Éducation

« École du futur » de Macron : le plus inquiétant n’est pas le plus visible…

Inspecteur de l’Éducation nationale, président de l’institut de recherches de la FSU

Lieu d’épanouissement, de socialisation et d’apprentissage humain et social, l’école se voit progressivement contaminée par le virus de la start-up, symptôme de la politique néolibérale d’Emmanuel Macron. Performance, flexibilité, concurrence viennent s’imposer pour former les futurs leaders et leadeuses de l’entreprise de demain. À l’abri des regards, une transformation structurelle de l’école s’opère qui vient instaurer les critères idéologiques de l’ordre néolibéral.

Il y a les mesures visibles de la politique scolaire du premier mandat présidentiel d’Emmanuel Macron, celles auxquelles les médias ont régulièrement fait écho et que le ministre Blanquer a vanté avec obstination : le dédoublement des classes de cycle II, l’usage de la méthode syllabique et le centrage sur les apprentissages fondamentaux, la réforme de la voie professionnelle, la suppression des filières au lycée, l’augmentation de la part du contrôle continu au baccalauréat et les procédures de Parcoursup…

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Mais les politiques néolibérales, au-delà de leurs affichages médiatiques, savent aussi engager des transformations plus discrètes. Comme le disait Luc Chatel, la véritable réforme est un processus continu, s’exerçant « à bas bruit » et préférant « les petits matins » plutôt que « le grand soir » [1]. L’air de rien, sans que les médias ne viennent trop s’en mêler, une transformation culturelle de l’école et de ses enseignements est à l’œuvre qui vise à modifier les rapports sociaux pour les asservir aux finalités économiques du projet néolibéral[2].

L’école pour former à la résilience sociale

Pour Yann Algan, la société française est minée par une « défiance » nocive à l’économie[3]. Il appartiendrait donc à l’école de permettre de retrouver une confiance favorable à la croissance. À lire trop superficiellement ses travaux, on pourrait presque croire à un plaidoyer pour l’éducation nouvelle : il fustige l’attitude magistrale des enseignants pour prôner le travail de groupe, la coopération, la qualité des relations sociales.

Mais en réalité, il s’agit de transformer les finalités même de l’école : renoncer aux savoirs comme vecteurs de l’émancipation intellectuelle et sociale pour leur préférer le développement de compétences sociocomportementales[4], celles qui permettraient de reconstruire la confiance sociale et de produire un bien-être individuel favorable à la performance des organisations, facteurs propices à la croissance économique[4].

Il s’agit de convaincre le citoyen d’accepter, comme conditions incontournables de la réalité sociale et économique, la flexibilité de l’emploi et la précarité des rémunérations en créant le leurre d’une vie participative et la croyance d’une responsabilité personnelle de développement, source de bien-être.

Aux visées d’une éducation émancipatrice, capable de faire naître les prises de conscience nécessaires aux revendications égalitaires et au progrès social, se substituent désormais les perspectives d’une acceptation confiante, positive, résiliente.

Pour autant, le système ne renonce pas à maintenir, de manière très élitiste, de très hauts niveaux de qualification mais, pour la plupart des individus, l’instabilité technologique, la rudesse des concurrences économiques et les stratégies de rentabilité à court terme nécessiteront davantage d’accepter la flexibilité que de maîtriser un métier.

Au gré des besoins, des formations techniques ponctuelles donneront la capacité à appliquer une procédure particulière… pour le reste, l’essentiel sera d’avoir appris à faire confiance à l’employeur et à la concurrence pour retrouver ses « aptitudes au bonheur »[5] !

Jusque-là ce pourrait être, seulement, les idées d’un économiste, habité de la volonté de résoudre l’ensemble des problèmes sociaux par les équations d’une science économique convaincue de sa supériorité à régenter l’avenir des sociétés[6]. Mais cet économiste-là est membre du Conseil supérieur de l’Éducation et il s’est vu confier l’organisation du colloque qui, au sein du Grenelle 2021, avait pour perspective de redéfinir le métier enseignant pour le XXIe siècle.

Le paradoxe est que cette perspective de confiance est promue dans un contexte fragilisé par le constat largement partagé, chez les personnels de l’éducation, d’une dégradation des conditions de travail dont les conséquences majeures sont la crise de recrutement, la dévalorisation de l’activité professionnelle et la perte de sens de l’exercice des métiers de l’enseignement.

Une politique nouvelle devrait être capable d’interroger les fondements structurels de cette crise et de financer les moyens nécessaires à son dépassement. Mais c’est seulement à une opération de communication que se livre l’institution pour laisser croire que, désormais, le bien-être au travail est devenu un objet essentiel de ses préoccupations. Si la duperie est évidente, l’affirmation d’une nécessaire pensée positive des acteurs et actrices ne cesse pourtant de cheminer pour renforcer la représentation d’une responsabilité personnelle voire d’un déficit d’engagement des élèves comme des professeurs.

