Littérature

La révolution en tremblant – sur Mythologies de Gonçalo M. Tavares

Journaliste

Dans Mythologies, l’impressionnant écrivain portugais Gonçalo M. Tavares invente un monde cruel et fantastique influencé par les tragédies du XXe siècle, dans une langue mêlant noirceur et comique absurde, pour mieux révéler l’ineptie des peurs et des veaux d’or de notre époque.

Depuis bientôt quinze ans, les éditions Viviane Hamy publient l’écrivain portugais Gonçalo M. Tavares qui, en France, prend peu à peu la place qui lui revient. Dès Jérusalem, le premier livre traduit dans notre langue (en 2008), la voix très particulière de Tavares résonnait puissamment et sa manière de prendre en charge les grandes tragédies du XXe siècle par le biais de la fiction et de la parabole. Jésuralem appartenait à un cycle intitulé « Le Royaume ». Un autre a pour titre « Le Quartier ». Ces cycles constituent d’ores et déjà deux grands pans de l’œuvre de cet écrivain prolixe de seulement 52 ans, auteur également de contes, de poésie et de théâtre.

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Mythologies ouvre un nouveau temps de création. Dès son incipit, le lecteur entrevoit sur quelle rive il aborde : « La mère avance seule, sans tête déjà, et cherche ses trois fils ». Territoire fantastique, mais le titre induit à être plus précis : nourri par les mythes grecs (peut-être indiens aussi) où l’on croise d’étranges créatures, croisements entre l’humain et l’animal, et par les histoires traditionnelles, celles que l’on colporte de génération en génération, contes populaires qui ont fait le miel des Grimm et de Perrault.

D’autres auteurs, plus contemporains, peuvent être aussi convoqués. À lire les articles de presse ou ses pairs qui l’ont loué, Gonçalo M. Tavares attire maintes comparaisons. Mais avant d’être écrasé par les références, il faut entrer dans le texte sans être impressionné. Non pas innocemment, mais avec la disponibilité nécessaire que requiert un texte aussi singulier, éblouissant d’invention.

Mythologies, composé de deux livres qui résonnent entre eux et même s’interpénètrent, « La Femme-Sans-Tête et l’Homme au Mauvais-Œil » et « Cinq enfants, cinq souris », se présente sous la forme d’une suite d’assez brefs récits s’éloignant souvent de la linéarité habituelle. Plusieurs personnages sont récurrents, certaines thématiques aussi. Mais ce qui est d’abord flagrant, c’est la tonalité de l’écriture, qui fait coexister cruauté et comique absurde. Reprenons l’histoire inaugurale avec la Femme-Sans-Tête et ses trois fils. Et lisons ce passage avec dialogues : « La mère, même sans tête, tente de les apaiser. Elle leur demande si, en chemin, ils n’ont pas vu sa tête. Ils répondent que non. Mais ils veulent savoir comment tout cela est arrivé. – Comment a-t-elle été tranchée ? demande le Fils-Aîné. – Qui l’a tranchée ? demande le Fils-Cadet. – Pourquoi ? demande le Benjamin. La mère répond : – Avec une hache. – C’est votre père. – Parce qu’il voulait avoir plus de place au lit. »

Dans la démesure du châtiment réside la violence de l’acte autant que son non-sens. Elle pourrait être aussi le fruit d’une crise délirante. D’autant que Mythologies n’est pas avare en personnages gagnés par la folie. On compte notamment Ber-lin et l’Homme-à-la-Bouche-Ouverte, qui, toujours impavide, ne comprenant jamais rien, garde en permanence la bouche ouverte « comme s’il était prêt à engloutir quelque chose ». Le problème, c’est que ceux qui ne sont pas considérés comme fous, ou qui luttent même contre les dérangements psychiques, ne paraissent pas plus équilibrés.

