Exposition

Promenons-nous dans les bois – sur « L’Âme de la forêt » au Musée d’arts de Nantes

Écrivain

Une douzaine de pièces seulement, à peine plus peut-être, rassemblées dans une unique salle, aux dimensions plutôt modestes, du Musée d’arts de Nantes. « L’Âme de la forêt » n’en est pas moins une exposition vertigineuse par son objet à la fois énigmatique et omniprésent. Une exposition où la façon dont la peinture réfléchit la forêt donne à voir également la façon dont la forêt réfléchit la peinture.

À l’ère des énormes machines muséales et des rétrospectives à grand spectacle, on a un peu perdu l’habitude – et, à tort, je crois, le goût – des petites expositions, celles qui présentent suffisamment peu d’œuvres au visiteur pour le laisser regarder chacune à loisir et lui permettre de rêver à sa guise. « L’Âme de la forêt » propose une expérience de cette sorte et dont, en conséquence, il n’y aurait nulle raison sérieuse de se priver stupidement : une douzaine de pièces, seulement, à peine plus peut-être, rassemblées dans une unique salle, aux dimensions plutôt modestes, du Musée d’arts de Nantes. Mais c’est assez pour justifier qu’on y passe et qu’on s’y arrête.

publicité

Quand un sujet est inépuisable – et, ici, il l’est –, on n’en fait jamais le tour quelle que soit la taille de l’exposition et le nombre d’œuvres qui y sont offertes au regard. Et le vertige que, perdu parmi une profusion de propositions visuelles, l’on finit fatalement par éprouver, courant de salle en salle, de tableau en tableau, les comparant mentalement jusqu’à oublier toute notion de chacun d’entre eux, on s’y abandonne sans doute mieux dans la contemplation exclusive d’une douzaine d’images – dont la splendide dimension d’énigme vaut pour l’ensemble auquel elles se substituent et dont elles tiennent avantageusement lieu.

Le titre vient d’une œuvre d’Edgar Maxence, L’Âme de la forêt (1898), la moins appropriée sans doute de toutes celles qui sont rassemblées pour l’occasion au Musée : aucune forêt, pas même d’arbre qui la cacherait, pas de bois sinon le support sur lequel l’huile a été peinte. Dans le goût du symbolisme français ou bien à la manière des préraphaélites anglais, l’artiste nantais – disciple, dit-on, de Gustave Moreau – représente trois figures féminines, fées ailées, engagées dans ce qui paraît une procession solennelle, la première tenant précieusement entre ses mains une sorte de calice dont on ne sait trop ce qu’il contient et à quel rituel il est censé servir. Elles semblent venues de la légendaire Brocéliande et, sorties des profondeurs d’une Bretagne mythique, témoigner d’un secret dont elles constituent l’expression assez hiératique mais dont, bien sûr, elles ne révèlent rien.

Ce secret est le sujet de l’exposition. Le texte qui la présente au public l’indique. Il rappelle – c’est du moins l’une des hypothèses formulées par l’étymologie – que le mot « forêt » viendrait du latin foris qui signifie « à l’extérieur, en dehors » : « c’est tout à la fois le lieu du divin, de l’origine, de la folie, du hors-la-loi. » « Comment s’étonner, lit-on encore, que les artistes se soient emparés de ce lieu de sensations, d’isolement, de dépaysement, d’émancipation, bref, de création. Cette quête est impossible, perdue d’avance : la forêt, comme l’art, restent enfouis, inaccessibles, et obligent l’homme comme l’artiste, à tenter sans relâche, à sa lisière, de frôler son cœur. »

C’est possible. Pourtant, on s’enfonce dans la forêt. À une telle tentation, nul ne résiste vraiment ou en tout cas jamais très longtemps, pénétrant au plus loin dans ses profondeurs, en dépit de l’inquiétude émerveillée que le spectacle suscite aussitôt et du risque de s’y perdre que l’on éprouve à tout instant. C’est même à une telle aventure que la forêt invite et à laquelle invitent également tous les artistes dont les images qu’ils inventent nous appellent à mettre périlleusement nos pas sur ces sentiers dont un philosophe nous a appris que s’ils ne mènent nulle part ils valent cependant la peine d’être suivis.

La façon dont la peinture réfléchit la forêt donne à voir également la façon dont la forêt réfléchit la peinture.

