Littérature

Kerouac a 100 ans – retour sur Visions de Gérard

Écrivain

Ce 12 mars, l’auteur de Sur la route (mais pas que) aurait eu 100 ans. L’occasion de relire son chef d’œuvre, Visions de Gérard, un bref livre par lequel il revisite sa petite enfance, bercée par la douceur de ses parents, la nature, les jeux, mais marquée douloureusement par la mort de son frère aîné, Gérard, à neuf ans seulement. Déployant tendresse, légèreté, et inéluctablement mélancolie, Kerouac y donne à voir le premier chapitre de sa vie, « matière primordiale de son œuvre ».

Kerouac aurait cent ans ce 12 mars. Pour des générations, il est l’écrivain de Sur la route, qui prend place à sa façon dans la perspective ouverte par les Feuilles d’herbe de Walt Whitman. Avec ce roman à la gestation longue et complexe, il a écrit un best-seller qui finit par le miner. À son corps défendant, il a suscité une légende qui l’aurait amusé et comblé, mais effrayé s’il avait su que son tapuscrit avait été acheté deux millions et demi de dollars par le propriétaire des Colts, l’équipe de football d’Indianapolis, à l’aube du XXIe siècle.

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Pour le centenaire de sa naissance, l’occasion est trop belle d’évoquer sa haute enfance. Non pas ce qui serait le premier chapitre de sa vie, mais la matière primordiale de son œuvre. Découvrir l’ensemble d’expériences et de sensations confuses et fondatrices qui l’ont considérablement marqué, et découvrir ce qu’il en a fait en littérature, permet de porter un regard sans doute plus juste sur ce phénomène.

Un roman – ou récit – nous oblige. Visions de Gérard résume à l’essentiel la vie de son frère. Ce n’est pas le livre le plus connu, ni le plus long, il a très peu à voir avec la sacro-sainte route, mais il a tout du chef d’œuvre.

Les visions sont à la fois celles de Gérard et celles que, lui, Jack, a de Gérard. Elles se recoupent et se superposent aussi dans le sens où Jack se prend pour son frère. Par commodité, je m’autorise un recours à la philosophie, un seul, mais en l’occurrence il me paraît judicieux pour saisir ce dont il retourne : « vision qui se distingue à peine de l’objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence ». Bergson anticipe l’épreuve. Avec ce livre, Kerouac maintient le contact avec son frère en même temps qu’il établit le lieu de leur coïncidence.

A l’automne 1955, il rentre de Mexico en stop, la dernière étape en Mercury décapotable à côté d’une « splendide blonde en bikini » au volant, son sac à dos plein de poèmes et de stupéfiants posé sur la banquette arrière. S’il a fini de taper Sur la route, les éditeurs ne l’ont pas encore publié. San Francisco ne l’emballe pas et le suicide de l’amie de Neal Cassady l’afflige. Il s’en va, d’abord à Los Angeles puis, très vite, en camion et en bus, à Rocky Mount (Caroline du Nord) chez sa sœur. Au lendemain de Noël, sa mère s’absente aux funérailles de sa belle-mère. C’est le déclic. Il commence Visions de Gérard. Il l’a terminé le 16 janvier. Peu importe si ce n’est pas tout à fait vrai, il y a d’autres exemples plus impressionnants encore et fameux mais la littérature n’est pas une course de vitesse – une course de fond peut-être.

Il l’a écrit la nuit dans la cuisine, sur un coin de table, aidé par un cocktail de thé et de benzédrine, une vieille photographie de son frère sous les yeux. Quelques confidences permettent d’y déceler plus facilement l’influence de Henry V ne serait-ce que pour le passage permanent entre les deux langues et l’usage d’idiomes traditionnels, l’influence aussi des haïkus auxquels il se frottait par goût. J’ajouterais volontiers les abstractions et les tirets des vers d’Emily Dickinson.