Tel est le bon Dr Charcot, au célèbre patronyme, mais qui dans le livre n’est pas tout à fait le personnage historique. « Le Dr Charcot était fasciné par les maladies mentales. D’une certaine manière, son asile produisait des maladies mentales comme une usine produit ceci ou cela. Les malades arrivés en étant atteints par les formes de folies les plus indescriptibles et imprévisibles, mais au bout du compte ressortaient sans que leur comportement ait guère changé. Les troubles mentaux étaient normalisés. Ils ressortaient fous, mais prévisibles. » Non seulement ce Dr Charcot a recours aux électrochocs, mais il organise, en place publique, des séances où il extrait des fragments de cerveau à de pseudo-patients…

Mythologies est hanté par d’immenses tragédies s’étant déroulés au XXe siècle, mais son horizon est plus large.

Autant dire que la rationalité ne court pas les pages de Mythologies. Ce qui relativise la frontière entre les fous, entendus au sens de monstres, et ceux qui ne le sont pas. Ainsi, les horreurs commises ne peuvent être commodément renvoyées en dehors de l’humanité (une humanité particulière, celle que composent les personnages de Mythologies, mais une humanité tout de même). Au mieux, les fous labellisés comme tels sont exempts de responsabilités – « Un homme indifférent aux événements et aux choses, et qui ne les comprenait pas, se trouvait là, en train de détruire, si ce n’est le monde entier, du moins une partie de celui-ci » (à propos de l’Homme-à-la-Bouche-Ouverte). Il n’en reste pas moins que la monstruosité y est la chose la mieux partagée.

À cela s’ajoute le contexte politique qui, en l’occurrence, est terrorisant. Il n’est pas aussi pesant dans tous les récits, mais il reste partout prégnant. Une Révolution a lieu – avec un R majuscule –, menée par un géant de 2,35 m. Face à ses représentants, tous ceux qui se mettent à trembler, « preuve » qu’ils se sentent fautifs et donc coupables, sont exécutés.

Difficile de la situer sur l’échelle temporelle, mais quelques indices forts orientent vers le XXe siècle. Ce sont par exemple les prénoms des cinq enfants (ceux du titre du second livre, « Cinq enfants, cinq souris ») : Alexandre, Maria, Olga, Tatiana et Anastasia. C’est-à-dire ceux des fils et filles de la famille impériale russe, les Romanov, assassinée en 1918. Ici, c’est une « Très-Grande-Marche », à laquelle participent des millions de personnes, mais qui ne préfigure pas « un grand bond en avant ». Là, un « Mur » qui coupe une ville en deux. C’est aussi l’évocation du sort d’« un Peuple-Entier qui s’apprêtait à être maudit » : « On entre dans les maisons de force, on brise les serrures, on enfonce les portes et on emmène ce Peuple-Entier à l’autre bout du monde, même s’il est très nombreux ; et si ces gens sont morts, on les mettra dans un musée ; mais un Peuple-Entier ne se laissera pas facilement écraser, on n’emmènera donc pas le Peuple-Entier dans un musée mais ailleurs, dans un camp… »

Faire une lecture strictement symbolique de Mythologies serait une erreur. Chercher sous tel ou tel nom ou vocable ce à quoi il renvoie dans la réalité en réduit considérablement la portée. En fait, le mouvement d’écriture a été inverse. Le texte est hanté par de grands événements et d’immenses tragédies s’étant déroulés au XXe siècle, mais son horizon est plus large. On oserait dire : malheureusement plus universel. La barbarie et la sombre bouffonnerie qui y règnent entraînent le lecteur vers un plan plus philosophique, tout en étant ancré dans notre contemporanéité.

La prépondérance des machines et de la technique en est un autre signe évident. Il est dit : « Ce sont les machines qui font fonctionner l’histoire et la cité. » Les meneurs de la Révolution redoutent que des enfants tombent dans la « Maison-aux-Machines », non parce qu’ils pourraient se blesser, mais à cause des dommages qu’ils risquent d’occasionner. Les personnages eux-mêmes, dénués de libre-arbitre, et dont la psyché n’a que peu de place dans ces récits, sont circonscrits à une somme d’actes, à une fonction. Ils n’ont pas de dieux mais une idole, la vitesse, sublimée par un moyen de locomotion : le « Train ».

