Littérature

Un art de la miniature – sur Le Pays des jouets de Bruno Remaury

Essayiste

Pour inventer l’âge d’or de l’enfance, il convient, selon Bruno Remaury, de constituer dans le même geste sa part d’ombre, en nouant enfance et fascisme, violence et table rase. Nouage singulier que l’auteur traque jusqu’à nous dans le lien étroit entre infantilisme et totalitarisme. Ni roman, ni essai, Le Pays des jouets esquisse ainsi une anatomie du contemporain par parcelles, auscultant un à un tous les basculements majeurs de notre temps.

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Une boîte de bois, avec de petits mannequins, quelque chose comme un petit théâtre : c’est ce dispositif optique dont se servait Nicolas Poussin pour ébaucher ses tableaux, jouer des perspectives, mettre en espace les figures du passé, projeter une mémoire tout ensemble intime et culturelle, où Jupiter côtoie Daphné, et Marie-Madeleine Moïse ou Thésée.

Ce « petit théâtre pétri de mythes » est pareil au dispositif que mène Bruno Remaury de livre en livre depuis Le monde horizontal. Un sens de la miniature, où les silhouettes sont comme de petits mannequins qui prennent vie et épaisseur. Un jeu des perspectives, mais des perspectives temporelles qui donnent à lire notre temps par la ligne de fuite du passé. Un art du personnage qui ramasse et concentre les inflexions d’une époque et les fractures de nos représentations.

C’est sous le signe de Walter Benjamin que se place cette œuvre, et d’autant plus quand on se souvient combien le philosophe était amateur de marionnettes et de jouets. La critique a déjà salué cet écrivain pour son travail à la fois de monteur, qui joue de scènes en collision, comme autant de rushes syncopés, et son art de montreur, pareil au bonimenteur, qui commente des scènes, pointe du doigt des silhouettes, accompagne leur destin.

Les livres de Bruno Remaury sont rétifs aux classifications génériques : il y a bien des personnages, des scènes, du récit et un narrateur, qui intervient et interpelle le lecteur, mais si la fiction se mêle aux personnages et aux épisodes attestés, ce n’est en rien un roman, tant le livre ouvre largement des horizons anthropologiques, dessine un temps long historique, avec ses intensités et ses dates charnières.

Pourtant, Bruno Remaury recule devant le discours, est rétif à la théorie, c’est une pensée sans concept qui se donne à lire, une réflexion par figures interposées et scènes. Pour s’approcher de cette manière singulière, sans doute pourrait-on utiliser la formule de Roland Barthes pour décrire l’entreprise proustienne : une tierce forme, ni roman, ni essai.

L’écrivain s’attache à saisir l’invention de l’enfance qui se noue entre le XIXe et le XXe siècle.

C’est cet art que l’on retrouve au plus vif dans Le Pays des jouets, qui accompagne et dessine une fois encore une rupture majeure dans nos représentations : c’est comme si Bruno Remaury esquissait une archéologie de notre modernité ou plus justement une anatomie du contemporain par parcelles, auscultant un à un tous les basculements majeurs de notre temps.

Après le rapport à l’espace dans Le Monde horizontal, au temps dans Rien pour demain, ou à la rationalité classificatrice dans L’Ordre des choses, l’écrivain s’attache à saisir l’invention de l’enfance qui se noue entre le XIXe et le XXe siècle. Ce ne seront pas ici Moïse, Thésée ou Jupiter que l’on croisera comme dans les boîtes de Nicolas Poussin, mais Lewis Caroll, Walt Disney, Peter Pan ou encore Victor Hugo.

Il faudrait dire ici l’art du personnage de Bruno Remaury : petites touches, apparitions fugitives, mais pourtant densité de pensée, profondeur conceptuelle. C’est l’expression de Gilles Deleuze qui conviendrait sans doute le mieux pour dire cela : un personnage-conceptuel, qui cristallise, densifie, concentre un air du temps ou un esprit d’époque. Ainsi de Peter Pan, Heartless, ruthless, selon Virginia Woolf, qui ressurgit d’un précédent livre de l’écrivain, comme un personnage récurrent : « Peter porte par ailleurs le nom du dieu grec Pan, qui parmi d’autres prérogatives est le dieu du désordre et de la foule en folie, régnant sur le chaos, le désordre, la furie. À l’origine du mot panique, il se plaît dans le bruit et le tumulte et c’est de lui que Peter Pan tien la flûte dont il joue. Peter Pan, et là est sans doute ce qui le rend inépuisable, institue une figure inédite, dont nous ne sommes pas sortis aujourd’hui, celle de l’enfant ironique et frondeur, iconoclaste et téméraire, héroïque enfin, et ainsi, comme tous les héros, animé du sens tragique. »

Saisissant nouage dans un livre qui s’ouvre par la violence infantile du fascisme et se conclut aux dernières pages consacrées à Walt Disney.

Cette enfance-là n’est donc pas un âge d’or, ou plutôt pour inventer l’âge d’or de l’enfance, il faut selon Bruno Remaury constituer dans le même geste sa part d’ombre : cette part d’ombre est celle qui ouvre le livre, impressionnante par sa force, et qui noue ensemble enfance et fascisme, violence et table rase. Nouage singulier que l’auteur traque jusqu’à nous dans le lien étroit entre infantilisme et totalitarisme. Saisissant nouage dans un livre qui s’ouvre par la violence infantile du fascisme et se conclut aux dernières pages consacrées à Walt Disney de manière particulièrement forte : « Hitler on le sait possédait une copie de Blanche-Neige et les sept nains, film dont on dit qu’il admirait par-dessus tout l’enfantine fraîcheur […]. On raconte qu’en 1945, au fond de son bunker, il continuait de le visionner sous Berlin bombardé. »

Et c’est là sans doute le geste singulier de Bruno Remaury : pointer tout ensemble le goût du détail, du petit, du minuscule dans cette invention du théâtre de l’enfance, avec son Grand-Guignol, ses marionnettes et ses jouets, maisons de poupées ou modèles réduits, et s’adonner à son tour à ce travail de miniaturiste dans la constitution d’une scène, dans la manière de mettre en mouvement un personnage. Comme si le remède était dans le mal, selon la célèbre formule : composer des saynètes, concentrer en quelques pages un moment majeur de la civilisation, épingler une notation minuscule, mais pour ouvrir large, et faire de la maison de poupée du monde de l’enfance une espace de réflexion à ciel ouvert.

Bruno Remaury, Le Pays des jouets, Éditions Corti, septembre 2022, 176 pages.


Laurent Demanze

Essayiste, Professeur de littérature à l'Université de Grenoble

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