On sait l’importance du rythme pour Kerouac, le rôle du be-bop et du beat, l’art de la composition et des syncopes ; on sait moins, peut-être, l’importance des sonorités et du patois canuck qui était sa langue maternelle. Enfant de ce coin du Massachussetts surnommé Petit Canada ou Canada d’en-bas, il n’a appris l’anglais que plus tard et il ne cessera d’explorer les pouvoirs d’une prose bilingue. Dans une lettre à Neal, en 1951, il écrit à la suite en phonétique, en anglais, en français : « We jam on frere gyre are. Yes I love my brother Gerard. Oui j’aime mon frère Gérard ».

À travers cette Vie de son frère, Kerouac dispense les « leçons de tendresse » et les « intrépidités » qu’il lui a prodiguées.

C’est là que se trouve l’origine de son élan pour écrire. Il commença tôt ; à même pas dix ans, il réalisa des petites bandes dessinées puis de brefs romans dans des calepins. La mort de son frère marqua la fin de l’état d’innocence à proprement parler et le commencement de cette conversation avec les morts à laquelle, sous une forme ou une autre, nous demeurons à tout jamais conviés.

Kerouac a donc trente-trois ans quand il écrit ce roman qui le projette et le renvoie à l’époque où il avait quatre ans.

Dès la première page, le sujet est posé : la mort de son frère aîné, à l’âge de neuf ans, d’un rhumatisme articulaire qui avait atteint le cœur et le système nerveux. À l’évidence, le motif en est la volonté de garder la mémoire de son visage – vivant – avant même la mémoire de son existence et de ses exploits. Gérard est un saint. Le texte a un côté Légende dorée de Voragine, empreint de christianisme mais jamais sirupeux, tempéré par les concepts des religions orientales, assez universel pour que le profane s’y retrouve ou le laisse glisser comme la pluie sur les ailes d’un canard. À travers cette Vie de son frère, Kerouac dispense les « leçons de tendresse » et les « intrépidités » qu’il lui a prodiguées.

On pourrait craindre une sphère lugubre. C’est l’inverse ; on met les pieds dans un livre lumineux. Loin d’être céleste, la lumière est naturelle. On est très vite en présence de données concrètes, la rivière, les cheminées d’usine, les dimanches après-midis l’été, le père en manches de chemise, qui contrastent avec la grisaille, la pluie et l’encens, les ténèbres qui se profilent. Et puis, aussitôt ou presque, il nous livre des historiettes, des anecdotes rapportées par sa mère, qui se mêlent aux lambeaux des souvenirs – comme dirait Thomas Bernhard – qu’il parvient à tirer des limbes.

Quelques exemples en témoignent : les après-midis sur la véranda, dans son berceau ; le jour, un samedi selon le Kerouac de trente-trois ans, où son frère ramène à la maison un pauvre (« il a le nez qui coule, il n’a pas de mouchoir »), un gamin qui a faim et bénéficie de « la munificence » de leur mère ; le jour où il ramène une souris prise dans une souricière et où il la soigne avant que le chat ne la mange et que leur père, encore jeune, tente de le consoler en lui expliquant pendant le repas que « nous sommes tous nés pour mourir », le tout accompagné d’un portrait de groupe caustique des habitants du cru ; les gestes qu’il se remémore, la mère qui épluche les bananes, le père qui pèle les pommes comme des guirlandes ; tous les jours où les oiseaux venaient voir son frère quand il devait rester couché et le cérémonial des miettes à distribuer aux oiseaux, sans oublier les dessins qu’il esquissait parce qu’il était doué pour les arts ; les heures éblouissantes passées au meccano ; la partie de luge dans la neige fraîche et sous le ciel bleu avec sa sœur mais sans son frère cloué au lit pour son dernier Noël ; etc. ; toutes les historiettes truffées de détails concrets, les cartes qui figurent des vedettes du cinéma ou des as du baseball en contrepartie de rêveries contemplatives sur les murs de brique et les flocons blancs. Même les passages sur les menus péchés, les prières ardentes et les visions angéliques ont une espèce de grâce proprement littéraire qui évite de les plomber.

