Société

Vies de thèse et harcèlement

Neurobiologiste

Les situations de violence et de harcèlement dans le monde de la recherche sont loin d’être des cas isolés, mais demeurent une réalité méconnue. Stratégies d’élimination dans un champ ultra-compétitif, structure féodale de l’Université et laisser-faire de l’institution : face à ces abus ancrés, de plus en plus de voix s’élèvent.

Alors que la conférence internationale « Après #MeToo – Sexisme et harcèlement sexuel dans le monde universitaire » s’est tenue à l’Université de Genève les 1er et 2 juin, les conditions de travail dans la recherche – et le harcèlement en particulier – sont depuis quelques années un sujet d’intérêt pour certaines universités. 2019 a ainsi marqué l’avènement de la toute première conférence internationale sur la santé mentale et le bien-être des jeunes chercheurs, tandis que la revue Nature a décidé d’inclure pour la première fois des questions liées au harcèlement et à la santé mentale dans son sondage à destination des doctorants.

publicité

Et il y a du travail : chaque année, plus de 15 000 doctorantes et doctorants se lancent avec passion dans une thèse en France. Pourtant, les dysfonctionnements de l’Université engendrent les déviances. Manque de moyens, lourdeur d’une administration sans affect, compétition féroce et surtout toute-puissance des directeurs de thèse ont ouvert la voie au harcèlement, moral et sexuel, à la pression, aux sollicitations sans limites ou encore à la dévalorisation du travail des jeunes chercheurs, quand il ne s’agit pas simplement de se l’approprier.

Mais lorsque nous sommes bombardés de statistiques, et lorsque les mots « harcèlement », « abandon », « loi du silence » font partie de notre quotidien médiatique, comment saisir l’intensité de ces réalités humaines ? De par leur caractère profondément intime, les récits-témoignages sont de précieux objets permettant de donner chair aux chiffres et aux situations qui nous semblent abstraites. Ils lèvent le voile sur une réalité méconnue ou permettent à celles et ceux qui ont vécu des abus de se retrouver dans des vies qui ne sont pourtant pas les leurs et de faciliter leur émancipation.

Comment l’université broie les jeunes chercheurs – précarité, harcèlement, loi du silence (éditions Autrement) allie ainsi récits-témoignages et données chiffrées pour rendre compte de la face sombre de la recherche universitaire en France. Laurine*, Baptiste*, Sarah*, Axel* ou encore Tiago* sont les visages de ces jeunes chercheurs maltraités par un système féodal et auto-alimenté par la précarité, les luttes intestines, le culte de la performance et le silence.

Ainsi, parmi les presque 2 000 répondants à l’enquête « Vies de thèse » à l’origine de l’ouvrage, 25 % (33 % des femmes et 10 % des hommes) ont subi une situation à connotation sexuelle ou sexiste au moins une fois durant leur doctorat. Lorsque l’on s’intéresse au harcèlement sexuel à proprement parler, ce sont près de 6 % des répondants qui déclarent en avoir été victimes durant leur thèse (et 3 % qui n’en sont pas certains). Les femmes et les personnes d’origine sociale défavorisée sont particulièrement à risque : 8 % des femmes ont été harcelées sexuellement durant leur doctorat contre 2 % des hommes, tandis que 9 % des personnes d’origine populaire ou précaire ont vécu une telle situation contre 4 % des personnes aisées ou riches. Aucun homme d’origine sociale favorisée n’a déclaré avoir été victime de harcèlement sexuel. En outre, 16 % des répondants affirment avoir été témoins de harcèlement sexuel sur leur lieu de travail au cours de leur doctorat, en grande majorité envers d’autres doctorantes et doctorants mais également envers des stagiaires et même des titulaires.

« Mon directeur de thèse, profitant d’une période de grande vulnérabilité, m’a mise sous emprise pendant un peu moins d’un an. Pas de relation charnelle (quelques gestes et un baiser non désirés cependant). […] Quand j’ai su y mettre fin, les représailles ont été vives, et aujourd’hui encore ce n’est pas franchement serein. »

Ce phénomène n’est cependant pas propre à la France et des témoignages font état de harcèlement, notamment sexuel, au sein de laboratoires de recherche universitaires du monde entier. Un professeur de l’Université de Göttingen, en Allemagne, vient ainsi d’être sanctionné pour avoir séquestré et fessé des doctorantes et une collaboratrice, tandis que l’Université de Harvard est accusée par trois doctorantes d’avoir fermé les yeux sur des faits de harcèlement sexuel commis par un anthropologue de renom. L’Université d’Uppsala, en Suède, a quant à elle annoncé la fermeture de son département des neurosciences en raison du harcèlement sexuel généralisé qui y régnait envers les jeunes chercheuses.

Les situations de violences et de harcèlement moral et sexuel dans la recherche universitaire sont loin d’être des cas isolés et questionnent les manquements de l’institution pour endiguer ce fléau.

En ce qui concerne le harcèlement moral, plus de 20 % des répondants à l’enquête française « Vies de thèse » affirment en avoir été victimes (et 10 % n’en sont pas sûrs). Tandis que 22 % des femmes et 17 % des hommes sont concernés, les personnes d’origine sociale précaire sont particulièrement impactées. 24 % déclarent ainsi avoir été harcelées durant leur doctorat contre 13 % des personnes d’origine sociale riche. De façon plus large, un répondant sur deux a vécu au moins une situation de violence psychologique au cours de son doctorat et plus de 23 % la subissaient encore au moment de compléter le questionnaire.

