Sensations italiennes – sur Un peu de fièvre de Sandro Penna
Il y a des petits livres qui sont de grands livres. Parfois, il suffit de quelques nouvelles rassemblées en recueil. Mais il y faut la grâce. On l’a vu hier avec Robert Walser et son Retour dans la neige. Sandro Penna vient le confirmer avec éclat. Que la simplicité soit un luxe, Un peu de fièvre nous le révèle à nouveau.
Sa réédition par les éditions Ypsilon en fait aussi un magnifique objet ; couverture à rabats rouge, beau papier 100 g, imprimé à Città di Castello dont l’école de canotage eût enchanté Penna, l’été bien sûr mais aussi à la Noël, avec sa crèche suspendue à la jupe du pont et un cortège de garçons qui font glisser leurs canoës illuminés entre des feux de Bengale disposés sur les berges.
Il était né à cinquante kilomètres de là, à Pérouse, en 1906. Il fut essentiellement un poète, assez unique, qui publia des livres de poèmes, le premier en 1939, et ce livre de prose. S’il fut publié en 1973, sur l’insistance ou « sollicitude » de ses amis, il se compose pour l’essentiel de textes écrits autour de 1940, une bonne trentaine de brefs récits qui sont un enchantement. En cent cinquante pages, il nous entraîne à la fois en Italie et dans un monde en voie de disparition qu’il préserve par magie. Et puis, les éditions Ypsilon ont eu l’intelligence de placer en postface l’article de Pasolini paru dans le magazine Tempo pour saluer la parution du livre. J’y reviendrai.
Penna, bien entendu, a pensé la composition de ce livre et, s’il n’a pas retenu l’ordre chronologique, le premier et le dernier texte donnent quand même le la. Dans le premier, « Un jour à la campagne », nous suivons le jeune garçon qui va passer deux jours chez ses cousins à la ferme ; il éprouve un grand bonheur, beaucoup d’émotions, de l’« enthousiasme » et c’est vraiment cet état que Penna revit par l’écriture, mais empreint de nostalgie ; on le voit ainsi courir « comme un fou » dans l’herbe, définie comme « un vert tendre », le vert (la sensation du vert) rythmant tout ce texte où trône l’énigme du cousin Quintilio, simplet et débrouillard ; ces deux journées, qui sont « un jour », passent tellement vite qu’au bout de quatre pages c’est déjà l’heure du retour en car à la ville, au crépuscule « où la plénitude de sa lumière passée semblait ne plus être vraie ».
Dans le dernier texte, « La mort », nous le suivons au cimetière, essayant de retrouver la tombe de son père, des genêts à la main, sortis tout droit de Leopardi mais sans rien en dire parce qu’il laisse son lecteur les reconnaître, s’il les reconnaît, et peu importe somme toute ; la tombe, il finit par la trouver, et les genêts il les dépose mais il demande à son père « la permission » d’en prélever quelques-uns pour les porter sur la tombe d’un garçon de quinze ans mort noyé ; puis il finit la soirée au cinéma, seul, un peu perdu.
Dans le texte qui donne son titre au recueil, il nous présente un gamin qui donne des coups de balai dans un salon de coiffure, les yeux verts, des habits modestes, d’une sérénité sans égale, songeant en contrepoint à des plongeons dans le fleuve « et à la chaleur du soleil après ». Toute la prose est empreinte de poésie, bien rendue par Jean-Paul Manganaro, des visions, une syntaxe, un rythme, qui tendraient à prouver, si Penna voulait prouver quelque chose, que la différence est mince entre les deux genres. La narration y a toute sa place, claire, précise, et ce que Cesare Garboli écrit de ses poèmes, qu’ils sont « comme des événements, miraculeux », nous pouvons a fortiori l’écrire de ses proses.
Alors, plus ou moins à la suite, on n’a plus qu’à déployer un éventail d’histoires qui chantent non seulement la gloire de Rome mais celle de toute l’Italie, ombrienne, lombarde, laziale, les villages, les bourgades, les villes, « la campagne au-delà de la banlieue », l’asphalte et la verdure. Ici, même les bonbons sont « vert clair », comme les yeux d’un garçon au paragraphe suivant.