Après le dernier Noël vient le temps des douleurs, un temps lancinant, des élancements notamment dans les jambes. Là, à trente-trois ans, Jack plonge dans l’esprit de Gérard qui revoit sa vie depuis sa naissance et qui voit venir la mort, qui comprend que c’est à lui, et à lui seul, que ça arrive. Les accalmies sont rares et brèves. Le matin, la mère lui prépare une bouillie d’avoine qui suscite la jalousie de Jack, piqué par le sentiment que Gérard est le préféré. Parallèlement, le printemps arrive avec la fonte des glaces, les fleurs, les ballons, l’histoire de ses ancêtres qui élargit l’horizon, l’imprimerie et les feuillets oranges de réclame pour les soldes de chaussures qui illuminent – comme un feu de paille – ces visions. Une partie de poker fait diversion. Mais rien n’arrête le compte à rebours, pas même l’éclat d’une jolie histoire de meccano. Gérard se meurt. Deux phrases, à peu près au milieu du livre, l’ont déjà signifié : « Les mots ne peuvent rien. Les lecteurs s’en lasseront – car ce n’est pas à eux que cela arrive ».

Bien entendu, Kerouac a compris ceci : à la mort de son frère, la moitié de lui-même est morte. Mais, en même temps, il le dit avec netteté, par une espèce de re-naissance, il est devenu Jack (ou Ti-Jean). Toutefois, cette douceur mélancolique qui lui colle à la peau, il la tient de Gérard. C’est ainsi qu’il faut comprendre tout Kerouac, y compris celui du football, de la route et des stupéfiants, comprendre qu’il s’est saisi de la littérature comme d’un recours pour essayer de retrouver, un tant soit peu, la puissance du lien qui les unissait.

La mort elle-même donne lieu à des déploiements bouleversants et à des axiomes définitifs. La part de mysticisme reste transcendée par l’innocence et par l’aptitude à se reporter trente ans en arrière. Ainsi se remémore-t-il l’excitation liée à l’événement quand il sort de la maison en courant pour annoncer la nouvelle à son père dans la chaleur d’une fin d’après-midi, sa joie paradoxale et les pas de danse qu’il esquisse, qui contrastent avec la lassitude et la tristesse du père, avec le bouquet de pétards rapportés à la maison pour la fête nationale. Ensuite, la famille débarque en automobile, s’installe dans la cuisine, en pleurs, pendant des pages. Il faudrait les citer tout entières. Autant que vous les lisiez.

Visions de Gérard a la magie sans illusion des textes thaumaturges. Je le relis encore, transporté comme en side-car, pétri d’admiration et de tendresse pour Kerouac.

Vingt pages ramassent les obsèques de Gérard, vingt pages dénuées de révolte et de véhémence, vingt pages sobres et décisives. Elles révèlent un fatalisme assumé, une accointance à la fois terriblement juvénile et impeccablement entretenue. Les usages sont respectés ; obsèques dans la maison, obsèques à l’église, obsèques au cimetière. Kerouac raconte ce qu’il a vu, de ses yeux vu, qu’il n’a pas oublié, pas vraiment en tout cas, qu’il retrouve par la concentration de la pensée et par la dilatation du cœur, sachant qu’il n’a pas quatre ans à l’époque.

Même si le roman demeure lumineux, il y a là, forcément, quelque chose de « lugubre », égrené par la pluie de juin (ou juillet), par la procession des enfants, par le coussin de velours sur lequel repose la tête du frère aîné et les fleurs, par les rosaires de « bois noir » des religieuses. Lui, le frère cadet, il est « habillé en grand tralala» et il est frappé par la coïncidence entre le salon ce jour-là et le salon des autres jours. Et puis, il observe le cercueil « introduit dans le fourgon, vlan », il imagine le dialogue des peintres en bâtiment, qui regardent passer le convoi, rendu drôle par la gouaille et le quiproquo. Enfin, les religieuses avaient recueillies les dernières paroles de Gérard, les avaient notées sur une bout de papier que la mère « n’a jamais revu ». Ces deux cents pages, en quelque sorte, les ont ressuscitées. Avant un ultime amen, les derniers mots sont : « ferme le livre ». Mais qui le ferme ? le fossoyeur qui « prend sa pelle ».