Alors : « promenons-nous dans les bois ! » Comme le chante la comptine. Puisqu’il est vrai que la forêt fait retomber en enfance qui s’y hasarde et qu’elle constitue, par excellence, le lieu de ce « jadis », antérieur à tout passé, dont parle par exemple un Pascal Quignard. Sous la forme des fables autrefois racontées dans le noir avant de s’endormir, avec leurs ogres et leurs sorcières, leurs créatures enchantées et leur bienveillant bestiaire, chacun y retrouve tout un univers dont il n’a rien oublié et qui revient, pour lui, étrangement à la vie.

Tout commence avec Le moment (2003) du vidéaste belge David Claerbout : un sous-bois la nuit, vaguement éclairé par la lumière de qui, en caméra subjective, filme cet univers forcément inquiétant au sein duquel surgit soudain un chat sauvage aussitôt apparu, aussitôt disparu, vision aussi fugace que celle du chat du Cheshire dont seul subsiste le sourire ou que le lapin blanc qui, chez Lewis Carroll, entraîne Alice à sa suite et lui ouvre le chemin qui mène vers le pays perdu et puis retrouvé des merveilles.

De même, le chat de Claerbout nous ouvre l’accès à la forêt – une forêt à laquelle l’environnement visuel et sonore élaboré par Bastien Capela et Christophe Sartori emprunte son apparence pour donner au visiteur l’illusion légère qu’il est lui-même entré à l’intérieur de cet espace dont chacune des œuvres présentées lui renvoie l’image, la forêt où il évolue donnant sur d’autres forêts encore, toutes différentes les unes des autres et cependant identiques en raison de ce mystère, le même, que le regard, où qu’il se tourne, rencontre et au sein duquel il s’abîme.

Montrer ce mystère sans pourtant le laisser s’effacer, figurer ce secret mais surtout sans s’essayer à le lever, énoncer une énigme qui ne vaut qu’en raison de l’impossibilité qu’il y aurait à la résoudre : les pièces présentées s’y emploient toutes mais de manières si ingénieusement variées qu’elles développent une sorte de démonstration relative à la façon dont le même objet – et précisément en raison de la résistance qu’il oppose à toute forme d’interprétation, d’élucidation – se multiplie aux miroirs des styles et des talents, des époques et des écoles qui ont fait l’histoire de l’art. D’où la dimension très didactique, très pédagogique aussi, au meilleur sens de ces deux adjectifs, d’une exposition où la façon dont la peinture réfléchit la forêt donne à voir également la façon dont la forêt réfléchit la peinture : on assiste à la métamorphose que subit la forêt selon les représentations qu’en proposent les peintres mais on observe également comment la peinture elle-même se transforme dans la considération de cet objet « hors-temps » et « hors-sens » que la forêt constitue.

Faisant cercle comme au sein d’une clairière d’où rayonneraient des allées forestières filant vers l’horizon, fuyant vers l’infini, les images d’hier font face à celles d’aujourd’hui et elles les regardent. Du côté des plus anciennes : Paysage d’hiver avec gitans et patineurs (vers 1640) de Gijsbrecht Leytens et, surtout, Chasse au loup en forêt (1748) de Jean-Baptiste Oudry. Du côté des plus récentes : Tilleul (1979) de Joan Mitchell ou Holz II (1994) de Per Kirkeby. Histoire d’apporter la preuve en passant qu’en matière de peinture aucune vraie solution de continuité n’existe sérieusement entre la figuration de l’art classique et l’abstraction de l’art moderne ou contemporain.

À un bout de la salle, à peine entré, on tombe sur deux lithographies de Rodolphe Bresdin : Le Bon Samaritain (1863) et La Comédie de la mort (sans date) ressuscitent, revu et corrigé par le romantisme noir, l’imaginaire médiéval propre à La Divine Comédie dantesque ; tout chemin se perd au sein d’une forêt obscure où les arbres prennent l’apparence de corps éternellement suppliciés et terriblement figés dans une posture douloureuse et grotesque. À l’autre bout, près de la sortie, comme un mât ou pareil au totem d’une religion primitive et inconnue, se dresse L’arbre de 7 mètres (1986) de Giuseppe Penone.

À main gauche, dans un format gigantesque et des couleurs flamboyantes, vrai et extraordinaire paysage de rêve, L’Erdre pendant l’hiver (1857) de Marie Guillaume Charles Le Roux. Sur le mur d’en face, donc à main droite, par un effet de contraste et de symétrie, la toute petite photographie en noir et blanc prise par Raoul Ubac d’une œuvre d’un autre artiste nantais, Camille Bryen, Le Sein dans la forêt (1935) : collage surréaliste en forme de mamelon de plâtre que prolonge une cuillère, le tout accroché à un tronc comme s’il s’agissait d’une offrande offerte – à quelle divinité sylvestre ? – en vertu d’un culte archaïque et barbare que les artistes perpétuent sans plus savoir du tout en quoi il consiste et ce qu’il signifiait.

