Littérature

L’Inconnu – sur Les Apparitions de Jean-Jacques Schuhl

Critique

Jean-Jacques Schuhl vient de faire paraître Les Apparitions. Qui n’est que son sixième livre en cinquante ans. S’il nous écrit parfois, c’est pour disparaître un peu plus.

La dernière fois, c’était il y a huit ans. Le livre s’appelait Obsessions (au pluriel), et comme il arrivait quatre ans seulement après Entrée des fantômes, on a vraiment cru que quelque chose venait à se précipiter. Mais non : l’enlisement a repris son cours. Et il aura fallu à Jean-Jacques Schuhl l’impavide presque dix ans pour écrire un nouveau texte, Les Apparitions. En disparaissant huit ans, Jean-Jacques Schuhl est redevenu ce qu’il avait toujours été : cet écrivain pour qui publier, c’est déjà commettre un écart.

Schuhl est l’auteur d’une œuvre où les périodes de silence comptent autant que le reste, sinon plus. Celui qui écrit comme personne, publie moins que tout le monde. Sa bibliographie est constellée de trous noirs. Les livres ne sont là que pour renforcer l’absence au monde. C’est un renversement épistémologique comme on en connait peu en littérature (à ce jeu-là, parmi les grands écrivains français, il n’y a guère que Yves Adrien pour publier moins encore que JJS). Rien par exemple, pas une parution, tout au long de la décennie qui a suivi son Goncourt pour Ingrid Caven, en 2000. Goncourt inattendu, coiffant tout le monde à l’arrivée, roman miraculé dont le retentissement signa pour une immense majorité des lecteurs l’apparition, au sens fort du terme, d’un écrivain totalement inconnu.

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Un styliste singulier mais devenu fantôme à force d’absences répétées, auteur porté disparu à la fin des années 70, et qui avant son succès 2000 n’avait jamais publié que deux textes : Rose poussière, chef d’œuvre de concision de 1972 et Telex n°1, livre hanté par les machines et la figure rétro de Louise Brooks, paru en 1976 : un texte, nous a-t-il un jour confié, qu’il n’aimait pas (ce en quoi il a tort). Est-ce ce désamour qui a aggravé à la fin des années 70 son goût profond pour le détachement ? Silence.

On sait, pour l’avoir vu trôner dans sa bibliothèque, telle une main coupée plongée dans du formol, qu’il existe un manuscrit complet resté inédit, datant du début des années 80, un troisième livre dont des fragments ont peut-être paru dans les années 80, dans Tel Quel, sous l’égide du fidèle Sollers, ou dans la revue Luna Park du regretté Marc Dachy. De mémoire, cela devait s’appeler Silhouette(s). Au singulier ou au pluriel ?

Impossible de s’en souvenir.

C’est d’autant plus dommage que, par leur rareté, les textes de Schuhl appellent la précision. On s’est longtemps demandé, par exemple, si Chutes, traces de chutes, le court texte qu’il avait confié à l’hiver 1974 pour le premier numéro de Luna Park, ne comprenait pas une erreur de typo. Erratum : Et si à la place de « Les mots que l’on trace ne sont-ils pas tous déjà inscrits sur le monde ? », il fallait plutôt lire le Monde, avec une majuscule, comme le journal ? Schuhl aime tant les journaux, et de façon si obsessionnelle, en particulier ceux du soir, achetant – autrefois – les diverses éditions de France-Soir pour jouer avec elles aux jeux des sept erreurs, noter les différences d’une heure à l’autre, à la suite de quoi il taillait parfois dedans, constituant en cut-up une page ou deux de littérature hasardeuse le long desquelles s’ordonne le sens.

Curieuse fascination pour les nouvelles du front de la part de celui qui fait tout pour s’en tenir éloigné. Il semblerait que ce soit moins une passion pour l’information que pour le support lui-même, le journal comme corps écrit du monde, à la fois son palimpseste infini et son imitation : le portrait en pointillés, touches noires sur surface blanche, des journées autour desquelles tournent le temps. Lire trois éditions d’un même France-Soir revient à apprendre à savoir à quel endroit notre monde a vieilli. Jusqu’à courir vers son point d’extinction.

