Opéra

L’inconscient musical – sur A Quiet Place de Leonard Bernstein et Stephen Wadsworth

Critique

La création de A Quiet Place de Leonard Bernstein (1918-1990), une première à l’Opéra de Paris, offre l’occasion de voir et entendre, dans une mise en scène de Krzysztof Warlikowski, une œuvre riche, à la fois drôle, tendre et glaçante, et dont la complexité apparente révèle finalement une grande clarté dans le projet lyrique.

Sous les dorures du Palais Garnier, à distinguer derrière une gaze blanche des lumières crues, et à entendre l’éclat fragmenté des premières mesures, on pressent toute la promesse ironique du titre : nous ne serons certainement pas, pendant l’heure et demie que dure A Quiet Place, dans un endroit calme. C’est la promesse d’une complexité qui finalement s’avère limpide : toute l’œuvre de Leonard Bernstein et Stephen Wadsworth se loge dans de multiples écarts, entre le collectif et l’individu, la langue et le sens, la musique populaire et la musique savante, des écarts à la fois inconfortables et formidablement stimulants.

Sur la scène, le rideau se révèle écran sur lequel on projette d’abord une séquence filmée. Dans une voiture américaine une femme au visage numérisé fonce à vive allure ; le rouge de sa robe tranche avec le noir et blanc stylisé du film. Elle n’évite pas un véhicule qui arrive en face, enchaîne plusieurs tonneaux. Le corps gît sur le bitume, tandis que s’élèvent les voix de passants curieux et horrifiés.

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Le rideau se lève sur la grande salle d’un funérarium, où des voix entrecoupées commentent l’existence et la fin de Dinah, épouse de Sam, mère de Junior et Dede, deux enfants partis depuis longtemps, et qui doivent arriver d’un instant à l’autre. Sam était le prénom du père de Leonard Bernstein, il était aussi avec Dinah, un des personnages principaux d’une précédente œuvre, Trouble in Tahiti, écrite en 1952 alors qu’il était en voyage de noces. Près de trente ans après – A Quiet Place est créé à Houston en 1983 – il réinvestit avec son librettiste Stephen Wadsworth ces figures fondatrices, et les replonge dans le bain stagnant des névroses et des traumas : suicide, inceste, infanticide, refoulement.

Dans ce bain le Polonais Krzysztof Warlikowski apparaît comme un poisson dans l’eau. L’opéra de Bernstein lui va parfaitement, lui qui sait mieux que personne rendre visibles, y compris dans la grosse machinerie de l’opéra, les passions qui survoltent les corps. Le plateau vocal est excellent, majoritairement américain, dominé par l’interprète de Junior – Gordon Bintner, une révélation – au timbre et au jeu pareillement plastiques et virtuoses.

Dans un premier acte d’une très grande vivacité, le spectacle campe en quelques secondes une multitude de personnages. Sam, en bord de scène, reste immobile et éreinté. À cour circule une poignée de personnages secondaires aux rôles résolument comiques : une amie exagérément éplorée, une autre autoritaire et méchante, un psy complètement dépassé par les évènements. À jardin sont assis dans un petit coin quatre chanteurs qui commentent les actions des uns et des autres – chœur grinçant d’une tragédie contemporaine, tandis qu’en fond de scène, les employés des pompes funèbres esquissent çà et là un pas de danse. À la fosse, l’orchestre de l’Opéra de Paris dirigé par l’Américain Kent Nagano aborde à la perfection la complexité de la partition, ses traits fulgurants, ses micro-thèmes enchâssés, et ses rythmes heurtés.

Le spectacle affole d’emblée en saturant les champs sonores et visuels, et l’écueil aurait sans doute été de trop en faire. Krzysztof Warlikowski est connu pour le faste de ses décors : monumental atelier de boucherie dans Lady McBeth de Mzensk, King Kong géant dans L’Affaire Makropoulos, maquillages et costumes à la cinématographie outrée. Mais se joue dans le spectacle une fine adéquation entre l’œuvre – livret et partition – et sa mise en scène, qui tient sans doute à une grande compréhension de ce qui se joue dans A Quiet Place. C’est à la fois très simple et très compliqué, comme dans le fond, le fonctionnement familial dont les rouages sont au cœur de l’action. On apprend que Dede et Junior vivent avec un homme, François, qui est le mari de l’une et l’amant de l’autre. Le trio – qui fait écho à la propre bisexualité de Leonard Bernstein – fait scandale et heurte en particulier Sam, dont le conflit avec son fils Junior est le ressort dramatique principal d’une œuvre dense qui met à nu les mécaniques hypocrites et violentes de la société américaine.