Rome a la part belle. Elle est la ville de l’amour, sans même recourir à l’anagramme classique roma/amor, elle en est la manifestation toujours troublante et radieuse. Peu de noms sont cités, mais on sort par la via Trionfale vers le val d’Inferno et Penna ne prend même pas la peine d’évoquer les briqueteries qui lui ont donné son nom et les pinèdes au-delà ; il va droit au but, ce garçon et, pour une fois, sa mère est venue le chercher au trou d’eau qui sert de baignade aux mômes du quartier ; et quand il lui fait briller le mirage de la vie à Milan, le garçon lui répond du tac au tac : « Qui voudrait jamais quitter Rome ? »
Un peu plus loin, s’il traverse un pont peuplé de statues plutôt moches, c’est pour ajouter aussitôt : « il me semble que tout ce qui existe est beau » ; voilà Penna, voilà son intention, ce qui le met en mouvement et l’émeut, la beauté vivante, des statues qui existent par ses yeux ou des garçons qui passent entre ces statues et qui vont bientôt plonger dans le fleuve blond (le Tibre) et en ressortir comme des demi-dieux. Chez lui, le beau ne relève pas d’un axiome (« il me semble »), mais bel et bien d’une impression.
Ainsi vous découvrirez le tigre qui sous-entend ses lectures de jeunesse et dévoile une part de son arrière-pays avec l’un des soixante-dix tomes des aventures de Salgari, qui prétendait avoir exploré les déserts noirs du Soudan et les mers vertes du Sud alors qu’il n’avait jamais quitté la péninsule ; vous pourrez repérer des signes de ce qui a disparu, par exemple le ruban rouge et noir de la machine à écrire, ou le jeu de balle du tambourin qui est une sorte de jeu de paume collectif ou encore le marchand de châtaignes ; vous croiserez des ribambelles de cyclistes qui disparaissent, eux aussi, mais à l’horizon ; vous apprécierez la place donnée à la pluie, c’est-à-dire aux sensations que la pluie fait naître, visuelles, tactiles, olfactives, la place donnée au parapluie, c’est-à-dire au garçon qui vient s’y abriter à votre côté ; vous comprendrez la joie des crépuscules et le rôle des tramways qui l’emportent à la campagne et où il rencontre ces « gens » qui le fascinent, « le peuple » vers lequel il ne cesse de vouloir aller, ces trams où il peut partager la joie franche qu’il ressent, les chansons, les fanfares parfois ; vous verrez des baignades, beaucoup de baignades, une demi-lire pour la cabine, une autre demi-lire pour louer le maillot de bain, la nudité des corps dans l’eau ou en-dehors de l’eau ; vous assisterez à des promenades, la passeggiata, cet art ancien d’embellir les fins d’après-midis et vous irez au cinéma, c’est-à-dire dans les salles de cinéma où il fait souvent chaud, où Penna est davantage intéressé par ce qui se passe dans la salle que sur l’écran, peu importe le film, séduit par l’obscurité et par les garçons qui y vont en bande ; vous fréquenterez les cafés sur la place, beaucoup de cafés, surtout les petits cafés sur les petites places où se joue un des grands classiques de la vie italienne ; les « osteries » ou trattorias, où les hommes mangent moins des pâtes que des salades et des bouillons et boivent du vin coupé d’eau ; etc., au bord de la mer où la mer est d’un bleu intact, le plaisir du lecteur n’en finit pas de découvrir et redécouvrir des fragments amoureux d’une Italie qu’on voudrait immortelle.
Ce qui frappe encore, c’est la répétition des lieux, des trajets, des sensations, c’est la volonté de revivre par l’écriture des moments aussi anodins qu’essentiels.
Deux « morceaux » sont consacrés à Pérouse. Ils reviennent sur son enfance, sur des souvenirs qu’il est bon de réanimer, par des images concrètes (les escaliers, les hirondelles, le bureau de tabac), pour tenter d’en assurer la pérennité. Au-delà de la ville natale et d’un « grand verger entouré d’un haut muret » par-dessus lequel le jeune Sandro jetait des figues aux garçons qui passaient dans la rue « à certaines heures lumineuses de midi », on perçoit l’innocence, l’ingénuité plutôt, qui constitue le fond de toute l’œuvre – et de toute la vie – de Penna.
