Numérique

Ce que les mèmes nous disent de la guerre russo-ukrainienne

Sémiologue

Si les mèmes ont la réputation d’être essentiellement humoristiques, ils jouent bien d’autres rôles dans l’espace social. Informer, désinformer, exprimer des sentiments, autant de fonctions que l’on voit à l’œuvre avec la guerre en Ukraine, pour laquelle le mème a cessé d’appartenir au monde du jeu pour agir sur la réalité. À ceux généralement très négatifs envers Vladimir Poutine, se sont ajoutés les mèmes laudatifs à l’égard de Volodymyr Zelensky, faisant changer de camp la désirabilité.

Les mèmes nous filent entre les mains comme des grains de sable. Tous différents et pourtant difficiles à isoler les uns des autres. Ils nous arrivent sur les réseaux sociaux, certains fixes, d’autres animés, sous forme de GIF ou de petites séquences. Parfois ils nous font rire, d’autres fois, nous ne les comprenons pas et nous poursuivons notre navigation. Certains les recherchent, les collectionnent, les partagent. Mais que sont au juste ces objets audiovisuels ?

publicité

Tout le monde s’accorde pour considérer qu’ils sont des emblèmes de la « culture web ». C’est vrai en ce sens qu’ils n’existent que sur le web. Cela ne veut pas dire qu’ils innovent en toute chose. L’une des erreurs communes face aux nouveaux procédés permis par le numérique est de croire qu’ils changent toute la « grammaire », comme on le dit parfois, sans vraiment s’interroger sur cette métaphore. La numérisation des effets spéciaux au cinéma n’a pas bouleversé les lois de la perspective ou la codification des sorties émotionnelles des visages. Bien au contraire : les images numériques doivent leur effet au fait que les ingénieurs ont réussi à reconstruire à partir du calcul ce qui relevait jusqu’alors de l’empreinte du réel.

De la même façon, les mèmes ne bouleversent pas le fonctionnement du rire qu’a décrit jadis Bergson et ils reprennent des modes de fonctionnement d’imitation et de transformation qui existent dans toute parodie, qu’elle soit littéraire, picturale ou cinématographique. Raison pour laquelle j’ai sous-titré mon récent ouvrage Est-ce que tu mèmes ? – De la parodie à la pandémie numérique. Les mèmes peuvent aussi bien s’apparenter aux dessins de presse, aux caricatures, que détourner une séquence filmique par l’ajout de sous-titres, de commentaires ou d’autres procédés encore. Apparemment, il n’y a pas de grande différence entre afficher le portrait du roi Louis-Philippe en poire sur les murs de Paris et représenter Poutine en singe.

À ceci près que l’affiche est une image unique reproduite à x exemplaires, parfois avec de légères variations, alors que les mèmes vont connaître, non seulement une extension géographique, mais aussi d’indéfinies variations. Ce qui les caractérise, en effet, c’est leur répétition et leur variation. Certes, ils peuvent être partagés tels quels, mais leur sel vient de leur modification continuelle. En cela, ils ressemblent aux virus qui mutent continuellement par d’infimes modifications de leur structure, qui affectent aussi bien la représentation que les idées qu’ils véhiculent.

Si les mèmes ont la réputation d’être essentiellement humoristiques, ils jouent bien d’autres rôles dans l’espace social. Informer, désinformer, exprimer des sentiments, etc. Autant de fonctions que l’on a vues à l’œuvre au cours des dernières semaines où se sont succédé les tentatives d’intervention diplomatique auprès de Poutine, puis la guerre. Comment naissent-ils et comment se répandent-ils ? Comment se constitue un univers des mèmes ? Cet article se propose de répondre à ces questions qui se posent pour la plupart des mèmes en observant ce mini-corpus

Comment naît un mème ?

Le 7 février 2022, le service de presse du président russe met sur le site web Sputnik une photo sur laquelle on voit Poutine et Macron face à face, de part et d’autre d’une table de six mètres de long. La longueur de celle-ci, pour le moins inhabituelle dans une telle circonstance, appelle une explication ou un commentaire. L’agence Reuters la donne : face au refus de Macron de se faire tester pour le Covid-19, elle se serait imposée comme une mesure de distanciation sociale.

