit. La richesse de la forêt où se déplacent la narrateur enfant et adulte est exceptionnelle, mais elle est pleine de pièges. Le paysage est boisé mais rocheux, abrupt, accidenté, rusé et couvert d’anfractuosités. Le rythme de la prose est aussi heurté. Un large vocabulaire géographique se déploie suivant une palette de pleins et de déliés que l’on croyait réservée à l’âge romantique ou aux manuels : goulets, chenaux, éperons, fissures, boyaux, ravines, défilés sablonneux… La beauté est présente mais le sublime est contenu, la menace rôde, partout le danger se tapit.

Le sens de l’observation de Thilo Krause sidère. On boit des yeux ces deux cents pages arpentées par l’écrivain né dans ce massif où filent l’éternité et les rubans d’un ciel qui ne connaît que le printemps et l’automne. Imaginez un tableau, vous reculez, vous découvrez un mont, vous vous rapprochez, vous voyez des coquelicots, des marguerites et des bleuets, tout « ce qu’offraient les bords des champs ». Sentes, prairies, splendeur et simplicité, là, à portée de main. Bountiful, disent les Anglais, adjectif intraduisible qui dit la générosité, l’abondance de la nature.

Les dénivellations sont sensibles, la prose transmet la sensation physique du haut et du bas : « En haut ça tangue, en bas on reste fixé ». Soudain surgissent les hauts-plateaux de Bohême, puis les monts Métallifères. La toponymie frappe, elle convoque des souvenirs enfouis, traduit la sensibilité au relief et à la géologie. Le paysage décrit est la frontière entre la Tchéquie et l’ancienne RDA. Le bassin où l’Elbe prend sa source est une région très circonscrite, à la géographie extraordinaire, jadis sublimée par le peintre Caspar David Friedrich. Aujourd’hui c’est un parc naturel protégé et touristique – le récit y fait plusieurs allusions.

Une lecture écologique du récit est possible, bien sûr, en même temps il y a plus, ou plus profond, plus ample, plus cosmique. Un sentiment d’éternité, d’écoulement infini et de retour incessant, de stabilité, de centrage. « C’est mon roc » : ce sont les premiers mots du livre et ils reviennent plusieurs fois. « Les pommiers et le ciel » reviennent eux aussi, ce sont les deux repères que le narrateur suit, enfant ou adulte, pour goûter le temps qu’il fait, l’humeur du lieu et l’atmosphère.

Là, à la source de l’Elbe, dans ces monts où les gamins font l’école buissonnière, le monde semble être à son origine. L’adulte, l’enfant et son ami Vito affectionnent les têtards : ces petites créatures croassantes et fascinantes réapparaissent plusieurs fois, comme des empreintes de la naissance de la vie sur la Terre : « Les têtards grandissent en passant d’un monde à l’autre, des branchies aux poumons, de l’eau à l’air. J’essaie de capter une étincelle de vie mais l’étang est glauque et indifférent. S’y engloutit le temps, s’y engloutissent les pensées. »

L’enfance du monde est là mais elle va avec la main de l’Homme, des traces d’histoire récente. La nature pure n’existe pas, pas plus que le silence, la forêt primaire a disparu d’Europe il y a longtemps. Dans le village, des crânes rasés consomment des bières au troquet. Et « les nazis ont un camp, là-haut dans la forêt », près de la forteresse. Nazis d’antan et nazis d’aujourd’hui sont confondus, inscrits dans la durée, enracinés ; l’écrivain note cette autre permanence, ce courant porteur de haine et de mort.

La RDA a laissé des empreintes aussi douloureuses. Le père du narrateur travaillait à la Wismut, apprend-on page 87, il était ingénieur chimiste. La Wismut était une entreprise minière d’État chargée d’extraire de l’uranium pour l’armement atomique et les centrales nucléaires soviétiques. « Toutes cette saloperie des Russes » disait ce père que l’on devine mort jeune, contaminé par les saumures radioactives. « Une répugnante odeur d’œuf, de passé et de RDA » vient contredire l’illusion de la douceur de l’enfance. Sous la plume de Thilo Krause, la fameuse Ostalgie n’a pas cours. Ailleurs ce sont les radiations mortelles de Tchernobyl qui se font sentir : les animaux sont revenus mais un jour, un compteur Geiger s’est mis à biper à côté d’un loup mort, raconte Jan, l’ami tchèque. Aujourd’hui, c’est tout le sol de leur enfance qui bipe et la nature qui se rebelle, plus forte que l’Homme.

Presque étranger pourtant dit le titre. Le récit ne va pas vers la paix et l’unité de soi retrouvée. Les eaux montent, l’inondation oblige à fuir, de mauvais sujets chassent le fils du pays, devenu l’étranger, des croix gammées flottent. « Une catastrophe au paradis » glisse l’écrivain quelque part, dans les fourrés de son récit qui s’achève comme une parabole.

 

Thilo Krause, Presque étranger pourtant, traduit de l’allemand (Suisse) par Marion Graf, Éditions Zoé, janvier 2022, 205 pages.


Cécile Dutheil de la Rochère

critique, éditrice et traductrice

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