Ce « Train » est hors du commun, bien plus extraordinaire que notre TGV. Il est tellement rapide qu’il est impossible de savoir dans quelle direction il roule. D’où, par exemple, le fait que Moscou, « le Russe », qui se rend à Moscou, et Pa-pa-ris, « le bègue », qui se rend à Paris, se retrouvent côte à côte dans le même wagon alors que leurs destinations sont opposées. « C’est une Vitesse excessive, une Vitesse qui n’est pas faite pour les humains ». On n’en sort pas comme on y est entré. Au bout du voyage, on est devenu fou (comme Ber-lin, cité plus haut, et bien d’autres) ou aveugle.

La vue est un autre grand thème, peut-être le plus important. Il traverse à peu près tous les récits. En voici quelques manifestations. Un personnage de premier plan de Mythologies se nomme l’Homme-au-Mauvais-Œil. Bien involontairement – parce qu’en réalité, il a bon fond –, il porte malheur à tous ceux qui se trouvent dans son champ de vision. C’est pourquoi il passe le plus clair de son temps la tête penchée vers le sol, avec difficulté, car la curiosité le guette. Dans la série de récits qui clôt le premier livre, les yeux de l’Homme-au-Mauvais-Œil sont arrachés, ce qui constitue pour lui une libération, et lui permet désormais d’avoir des enfants.

Un chapitre impressionnant met en scène Moscou le jour de ses dix-huit ans, dans le salon d’un palais luxueux, avec moult invités (nous sommes avant la Révolution). Le « Jeu-d’Initiation » auquel on le soumet consiste à lui bander les yeux comme au colin-maillard (est-ce un hasard ? Le mot « colin-maillard » apparaît dès la première page de Mythologies, avec la Femme-Sans-Tête). Puis de lui mettre entre les mains un pistolet contenant huit balles. Il lui reste alors à les tirer dans la pièce remplie de monde. C’est l’aveugle cette fois qui blesse ou tue.

Autre présence notable qui fait ô combien intervenir la vision : le cinéma, art emblématique du XXe siècle. Gonçalo M. Tavares joue, bien sûr, avec les premières images que les spectateurs ont pu voir et qui résonnent avec ce « Train », objet de fascination des personnages de Mythologies : le film de Louis Lumière, L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat. « Lui, Moscou, adore le Cinéma et a demandé un écran juste à côté de la ligne de chemin de fer. Un écran géant installé en plein air pour projeter des films en attendant l’arrivée du Train… »

Mais dans le récit intitulé « L’invention du cinéma », l’Homme-au-Mauvais-Œil assiste à une première projection, lance un regard sur l’écran, et de ce fait, jette une malédiction. Mais sur qui ou quoi ? Sur le cinéma lui-même ou sur l’humanité que capte celui-ci ?

La représentation du monde que nous tend Gonçalo M. Tavares est à la fois inquiète et combative. C’est pourquoi, puisqu’est venu le temps des références, nous n’en citerons qu’une : Franz Kafka. Les mythologies que fonde Tavares, contemporaines et tournées vers l’avenir, n’ont pas pour but de nous paralyser, serait-ce dans un rire d’effroi. Elles révèlent ce qui, au fondement de l’asservissement, de la peur, ou de la vitesse, ce récent veau d’or, n’est affaire que de dogme et d’aveuglement.

Mythologies de Gonçalo M. Tavares, traduit du portugais par Dominique Nédellec, Viviane Hamy, septembre 2022, 371 pages.

NDLR – On été prépubliées dans AOC le 4 septembre dernier les premières pages de Mythologies.


Christophe Kantcheff

Journaliste, Critique

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