Même si elle est peut-être vraie, cette lecture n’épuise pas la réserve de sens de l’image. Elle n’est pas née mème, elle va le devenir. Pour qu’une image subisse cette métamorphose sémantique, elle doit comporter une bonne dose d’étrangeté, d’incongruité, voire de ridicule. C’est un trait commun à de nombreux mèmes à succès, comme Bernie Sanders avec ses grosses mitaines, isolé pendant l’investiture de Biden sans qu’on sache pourquoi, ou Marine Le Pen brandissant la copie d’un mail pendant le débat présidentiel de l’entre-deux-tours, qui sera détourné à l’envi.

Pour donner du sens à une image, la première opération mèmique est de la modifier en réinterprétant l’espace représenté. La distance, étonnante pour un dialogue, se justifie si les deux hommes jouent au ping-pong ou au badminton, deux des premiers détournements de « la table de Poutine ». Un autre les représente combattant avec un laser magique. Un homme fait du curling sur la surface de la table, d’autres y dansent. La rhétorique de tous ces variants est fondée sur l’adjonction d’un élément et leur visée est purement ludique. Elle est la poursuite de la satire ou de la moquerie traditionnelle par le numérique. Ce qui les modifie, c’est l’accumulation et l’hyperbole : dans cet univers poutinien, la longueur excessive ne tarde pas à devenir démesure : son cheval a un corps artificiellement allongé, la table devient la muraille de Chine et Ikea lance sa « table for hosting guests » (table pour recevoir des invités) étirée au-delà du raisonnable.

Le 28 février, une autre photo circule : Poutine est assis à une autre table, aussi longue que la précédente, en conversation avec des membres de son cabinet. Un usager de tweeter poste cette image avec le commentaire suivant : « President Zelensky looking for ammo while this chickenshit Putin is busy looking for the longest table » (Le président Zelensky cherche des munitions, pendant que ce trouillard de Poutine est occupé à chercher la plus longue table). À présent, la distance physique, du simple comique glisse vers une interprétation éthique. C’est l’éthos de Poutine qui est critiqué à travers la longueur de la table, par opposition au courage de Zelensky.

Comment se répand un mème ?

Le lendemain, les mèmes tombent en cascade et rebondissent d’un tweet à l’autre. Pour comprendre comment se répand cette cascade de mèmes, il faut prendre en compte cette propriété, pour le coup propre au web, qu’est l’invention d’images par rebonds occasionnés par une conversation entre des internautes. Les mèmes ne prennent leur sens véritable que dans leur contexte interactionnel, comme l’atteste l’observation précise d’une conversation engendrée par un twitto (@mmpadellan) à la suite de la publication de l’image de cette seconde table.

L’antagonisme des deux dirigeants suscite comme réaction une photo de Zelensky en tenue militaire partageant avec deux soldats un frugale repas avec ce commentaire (« What courage looks like », Ce à quoi ressemble le courage). D’autres opposent Poutine à Trump, assis à une minuscule table ou brandissant des rouleaux de papier hygiénique tandis que le président ukrainien s’avance dans les tranchées. Le paradigme courageux/couard se développe jusqu’à ce GIF où une femme indique la sortie au lâche (« Coward’s way out »). La longueur de la table devient un signe de couardise. « That’s the most cowardly table I ever seen » (C’est la table la plus lâche que j’ai jamais vue), commente une internaute.

Cette caractérisation contraste avec le surnom attribué à Poutine dans les années 2010 : Vladdy Daddy, qui qualifie un homme ayant un charisme sexuel. À l’origine, Poutine s’est vu attribuer ce nom de Vladdy Daddy parce que Trump lui semblait soumis, comme le rappelle la représentation d’un Trump lilliputien. S’il est implicite dans les mèmes qui circulent sur Twitter, il fait florès sur d’autres réseaux sociaux, comme Instagram ou TikTok.