Les Apparitions commence sur un journal, et sur le sentiment qu’un monde, celui de l’écrivain, vient de passer. C’est un magazine américain. La couverture figure le clavier d’un ordinateur et un carré d’aluminium fait office d’écran dans lequel on se reflète.

« L’homme de l’année, c’est vous », dit la une de Time. Bon, Time le dit à chacun de ses lecteurs. Mais Schuhl qui est un lecteur qui ne se pense que comme singulier, n’entend pas partager cet honneur. Il essaye donc de s’apercevoir, lui, en homme de l’année, dans le miroir sans tain que lui renvoie la couverture en aluminium du magazine. Et qui voit-il à la place ? Un homme qui, étant jeune, a cru, sur la remarque d’une femme, qu’il ressemblait à Dürer. Et avait alors déteint sa vie sur l’élégance qu’une telle ressemblance supposait.

Ces traits, qui allaient vers l’imitation, il ne fallait pas les décevoir. À cet instant, Schuhl s’est vécu plus Dürer que Dürer. Il avait hérité d’un rang à tenir, d’une lignée. Sauf que Dürer, sans doute, a-t-on aussitôt envie de rajouter, n’avait que ça pour lui, il ne savait être que Dürer, et il devait fort en souffrir. Celui qui sait qu’il est un faux Dürer sait qu’il peut varier son mensonge, les intensités de son faire semblant, et être dans perfection d’un Dürer sans douleur, d’un Dürer en creux, en faux.

Pourtant, c’est le même Schuhl qui se demande aujourd’hui, à 80 ans, s’il ressemble aussi et encore à Dürer vieux ? Si les mensonges vieillissent avec les hommes qui les portent ? S’il a maintenu l’imposture sur sa durée ?

C’est donc un reflet fugace, qui est aussi probablement une imitation, pale, incertaine, un double, que Les Apparitions se lance. En deux pages, c’est déjà un (grand) livre sur le neutre.

Que disait Barthes du Neutre, durant le cours qu’il en donna au Collège de France au printemps 1978 ? « J’appelle Neutre tout ce qui déjoue le paradigme. » Barthes entendant le paradigme comme un jeu d’opposition, un conflit sur lequel repose le sens, on peut en déduire que le neutre se méfie du sens comme de la peste et sa fonction est de neutraliser justement le sens. La neutralité n’a pas de sens, en cas de conflit entre deux pays. Un pays neutre ne penchera ni pour l’un ni pour l’autre. Il ne donnera pas de direction.

Schuhl en 2022, alors qu’une guerre fait rage (cela, il ne pouvait le savoir à la parution de son livre, en février), alors que plus que jamais chaque livre qui sort cherche à nous dire quelque chose, et si possible en passant par l’explication autobiographique, la confession de vie, se méfie du sens qui s’écrit avec les mots.

Il y a ainsi un passage étonnant dans Les Apparitions, quelque chose comme le début d’un drame : c’est à la page 16, et Schuhl y raconte un souvenir d’enfance, durant l’occupation. Il est ce tout petit enfant juif (il est né en octobre 1941) que l’on cache à la campagne, dans un village huguenot, et qui joue à l’écart, comme un enfant « pas en règle », planqué sous un autre nom, un autre rôle, et qui en jouant trouve sur un chemin un casque allemand. Il le ramasse et le sent. Il en respire le cuir à pleins poumons. Il y a là en une seconde, cinq lignes pas plus, tout ce qui fait Schuhl et plus encore : la sensation du mal, d’une position de soi qu’un acte vient trahir. Il y a le souci du détail vestimentaire, la sensualité du cuir, des peaux, et toute une pornographie de la transpiration mêlée à cela.

Le sens premier chez lui c’est l’odorat, les choses se sentent avant de prendre une tournure politique. Que vaut pour lui un engagement, une morale, une éthique devant un parfum ? Rien.