Ainsi convaincue que l’avenir individuel relève des opportunités que chacun doit saisir, l’école renoncera encore davantage à son devoir égalitaire pour se contenter de célébrer la réussite exceptionnelle de quelques-uns.

L’école en mode start-up

Dans la préface de l’ouvrage, L’État en mode start-up, Emmanuel Macron posait les principes d’un « nouvel âge de l’action publique » capable de maintenir la souveraineté de la puissance publique tout en l’ouvrant à des partenariats « agiles » avec l’économie marchande.

L’affirmation du principe ne suffisait pas, encore fallait-il pouvoir disposer d’entreprises suffisamment solides pour répondre à des offres de délégation de service public. Emmanuel Macron et Jean-Michel Blanquer y ont été grandement attentifs : grâce à des fonds d’investissement comme Éducapital, la capacité des startups à investir le marché s’est renforcée. Des transferts de charges commencent à confier à des entreprises privées ce qui relevait jusque-là de la seule responsabilité de l’État.

Ainsi, dans certaines académies, c’est une entreprise privée qui gère le remplacement des enseignants. Et les annonces de cette rentrée, par le biais du financement de projets fondés sur l’autonomie et le « changement de méthode », ouvriront davantage de portes encore à l’intervention de startups dont il faudrait être bien naïfs pour croire en leur capacité réelle à dépasser les problèmes structurels de l’institution scolaire.

Mais pour l’essentiel, c’est une logique individuelle qui va opérer la généralisation d’un transfert de l’action publique vers l’entreprise privée et ses enjeux financiers.

Cherchant à investir dans la réussite sociale de leurs enfants, les familles vont consacrer une part de plus en plus importante de leur budget à l’éducation : scolarité en école privée y compris pour le supérieur, coaching, cours particuliers,… D’évidence, l’inégalité sera grande quant à la possibilité financière d’un tel recours.

Aux risques inégalitaires produits par une telle mise en marché concurrentielle, s’ajoute celui d’un contexte politique qui ne produit aucune régulation par la commande publique et laisse les entreprises de l’EdTech s’immiscer dans toutes les opportunités offertes sans jamais en interroger les conséquences en termes de démocratisation[7] ! D’autant que l’expérience de la crise épidémique a donné une résonance imprévue aux conclusions d’un rapport réalisé pour la Commission européenne en février 2021 où l’orientation est clairement donnée d’un développement des enseignements à distance comme opportunité de construire des systèmes éducatifs prétendument plus solides, plus résilients et plus équitables qu’auparavant.

On peut d’autant plus douter des vertus intrinsèques de l’enseignement à distance à garantir une meilleure égalité que, là encore, les initiatives institutionnelles et entrepreneuriales n’obéissent à aucune logique globale de démocratisation et ont déjà montré leurs effets en matière de creusement des écarts[8] !

Et à celles et ceux dont les convictions pédagogiques laisseraient quelques doutes sur la capacité réelle de ces évolutions, vient répondre le fantasme d’une intelligence artificielle qui, analysant les données de l’apprentissage, serait capable de produire des réponses aux besoins individuels de chacun. Présent à l’ouverture d’Éducapital, le principal fonds d’investissement français dans l’EdTech, Jean-Michel Blanquer y réaffirmait son credo d’une pédagogie prouvée par les sciences cognitives et facilitée par les usages numériques.

Nos difficultés structurelles se résoudraient par une capacité technologique qui démocratiserait la réussite scolaire par une individualisation de l’enseignement fondée sur la collecte des données. L’enseignant devient dans une telle évolution, un opérateur appliquant des protocoles et des consignes, ce qui permettra de considérer comme plus relatives les exigences de sa formation et de sa rémunération.

Changer de modèle ?

Les discours de Marseille, ceux qui en septembre 2021 et en juin 2022 annoncèrent le projet d’une « école du futur », offrirent le paradoxe d’affirmer avec solennité une ambition égalitaire sans rien formuler d’autre pour y parvenir qu’une réforme de l’affectation des enseignants, affectation qui serait laissée au choix des directrices et directeurs d’école.

À bien entendre l’annonce faite en septembre, tous les connaisseurs du système savaient qu’elle serait intenable. D’ailleurs, elle n’a pas été tenue. Tous savaient aussi qu’elle se fondait sur un principe qui n’avait jamais fait la preuve de la moindre amélioration qualitative. Mais sa perspective n’était pas pragmatique : peu importait son effet réel puisqu’il s’agissait essentiellement d’affirmer publiquement le prétendu archaïsme du statut de titulaire en affirmant une illusion de modernité, d’innovation et de liberté.