« J’ai été témoin du harcèlement moral que le directeur du laboratoire faisait subir à son doctorant. […] Lorsqu’il a démissionné, son directeur a énormément menti et a tenté de le faire passer pour un malade. […] Quelques mois après, une autre doctorante a été retrouvée en larmes en train de vomir à la suite d’un rendez-vous avec lui. […] Aujourd’hui ce directeur continue de diriger ses doctorants (qui sont très nombreux et également en détresse), cette année il en a même récupéré de nouveaux. »

Les situations de violences et de harcèlement moral et sexuel dans la recherche universitaire sont donc loin d’être des cas isolés et questionnent les manquements de l’institution pour endiguer ce fléau.

Que faisait l’institution lorsque Ewilan*, victime de harcèlement de la part de son encadrant, a mis fin à ses jours et que son amie Camille Zimmermann, également victime, a été contrainte de quitter la recherche ?

Que faisait l’institution lorsque Laurine* a dénoncé le harcèlement moral et sexuel dont elle était victime de la part de son encadrant de thèse et qu’une enquête pour plagiat a été ouverte contre elle ?

Que faisait l’institution lorsque Baptiste* et Sarah* se sont fait hurler dessus, exploiter et discriminer au vu et au su de tous ?

Et que fait l’institution aujourd’hui pour la personne qui vient d’écrire sur les murs d’un bâtiment parisien « Mon violeur dirige ma thèse » ?

Elle fait tout pour ne pas écorcher son image. Elle bichonne sa réputation, elle participe au grand concours international de l’université qui a la plus grande attractivité, quitte à mettre quelques morts et une paire de dépressions sous le tapis. Car c’est bien ce que dénoncent les victimes : l’abandon de la part de membres dirigeants qui préfèrent étouffer les affaires pour préserver l’ordre établi, l’aveuglement d’une institution qui faillit à son devoir de protection des véritables victimes.

« Ce que je trouve inadmissible aujourd’hui dans la recherche, c’est pas le harcèlement ou la discrimination, c’est les gens qui savent et qui laissent faire malgré tout. »

« Les rares fois où je repense à ma thèse, j’éprouve plutôt de la rancœur vis-à-vis des instances qui ne m’ont jamais aidée et qui m’ont même craché dessus alors que j’étais en détresse. Il semble exister une certaine loi du silence dans ce milieu. »

Pourtant, les universités ont un réel intérêt scientifique et réputationnel à lutter contre le harcèlement. Car au-delà de l’impact désastreux qu’elles peuvent avoir sur la santé et les vies des personnes qui les subissent, les violences nourries par l’hyper-compétition impactent la qualité de la recherche. Les personnes qui harcèlent pour arriver à leurs fins et asseoir leur pouvoir sabotent celles et ceux qu’elles perçoivent comme plus brillants. Susanne Täuber et Morteza Mahmoudi décrivent ainsi ce phénomène dans leur article « Comment le harcèlement est devenu un instrument pour faire carrière » récemment publié dans la revue scientifique Nature Human Behaviour :

« Le harcèlement peut être un moyen de faire avancer sa propre carrière et ses intérêts dans le monde universitaire. […] Une fois qu’ils ont atteint le sommet, les universitaires peuvent adopter les mêmes stratégies pour promouvoir leurs “protégés”, et devenir ainsi intouchables. […] Un nombre croissant de recherches établit que les universitaires médiocres, en particulier, ont recours au harcèlement pour éliminer la concurrence. […] Les cibles des harceleurs parlent de directeurs de départements voulant promouvoir leurs “héritiers” internes, même s’ils sont peu performants comparés à d’autres. […] Ainsi, la culture universitaire dans laquelle nous vivons – avec son hyper-compétition, ses emplois précaires et sa hiérarchie – semble encourager les harceleurs en créant les conditions qui leur permettent de prospérer. »

Heureusement, de plus en plus de voix s’élèvent contre ces abus si ancrés dans le mode de fonctionnement de nombreux laboratoires de recherche. Des titulaires prennent la défense de doctorants abusés au risque d’être eux-mêmes mis au placard, des responsables d’écoles doctorales prennent l’initiative d’enquêter ou de communiquer spécifiquement sur le harcèlement malgré la frilosité de leur hiérarchie. Et le directeur de thèse d’Ewilan* et Camille Zimmermann a finalement été sanctionné pour harcèlement moral et sexuel à l’issue d’une enquête administrative et d’un jugement dépaysé.

Une brèche s’ouvre timidement dans l’impunité universitaire, malgré la volonté de certaines directions de nier les violences faites aux jeunes chercheurs ou d’empêcher la tenue de conférences sur le sujet. Face à un système favorisant la précarité et les abus de pouvoir, face à des directions souhaitant à tout prix préserver leur image de marque et des mandarins se protégeant entre eux, la lutte pour une recherche heureuse et éthique ne sera pas facile. Le #MeTooRecherche se doit pourtant d’être inéluctable, car un changement drastique est indispensable. Pour la recherche elle-même, les personnes qui la font et toutes celles qui en bénéficient.

*Les prénoms ont été modifiés

NDLR : Adèle B. Combes a récemment publié Comment l’université broie les jeunes chercheurs – précarité, harcèlement, loi du silence aux éditions Autrement.


Adèle B. Combes

Neurobiologiste