Le sensualisme est l’autre face de cette ingénuité et recouvre très vite un érotisme latent. Cet érotisme à fleur de peau est nettement plus cru et osé dans les dix derniers récits. Ce n’est pas un hasard. Il traduit aussi une part de peur et la crainte, mêlée à la délectation, d’enfreindre la loi. « Mon Dieu ! Donne-moi encore cette force. Ça fait des années que je ne touche pas un garçon si je n’ai pas la preuve qu’il a plus de seize ans. »
Par ailleurs, on ne peut négliger que du temps (trente ans) avait passé entre l’écriture de ces textes et leur publication Cela dit, désirer quelque chose (ou quelqu’un), du latin desiderare, rappelle que le désir a partie liée à la sidération, à l’absence et au regret, à la mélancolie, pas si légère chez Penna, parfois ensoleillée parce que c’est l’été, mais discrète et déchirante comme on a pu la voir à l’œuvre, à peine plus au nord, chez Gustave Roud : que ce soient les garçons de la fanfare assis avec leurs cuivres sur un rondin ou, aux moissons, ce garçon en maillot de corps, une couronne dorée sur la tête.
Ce qui nous frappe encore ici, c’est la répétition des lieux, des trajets, des sensations, c’est la volonté de revivre par l’écriture des moments aussi anodins qu’essentiels, c’est la somme des mêmes mots que Penna met bout à bout avec une douceur infinie, c’est la tristesse que, pourtant, je vois dans ses yeux. Et du début à la fin, ce qui domine dans Un peu de fièvre c’est la tendresse et on pourrait, à nouveau, applaudir à la tendresse forcenée d’un cœur timide.
Pasolini salue Penna. Ils partageaient beaucoup, même si l’un (Pasolini) était aussi turbulent que l’autre (Penna) était réservé. Les garçons d’Accatone et de Mamma Roma comme ceux de son premier roman Ragazzi di vita sont les mêmes que les garçons qui plongent ou se baladent ou vont au cinéma dans les poèmes et les proses de Penna.
L’attaque de l’article est provocante à souhait : « Quel pays merveilleux était l’Italie pendant la période du fascisme et aussitôt après ! » Par commodité, tenons-nous-en ici à l’aussitôt après. De toute façon, la phrase suivante éclaire ce début fracassant : « La vie était telle qu’on l’avait connue enfants […] les apparences semblaient douées du don de l’éternité. » Voilà pourquoi Pasolini aime les textes de Penna ; voilà pourquoi nous les aimons ou pouvons les aimer, pour ce don, bien que nous en sachions la fragilité, bien que les lucioles aient disparu ou, justement, parce qu’elles ont disparu, si elles ont vraiment disparu à jamais.
Ce salut amical, affectueux et admiratif à Penna occupe la deuxième moitié de son article. Il aime au plus haut point cette volonté de dire la munificence du monde et une joie à la fois limpide et poignante. Quant à la première moitié, elle annonce le fameux article du Corriere della Sera, dix-huit mois plus tard, où Pasolini livre un testament politique, Le vide du pouvoir en Italie, où il théorise la disparition des lucioles et fustige au passage le devenir écologique désastreux de la planète.
Si cet article était très polémique, il était surtout foncièrement pessimiste, désespéré, d’un homme qui voyait s’effondrer un monde qu’il avait tant aimé. Aujourd’hui, certes, nous pouvons et devons considérer des dynamiques, des ressorts, des énergies en puissance et en acte, et pas seulement celle du désespoir. Denis Roche en avait revu, des lucioles, et il avait conçu qu’elles brillaient par intermittences.
Pasolini est mort à l’automne 1975. Penna est mort l’hiver 1977 ; il avait débranché le téléphone de son appartement pour ne pas être dérangé. Aldo Moro est mort au printemps 1978. Le monde basculait. Les apparences perdaient le don de l’éternité, la réalité cédait peu à peu aux méfaits de la précarité et de l’instant.
Rome résistait mais Rome n’est plus tout à fait Rome. Anna Magnani était morte dès 1973. Tout ça nous rend Un peu de fièvre d’autant plus précieux voire nécessaire. La littérature rêve toujours de le retrouver, le don, et de la réinventer, l’éternité.
Sandro Penna, Un peu de fièvre, traduction par Jean-Paul Manganaro, postface de Pier Paolo Pasolini, Ypsilon éditeur, 152 pages, septembre 2022