On ne laisse jamais tout à fait derrière soi la forêt que l’on croyait avoir quittée.

Dans L’Aventure des objets (1937), Bryen – qui, plus tard, fut le mentor de Raymond Hains, artiste lui aussi lié à Nantes – explique comment il abandonnait ses compositions dans la nature, les rendant au grand Tout à l’intérieur duquel elles avaient vocation à se dissoudre – morceaux de pain offerts aux oiseaux afin qu’ils effacent le sentier formé et qui aurait permis au petit Poucet et à ses frères de retrouver le chemin de chez eux ? Le Sein, dit-il, est né d’une vision hypnagogique dont est sorti un poème et qui renvoie à un imaginaire maternel dont se nourrit l’artiste mais avec lequel il lui appartient de rompre : « La suspension d’un pareil symbole à un arbre, souligne l’artiste, est le renoncement à une forme érotologique périmée. L’arbre représente certainement l’image d’un homme au milieu d’autres hommes et qui pourrait bien être moi-même, en dernière analyse, abandonnant son enfance. »

Il faut enfin sortir de la forêt comme l’on sort de l’enfance. On en revient, on n’en revient pas. Le « revenir », Quignard le dit encore, est l’objet de tous les récits. Ils racontent comment l’on survit aux épreuves de la vie afin d’en porter témoignage et d’en faire la matière des fables qui demeureront après soi et susciteront chez ceux qui les écoutent le désir irrésistible de s’enfoncer à leur tour au plus profond de la forêt où veillent les créatures d’autrefois. On peut manquer le dernier tableau de l’exposition – en sortant, on lui tourne le dos. Ce serait pourtant dommage. Diane au bain (1640) de Peter Lely dit adieu au visiteur, la déesse à demi dévêtue, entourée de quelques-unes de ses compagnes, dans un paysage ocre et brun sur lequel le soir descend tandis que l’automne vient.

Mais on ne laisse jamais tout à fait derrière soi la forêt que l’on croyait avoir quittée. Dans un musée, on en retrouve partout l’image. Il suffit de quelques pas pour se retrouver face au Démocrite (1841) de Camille Corot aux arbres et aux rochers peints par l’artiste d’après ceux de Fontainebleau. Ou bien devant Prairies traversées par une rivière (sans date) de Théodore-Etienne-Pie Rousseau, l’un des maîtres de l’École de Barbizon. Ces peintres, aujourd’hui un peu oubliés, ont inspiré aux frères Goncourt un roman lui-même plutôt oublié, Manette Salomon (1867), mais qui, en vertu de ce style artiste dont se réclamaient les deux écrivains, exprime magnifiquement l’émotion religieuse que le peintre éprouve devant le mystère de la Nature et les sortilèges secrets de la forêt : « Il se sentait, écrivent les Goncourt à propos du peintre qui est leur héros, devant une des grandes majestés de la Nature. Et il demeurait toujours quelques minutes dans une sorte de ravissement respectueux et de silence ému de l’âme, en face de cette entrée d’allée, de cette porte triomphale, où les arbres portaient sur l’arc de leurs colonnes superbes l’immense verdure pleine de la joie du jour. » Et, en somme, que le sombre secret de la forêt fasse également rayonner glorieusement sous nos yeux cette « joie du jour » qui émeut et qui ravit, s’il en faut une, constitue sans doute la leçon de l’exposition que présente au visiteur le Musée d’arts.

Comme chaque année, et tout particulièrement en été, le Voyage à Nantes transforme la cité ligérienne en un vaste musée à ciel ouvert où le spectaculaire côtoie toujours l’inattendu. Des œuvres restent. Ainsi Éloge du pas de côté, sculpture en bronze de Philippe Ramette désormais dressée place du Bouffay et qui y a pris un peu valeur d’œuvre manifeste. « L’Âme de la forêt » ne fermera ses portes qu’en septembre et il serait très regrettable que le « pas de côté » auquel invite le Voyage à Nantes ne conduise pas le visiteur vers la minuscule mais magnifique forêt qu’y abritera encore en son sein le Musée d’arts de la ville.

« L’Âme de la forêt », présenté au Musée d’arts de Nantes, jusqu’en septembre 2022.


Philippe Forest

Écrivain, Romancier, essayiste

Vies de thèse et harcèlement

Par

Les situations de violence et de harcèlement dans le monde de la recherche sont loin d'être des cas isolés, mais demeurent une réalité méconnue. Stratégies d'élimination dans un champ ultra-compétitif,... lire plus