La génération Z laisse des commentaires sur des pages Instagram appartenant soi-disant à Poutine, le priant de ne pas provoquer une Troisième Guerre mondiale. De leur côté, les « TikTokers » s’adressent à « Vladdy Daddy », par le biais d’un regard-caméra pour le convaincre qu’avec son comportement actuel, il n’est « pas lui-même ». Le constat d’une différence de traitement de la personnalité de Poutine entre les mèmes de Twitter et les adresses de TikTok nous met en garde contre une analyse des mèmes hors contexte, indépendamment de la plateforme qui les répercute.

Si les mèmes sont généralement très négatifs envers le président russe, ce qui est conforme à l’usage critique ou satirique qu’ils ont la plupart du temps, plus étonnant, parce que plus nouveau, l’usage laudatif qu’ils ont pris au cours de cette guerre. Toujours en réponse au mème de la grande table daté du 28 février, d’autres témoignent que la désirabilité a changé de camp. Le courage de Zelensky s’accompagne d’une indéniable sexualisation. Tel celui-ci, qui évoque les « choses que l’on peut voir depuis l’espace » : les Pyramides de Gizeh, le fleuve Amazone, le grand Canyon et… « les couilles de Volodymyr Zelensky ». Ou cet autre qui montre successivement le président ukrainien serrant des mains et faisant des selfies devant une foule enthousiaste puis, concentré et sérieux, sous un casque militaire, avec ce commentaire « je ne peux expliquer combien je l’aime ».

Ou encore : « toute femme dans ta vie a maintenant un petit faible pour Volodymyr Zelensky et il n’y a rien à faire contre ça » (@salisbot, 27 février). La thirst de Zelensky, comme on dit sur les réseaux pour exprimer son désir, se décline dans de nombreux mèmes de Zelensky en Captain Ukraine, parodie du célèbre super-héros de l’univers Marvel. Cette approche qualitative d’une « cascade » de mèmes rejoint l’hypothèse que j’ai formulée dans mon livre, à savoir qu’ils naissent dans la parodie iconique, le détournement, pour finir avec des variants « idéels » qui portent un jugement, ici éthique, ou soutiennent une idée, avant de devenir des « dead memes »

L’ancien dans le nouveau

Si certains mèmes naissent d’une incongruité ou d’une étrangeté visuelle inédite, ils composent inévitablement au cours de leur vie avec un lexique visuel hérité de mèmes précédents et donc le sens peut échapper à ceux qui les rencontrent par hasard.

Un jeune homme, main dans la main avec son amie, se retourne sur une passante. Cette image, connue comme le Distracted Boyfriend n’a aucun rapport immédiat avec Zelensky. Sauf que, dans l’univers des mèmes, il a une place de choix pour exprimer l’attraction que peut exercer une personne aussi bien qu’une idée sur un individu. Grâce au procédé du labelling, qui consiste à donner du sens à l’image par un étiquetage, le jeune homme devient « Youth » (Jeunesse), sa petite amie « Capitalism » et celle qu’il vient de croiser « Socialism ». Ici, il représente « every country right now » (tous les pays en ce moment) tenu par « their head of state » (leur chef d’État) se retournant avec envie sur le passage de Zelensky.

La fonction de commentaire dévolue souvent aux mèmes se renverse dans ce type d’usage : la question n’est plus de trouver l’image qui s’adaptera le mieux possible à la réalité, mais de se demander comment faire ce commentaire avec la précontrainte de recourir à tel ou tel « classique » des mèmes. Dans les cas qui nous intéressent, la « grande table » a aussi été représentée avec la Cène, qui est un objet constant de parodie, ou avec Bernie Sanders qui est devenu l’un des « characters » obligés des mèmes. Typique de ce fonctionnement cette image qui est intervenue juste avant le conflit, lancée par l’ambassade de Russie en Afrique du Sud sur Twitter : John Travolta pivote sur lui-même et regarde autour de lui : la place de Kiev sur laquelle il se trouve est calme et semble déserte.