Mais bon, il y a quand même ce fond dont il n’avait jamais encore parlé. Cet épisode de l’exode dans une France coupée en deux. Tant de pages jusqu’ici (et en si peu de livres) à ne rien vouloir lâcher.

Les Apparitions sont un effacement de plus. Une couche supplémentaire du bandage derrière lequel se tient le vide, l’absence de plein chèrement entretenue.

Même Guyotat a besoin d’un contexte, d’un lieu d’où la parole s’évade. Schuhl trouve encore le moyen, à 80 ans, de faire enfin « apparaître » le décor originel, mais c’est pour aussitôt le neutraliser, insinuant quelque chose comme : « Qu’est-ce que vous croyez ? Que je n’ai pas mes traumas ? Que je ne suis que surface ? Mais à la différence des autres, je ne les étale pas. » Le secret est dit, et tellement vite, pour bien s’assurer de son importance capitale. Et aussitôt, que fait-il de ce secret ? Il le précipite dans l’écriture, dans le style, c’est-à-dire chez lui dans une écriture des sens, au pluriel.

On se souvient de l’anecdote, rapportée dans Quartier Lacan (peut-être par Wladimir Granoff) : Lacan est à l’étranger, et subit un obligatoire dîner donné en son honneur après une conférence. Jusque-là, la scène ressemble en tout point à celle de La Peau douce de François Truffaut où Jean Desailly est assailli par des notables de province le passant à la question après une présentation de film. Lacan tire la gueule, et les gens veulent savoir : « Maître, quel est votre secret ? » Lacan se tait. Puis se penche à l’oreille de la très charmante épouse d’un psy local et lui murmure tout bas : « Mon secret c’est que j’ai cinq ans. »

Le secret de Schuhl c’est qu’il est cet enfant plus petit encore, reniflant le casque d’un allemand, et qu’à ce titre il voudrait être invisible.

Il a toujours oscillé entre ces deux pôles : trouver son équilibre entre la parfaite imitation de Dürer et une pale imitation de l’Homme invisible. Les Apparitions sont un effacement de plus. Une couche supplémentaire du bandage derrière lequel se tient le vide, l’absence de plein chèrement entretenue.

Aussi, comme tous ceux qui aiment les secrets par-dessus tout, ce livre est d’une parfaite honnêteté, tout est dit dès les premières pages. Schuhl y fait même revenir enfin à lui, presque 50 ans après, cet autoportrait que Jean Eustache lui avait emprunté pour animer le premier rendez-vous entre Alexandre (Jean-Pierre Léaud) et Veronika (Françoise Lebrun) dans La Maman et la putain. La scène a lieu au Train bleu, gare de Lyon. Alexandre et Veronika se connaissent à peine, c’est la première fois qu’ils passent plus de cinq minutes ensemble, et Alexandre, plutôt que d’amuser son date, lui parle de l’ennui. Elle lui demande qui est-il, de quoi vit-il, et il tire une feuille blanche de sa poche sur lequel il y a son autoportrait :

Yeux : yeux

Oreilles : oreilles

Nez : nez

Bouche : bouche

Signes particuliers : néant.

«Vous me reconnaissez ? C’est mon seul brevet d’existence » demande Alexandre à Veronika. Elle sourit.

Ni elle, ni les spectateurs de La Maman et la putain en 1973 ne pouvaient savoir qu’il s’agissait de l’autoportrait tel que Schuhl pouvait parfois le dessiner, en terrasse de la Coupole pour amuser Jean Eustache et Jean-Noël Picq, ses amis, son auditoire. À ce propos, personne ne s’est jamais demandé pourquoi Schuhl n’apparaissait jamais, même sous la forme d’une silhouette dans les films d’Eustache. C’est quasiment le seul absent, à priori : Picq, Douchet, Eisenschitz, Cottrell, tous ses proches ont eu droit à un moment ou un autre à passer devant la caméra. Mais pas Schuhl, l’invisible Schuhl. Mais tout simplement parce qu’il y est, là, sous la forme exacte de ce papier blanc qu’Alexandre tend à Veronika, cet auto-portrait en neutre qu’il prétend être sien alors qu’il est l’autoportrait d’un autre…

Schuhl est dans La Maman et la putain comme le monde est dans les journaux : sous la forme d’une imitation traduite en lettres noires sur fond blanc.