Dans l’écart qui se creuse entre la fosse et la scène se déploie tout un discours critique sur l’Amérique puritaine, interpellant un spectateur qui ne peut simplement jouir d’une musique facile à l’oreille.

Krzysztof Warlikowski installe dans les actes II et III ses fameuses boîtes sur roues, grâce auxquelles il juxtapose sur scène côte à côte la chambre de Junior et le salon de Sam, heureux dispositif qui calque exactement le fonctionnement du livret et de la partition. Après avoir éclaté les discours et les corps dans un premier acte explosif, le récit se concentre en deux lignes parallèles. D’un côté Junior raconte à François un trauma familial abominable : ses propres pratiques incestueuses avec sa petite sœur, découvertes par Sam qui aurait voulu le tuer. De l’autre, la possibilité d’un apaisement pointe entre Sam et sa fille Dede, avant un final à la fois tendre et grinçant qui réunit sur un canapé des personnages à la fois apaisés et éreintés.

La parole fuse sans presque jamais rencontrer le sens, les traits chantés s’amorcent mais on ne finit pas ses phrases, le récit se décompose alors que l’autre ne veut pas entendre, on noie la mémoire dans des souvenirs enfantins recomposés et idiots. C’est le cas à l’acte III, lorsque Junior et Dede entonnent devant la table du petit déjeuner une comptine : la mélodie s’adapte, le rythme se stabilise le temps de la chansonnette, mais quelque chose grince, de la même manière que l’accord qui clôt le spectacle, apparemment parfait, est posé sur une sorte de drone dissonant. Sous la facilité des musiques populaires – chanson, jazz, musique de publicité – une sorte d’inconscient musical travaille à la fosse, et détruit toutes les fausses évidences.

De la même manière, sur le plateau une projection vidéo montre en fond de scène un jardin planté de fleurs jaunes et peuplé de papillons, et en dessous, comment les racines creusent une terre grouillante de vers. Ce n’est pas un hasard si le premier écart spectaculaire prend la forme d’un strip-tease, celui que Junior entreprend à l’acte I à côté du cercueil de Dinah, devant une assistance horrifiée, alors que l’orchestre mime un air de cabaret jazzy et sensuel. Dans l’écart qui se creuse entre la fosse et la scène se déploie tout un discours critique sur l’Amérique puritaine, interpellant un spectateur qui ne peut simplement jouir d’une musique facile à l’oreille. On le force à entendre et voir ce qu’il y a dessous : sous la structure familiale, sous la sexualité conjugale, sous la relation frère-sœur. « I Know when I sick I rhyming » : lorsque Junior va mal, il rime dit-il, exposant ainsi un fonctionnement général de l’œuvre. De la même manière qu’il faut se méfier de ce qui est trop simple, le désaveu de l’harmonie est nécessaire.

Pour autant A Quiet Place n’est pas cruelle, ni pour ses personnages, ni pour ceux qui l’écoutent, et la force du spectacle proposé par Krzysztof Warlikowski et Kent Nagano est sans doute d’avoir compris cette subtilité. Le rouage psychologisant n’est pas écrasant, qui ploie parfois devant l’humour et la grâce. À la mi-temps du spectacle, le récit laisse place à une séquence exogène. Un jeune garçon qui figure Junior enfant allume dans sa chambre une télévision, sur laquelle on distingue Leonard Bernstein lui-même au piano, dans un des exercices qu’il adorait et dans lequel il excellait : l’émission musicale jeune public. Il y explique la force de la musique de Tchaïkovski, qui ne réside pas dans sa capacité à « raconter une histoire », mais à « transcrire directement une émotion » : en l’occurrence pour ce qui est de ce thème symphonique, que Leonard Bernstein reproduit plusieurs fois sur son clavier, la frustration.

L’idée est apparemment simple, d’une supériorité de l’émotion sur le récit, mais le spectacle l’éclaire singulièrement, en respectant l’éclatement narratif, sans rendre l’œuvre illisible, et en rendant hommage à la complexité de Leonard Bernstein, à la fois grand savant, grand sensible et grand pédagogue. S’y met à nu, sous une apparente complexité de la réception, un fonctionnement finalement hyper simple de l’œuvre lyrique : le jeu entre un texte, une partition, une mise en scène, et ce qui passe entre eux de sens.

A Quiet Place, écrit par Leonard Bernstein et Stephen Wadsworth, est présenté à l’Opéra de Paris (Palais Garnier) dans une mise en scène de Krzysztof Warlikowski et sous la direction musicale de Kent Nagano jusqu’au 30 mars 2022


Lucile Commeaux

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