Sans doute relativement obscure pour un internaute qui tombe dessus par hasard, cette image prend son véritable sens pour les amateurs de mèmes. Celui qu’on dénomme « confused Travolta » est apparu il y dix ans sur la Toile, dans les décors les plus variés : dans un parking, semblant chercher sa voiture, perplexe devant une carte des résultats des municipales de 2015 ou devant les rayons vides de papier hygiénique. En somme, il est venu scander divers moments de notre actualité. Le recours à cette image s’apparente donc à un lexique commun aux mèmophiles, si je puis dire, pour qui le sens est clair : tout va bien à Kiev… qui a dit que se tramait une attaque russe ?

Très caractéristique des mèmes, le fait que l’ambassade utilise des « characters » issus des mêmes « stocks » que lui pour convaincre l’adversaire et pour répondre aux rumeurs de guerre venues de la CIA. Ce que certains lisent comme une façon de « troller » Biden[1]. Il est retweeté 9 720 fois. En ce point, le mème cesse d’appartenir au monde du jeu, pour agir sur la réalité en niant les rumeurs de guerre propagées par la CIA. Plus étonnant encore, le mèmeur n’est plus un simple internaute mais une instance diplomatique qui considère que ce langage jeune qui passe par l’image et l’emprunt au patrimoine mèmique est plus efficace que n’importe quelle déclaration.

Parfois, le commentaire de l’actualité et la mémoire du patrimoine mèmique se combinent. Pendant la cérémonie des Oscars à Los Angeles, en février 2022, Will Smith gifle violemment l’humoriste Chris Rock après une blague de mauvais goût de celui-ci. Aussitôt, ce geste devient un mème mettant en scène d’autres personnes dans des situations diverses. Puis, un peu plus tard, apparaissent des images où Zelensky claque Poutine. Si l’origine de ce mème est claire, il renvoie plus implicitement à une autre gifle, celle de Batman à Robin, très populaire sur le Web pour exprimer sa colère.

L’autre grande fonction des mèmes est précisément d’exprimer des sentiments visuellement. Les reaction memes sont dans la continuité des émoticônes et émojis : ils illustrent par toute sorte de procédés, graphiques, visuels, dessinés, photographiés ou filmés, des sentiments, des affects ou des émotions qui viennent commenter ou interrompre un discours verbal.

Néanmoins, et c’est la difficulté pour le novice qui veut s’acculturer aux mèmes, les images qui les expriment ne sont pas toujours immédiatement compréhensibles, dans la mesure où elles sont souvent soumises à une interprétation des « sorties émotionnelles » des personnes ou des personnages représentés. Elles demandent donc une « encyclopédie » commune qui s’acquiert finalement comme le lexique d’une langue étrangère. Cette ambiguïté est renforcée quand, quittant le terrain d’une conversation avec des streamers, elles deviennent commentaires de l’actualité. C’est ce qu’on observe pendant la visite impromptue de Nancy Pelosi à Kiev.

Une photo officielle fixe la rencontre de la présidente de la Chambre des représentants américaine avec Zelensky lui remettant la médaille de l’Ordre de la princesse Olga. Un mème remplace celle-ci par un plateau de fromage tandis qu’un homme hilare se substitue au président ukrainien. Seuls les amateurs de mèmes peuvent l’identifier : il s’agit de Pogchamp, un reaction meme très populaire en 2020, pour exprimer la surprise et qui, dans ce contexte, devient beaucoup plus ambigu : surprise devant cette visite inopinée, contre-don dérisoire et ironique devant l’aide américaine qui se chiffre en dollars ?

L’ambiguïté de tels mèmes n’est souvent levée qu’en allant voir qui est celui ou celle cachée derrière un pseudonyme. Son profil permet d’inférer s’il est au premier ou au second degré. Quant à savoir s’il est créateur ou propagateur du mème, c’est encore une autre question et une autre voie pour entrer dans cet univers.

NDLR : François Jost a récemment publié Est-ce que tu mèmes ? – De la parodie à la pandémie numérique aux Éditions du CNRS.


François Jost

Sémiologue, Professeur émérite à la Sorbonne Nouvelle-Paris 3

Vies de thèse et harcèlement

Par

Les situations de violence et de harcèlement dans le monde de la recherche sont loin d'être des cas isolés, mais demeurent une réalité méconnue. Stratégies d'élimination dans un champ ultra-compétitif,... lire plus