De tout cela, quoi déduire ? Que Jean-Jacques Schuhl n’apparaît que pour mieux s’absenter. Que son dernier titre, Les Apparitions, fait magicien, un petit côté Gérard Majax littéraire. Par quel tour d’illusion, ces pages tardives ? Est-ce réellement un livre que j’ai aperçu dans la vitrine de la librairie ? Il est maigre, d’une maigreur new wave : 90 pages et encore… en comptant les blancs. D’une écriture espacée, qui tient davantage d’une respiration que du coup de matraque littéraire. Et la critique alors de poser à lui, l’homme accusé de n’avoir écrit que six ou sept livres, la question qui vaut pour tous les écrivains, surtout les prolifiques : pourquoi un livre plutôt que rien ?

Non pas que vaut ce livre (12 euros, by the way) mais que veut ce livre, qui sort Schuhl de ce silence neutralisant qui lui va si bien ?

Disons qu’il n’existe que pour une chose : il est là pour la magie. Ça en est même écœurant, Les Apparitions est avec Rose Poussière son plus beau texte, du strict point de vue littéraire. Certaines pages vous soufflent. La 18, par exemple :

« Je voulais être vide, au bord d’un avenir qui résonnait de nouveautés. Maintenant où tout s’est pétrifié dans un présent sans issue, des lambeaux de ce passé me reviennent mais comme des parasites car je n’en voulais plus de l’enfance « à tout asservie », de la guerre et de ses vieux clichés. Je ne cherchais pas d’histoires, ce que je cherchais c’était l’immédiateté. Mais aujourd’hui où est-elle ? ».

Ce livre qui fait semblant de ne rien nous vouloir, appelle une première lecture (juste pour se remettre dans la musique propre à cette langue aiguisée) puis une seconde lecture, pour que là, surprise, un autre livre apparaisse comme par transparence. Tout à fait comme si le vrai roman avait été écrit à l’encre sympathique sous les lettres du livre officiel. Sous la page, ce sont pourtant les mêmes mots, placés au même endroit, dans le même ordre. Mais subitement ils disent un secret.

Ce secret, c’est qu’il n’y a rien à savoir. Que tout ça passe de toute façon trop vite, et qu’entre-temps le monde tourne.

Un livre qui ne dit rien ? Oh non, c’est bien plus subtil, autrement plus vertigineux : un livre qui dit qu’il ne dit rien.

Il est dangereux de manier aussi loin le paradoxe de la neutralité : on encourt le risque d’être pris de vertige. Ici, ne rien dire d’autre que cela sur soi et prétendre quand même en être le propriétaire. N’être rien que celui qui a dit le rien, l’inexistence, le nul.

Dans cet abîme-là, on peut tomber.

En sortir, c’est plus dangereux encore.

Dans les Apparitions, Schuhl existe simplement en refusant d’être quelque chose comme la trame d’une information.

Et ainsi, d’apparitions en apparitions, de rôles en rôles, de souvenirs convoqués moins pour les dire que pour les taire, se recouvre l’image que l’on a de soi, celle-là même dont on ne sait jamais rien de certain. Seule certitude, seule vérité : oui, c’est vrai, on ne joue sa vie que sur des apparitions. Qui présupposent autant de disparitions : sitôt advenues, sitôt renfouies.

Paradoxe de tout un art de la neutralité atteignant ici des sommets.

Un livre qui ne dit rien ? Oh non, c’est bien plus subtil, autrement plus vertigineux : un livre qui dit qu’il ne dit rien. Presque rien. Et dans ce presque se tient le jeu de transparence d’une vie.

Jean-Jacques Schuhl, Les Apparitions, Gallimard, février 2022, 96 pages


Philippe Azoury

Critique, enseignant à l'ECAL (Lausanne)

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