Visions de Gérard a la magie sans illusion des textes thaumaturges. Je le relis encore, transporté comme en side-car, pétri d’admiration et de tendresse pour Kerouac. Par-delà les manifestations de la religiosité transmise par sa mère et de la sensibilité héritée de son père, il consigne leur « vision désolée ». Qu’il l’ait écrit ici, c’était leur rendre justice, brosser en creux un merveilleux portrait de ses parents.

Quand il met le point final, il lui reste une dizaine d’années à vivre. Quand le roman est publié, il ne lui reste plus que quatre ans. Les critiques sont si mauvaises et malveillantes, si cruelles, tant sur le fond que sur la forme, qu’il affirme ne plus écrire un mot. Mais l’envie est plus forte. Il se lance dans un nouveau livre qui tire un trait sur toute sa vie « bardasseuze ». Il est toujours aussi rapide, il pioche dans ses textes précédents qui se recouvrent comme des tuiles, et il n’a pas besoin de tout ce temps pour Vanité de Duluoz.

Pour fermer le ban, Kerouac écrivit donc ce livre drôle, souvent léger, mais empreint de mélancolie, trois cents pages comme détachées du désenchantement à devoir quitter le monde, quel que soit notre âge, assez merveilleux. La parution du livre, il la fêta à sa façon, faisant le clown devant les journalistes de Newsweek venus l’interviewer, les invitant à le suivre sur le fleuve gelé pour une séance de photographies en canadienne et godillots, se roulant dans la neige comme un gamin, insouciant de l’entendre craquer sous ses deux cents livres, tombant dans l’eau glacée, chopant une pneumonie qui le cloua au lit quelques semaines.

La suite fut une dégringolade, dans laquelle il garda la majesté des princes. Il devint chauve, il grommelait contre sa mère parce qu’elle lui barbotait son whisky, il regardait des variétés à la télévision, il somnolait sur la véranda dans ce qu’il nommait sa chaise berçante, il attendait la fin du monde à St. Petersburg (Floride) mais quand il vit des bûcherons armer leur hache pour abattre le grand pin de Georgie dressé devant ses fenêtres, l’arbre dont les feuilles lui parlaient, il se leva d’un bond, lui qui avait les jambes lourdes, il courut vers les bûcherons pour leur dire Ne tuez pas mon frère, pour les arrêter au nom de son grand frère mort à neuf ans qui s’était réincarné dans cet arbre.

Épuisé par les émotions et par la splendeur de l’automne, il s’allongea sur un matelas dégueulasse tiré à l’abri de la véranda, sous un ciel étoilé, plus ou moins convaincu que le Grand Chariot veillait sur lui. Le lendemain matin, il mâcha un sandwich au thon et il jeta sur une feuille le plan d’un roman dont il avait déjà le titre, puis il vomit du sang.

On l’enterra trois jours plus tard à Lowell, lui qui, dans les Visions de Gérard, rêvait d’être enterré aux Indes ou à Tahiti. En guise de consolation, sa tombe voisine avec la statue du grand chef Enfant de l’Ours. La pierre est toute petite, deux pieds de long sur un pied de large. Il repose dans la tenue où les fossoyeurs l’ont descendu, en chemise jaune et veste de sport, un rosaire entre les mains. On peut lire :

TI-JEAN

JOHN L. KEROUAC

MAR. 12. 1922 – OCT. 21. 1969

– HE HONORED LIFE –

C’est parfait.

Sa femme – Stella – l’y a rejoint vingt ans après.

Au vieux cimetière Saint-Louis de Gonzague, à Nashua, le nom de Kerouac est gravé à l’arrière de la stèle. De l’autre côté, on peut lire les noms de son frère, de son père, de sa mère, et de sa propre fille, Jan Michelle, qu’il n’aura vue que deux fois dans sa vie. Le plus étonnant est de voir que son frère est né en 1916 alors que l’incipit du roman énonce : « Gérard Duluoz est né en 1917 ». Voilà qui ajoute à l’intrigue et à la magie. Par la route, il faut compter une petite vingtaine de miles pour s’y rendre. Un peu plus, si on longe le fleuve Merrimack.

Jack Kerouac, Visions de Gérard, traduit de l’anglais par Jean Autret, Éditions Gallimard, avril 2012, 192 pages.


Bernard Chambaz

Écrivain, Poète

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