Pourtant qui pourrait croire, objectivement, que le recrutement massif de contractuels, pour qui on concède des niveaux universitaires moindres, qu’on choisit par job dating, qu’on ne forme pratiquement plus, qui ne font qu’un bref passage dans le métier, pourrait constituer les conditions favorables à une meilleure prise en compte des finalités égalitaires ? Le pire cynisme conduit aujourd’hui à vouloir profiter de la crise de recrutement de titulaires pour développer le recrutement contractuel au prix d’un renoncement aux exigences les plus minimales de la compétence professionnelle.

Ceux-là même qui ont dégradé l’attractivité de la profession enseignante et produit la situation actuelle voudraient maintenant nous faire croire à leur sens courageux des responsabilités. Le cercle vicieux ainsi entamé conduira à une acceptation sociale d’évolutions dont nous savons pourtant qu’elles renforceront les difficultés. Pour ne prendre qu’un exemple le recours croissant à des rémunérations différenciées par le mérite est une stratégie qui n’a jamais fait la preuve de sa capacité à améliorer les pratiques professionnelles. On continue à la développer au mépris d’un constat désastreux sur les relations hiérarchiques ou la coopération collégiale.

Une des conséquences les plus inquiétantes d’un fondement des réformes sur des postulats idéologiques ultralibéraux est donné par l’enseignement professionnel.

Se dessine chaque jour avec un peu plus de clarté comment l’enseignement professionnel est livré aux intérêts courtermistes du patronat. Les subventions très conséquentes qui ont développé l’alternance n’ont en rien, à en croire la Cour des Comptes, facilité l’accès à l’emploi des jeunes des milieux populaires[9].

Les volontés adéquationnistes des employeurs servent des besoins immédiats et fluctuants mais n’anticipent en rien les mutations qui permettraient de faire du lycée professionnel et du lycée agricole, les lieux fondamentaux du développement des compétences nouvelles imposées par le changement climatique, la crise énergétique et les enjeux sanitaires.

Au lieu de faire jouer à l’État sa mission planificatrice et régulatrice, la politique actuelle préfère modéliser l’enseignement professionnel sur l’apprentissage et laisser le champ libre aux intérêts immédiats des entreprises.

Comme pour l’ensemble des perspectives éducatives macroniennes, le projet est sans ambiguïté, celui d’un asservissement de l’éducation aux nécessités d’adaptation, de mobilité, de flexibilité qui sont désormais les stratégies d’une économie fondée sur une rentabilité immédiate. La référence à une promesse républicaine d’égalité n’est plus qu’une formule rituelle dans une perspective scolaire telle que nous aurions peine à l’imaginer autrement que marquée par des inégalités toujours plus exacerbées.


[1] Luc Chatel, Intervention au Sommet mondial pour l’innovation dans l’éducation, Doha, 15 novembre 2012

[2] Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2009

[3] Yann Algan, Pierre Cahuc, André Zylberberg, La Fabrique de la défiance, Albin Michel, 2012

[4] Compétences sociales, émotionnelles qui permettent l’adaptation des comportements au service de la performance des organisations. Les anglo-saxons parlent de « softskills ».

[5] Yann Algan, Pierre Cahuc, La société de défiance, CEPREMAP, Éditions rue d’Ulm, 2007

[6] Marion Fourcade, Étienne Ollion et Yann Algan, The superiority of economists, Maxpo Discussion Paper, n°14/3, Paris, novembre 2014.

[7] Cour des Comptes, Le service public numérique pour l’Éducation, Rapport, juillet 2019

[8] Stéphane Bonnéry, Étienne Douat, L’éducation aux temps du coronavirus, Paris, La Dispute, 2020

[9] Cour des Comptes, La formation en alternance, rapport, juin 2022

Paul Devin

Inspecteur de l’Éducation nationale, président de l’institut de recherches de la FSU

Notes

[1] Luc Chatel, Intervention au Sommet mondial pour l’innovation dans l’éducation, Doha, 15 novembre 2012

[2] Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2009

[3] Yann Algan, Pierre Cahuc, André Zylberberg, La Fabrique de la défiance, Albin Michel, 2012

[4] Compétences sociales, émotionnelles qui permettent l’adaptation des comportements au service de la performance des organisations. Les anglo-saxons parlent de « softskills ».

[5] Yann Algan, Pierre Cahuc, La société de défiance, CEPREMAP, Éditions rue d’Ulm, 2007

[6] Marion Fourcade, Étienne Ollion et Yann Algan, The superiority of economists, Maxpo Discussion Paper, n°14/3, Paris, novembre 2014.

[7] Cour des Comptes, Le service public numérique pour l’Éducation, Rapport, juillet 2019

[8] Stéphane Bonnéry, Étienne Douat, L’éducation aux temps du coronavirus, Paris, La Dispute, 2020

[9] Cour des Comptes, La formation en alternance, rapport, juin 2022