Cinéma

Sans bruit ni fureur – sur Désordres de Cyril Schäublin

Critique

Après le remarqué Those Who Are Fine (2017) qui se passait dans un centre d’appels, le cinéaste suisse Cyril Schäublin situe son deuxième long métrage dans le Jura bernois au cœur d’une usine d’horlogerie. Il y reconstitue l’impulsion anarchiste qui naît parmi les ouvriers qualifiés et mêle une réflexion sur la valorisation du travail, la découverte des techniques de mesure et la place de l’homme dans la société.

Un jeune géomètre russe discret et lunaire débarque dans la vallée suisse de Saint-Imier pour en établir de nouvelles cartes plus précises. Alors qu’il traverse le domaine de la vaste usine d’horlogerie du village, il est apostrophé par un groupe d’hommes qui lui demandent de ne pas entrer dans le champ de la photo qu’ils sont en train de prendre.

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Face à la crise économique que connaît leur industrie, la direction lance une campagne massive de promotion qui passe par l’édition d’un catalogue illustré. Dans cette séquence se croisent déjà les multiples enjeux de l’époque que reconstitue dans son deuxième long métrage le cinéaste suisse Cyril Schäublin qui se déroulait dans un centre d’appel.

Prix de la mise en scène de la section Encounters au festival de Berlin en 2022, Désordres (Unrueh) coud une trame de fiction sur un travail de documentation fouillé, abordant le réel par le biais de la micro histoire. Le géomètre, qui n’est autre que Pierre Kropotkine, ne sera pas le seul à essuyer l’interdiction de s’inscrire dans le cadre de la photo. Ce refus n’est pas simplement circonstanciel. En leur défendant d’apparaître dans l’image, la direction écarte les petites mains du récit glorieux de la fabrication de ces bijoux techniques que sont les montres suisses. En souterrain, le film place cette légende au second plan pour donner le beau rôle de ce récit choral précisément à ceux que l’Histoire a souvent écartés de la photo de famille.

Or, ce portrait de groupe diffère en de nombreux points des représentations classiques du film ouvrier auquel le cinéma nous a habitués. Alors que les images du conflit social autour de la réforme des retraites tournent en boucle, Désordres offre un tout autre récit du rapport de force entre ouvriers et patrons et préfère s’intéresser à un système d’entraide plutôt qu’à une dynamique de lutte. Cette douceur des échanges en milieu hautement inégalitaire fait penser par instants au First Cow de Kelly Reichardt qui pointait sa caméra sur un savoir-faire – la pâtisserie – et l’alliance d’une affinité entre deux hommes pour faire le récit de l’essor du capitalisme au moment de la conquête de l’Ouest américain. Là où la cinéaste américaine choisissait de filmer « petit » pour raconter une histoire bien plus vaste, le réalisateur suisse varie constamment les échelles de son récit, enjoignant le spectateur à un fructueux effort pour accommoder son regard de la caméra-microscope qui observe les plus insignifiantes pièces de la montre à l’ouverture de la narration à l’Histoire mondiale des luttes ouvrières.

Cyril Schäublin choisit de faire courir son récit sur quelques journées d’une année charnière, 1872, coincée entre une industrie horlogère encore totalement manuelle et les appels du pied de la modernité. Se rencontrent alors la croissance des mesures coordonnées qui permettent les communications avec le monde entier et, de manière assez contre-intuitive, l’idéologie anarchiste, puissante dans cette industrie hautement qualifiée. Mêlant des sources diverses (documentation historique et anthropologique scrupuleuse, lectures de théorie politique, histoire familiale) dans une forme de reconstitution fictionnelle, le cinéaste fait aussi se croiser deux destins : celui de Joséphine, un personnage fictif d’horlogère inspiré de sa propre grand-mère et la figure historique de Pierre Kropotkine, qui rejeta le communisme suite à son séjour au contact de la Fédération jurassienne au point qu’il écrira : « Les principes égalitaires que je voyais se développer chez les ouvriers avaient sur mes idées une influence de plus en plus forte. En repartant, j’étais devenu anarchiste ».

Le village de l’utopie

On comprend la séduction qu’opère sur Kropotkine le fonctionnement de ce village, bulle d’utopie joyeuse où la résistance déterminée des ouvriers qualifiés au pouvoir du patron se fait avec une infinie courtoisie. On finit par être bercé par la bienveillance des remerciements et formules de politesse qui se multiplient. L’exquise rondeur avec laquelle le contremaître demande aux régleuses de lui montrer à quelle vitesse elles peuvent assembler un cadran masque sa volonté d’augmenter leurs cadences. La sollicitude dont elles font preuve pour se plier à son injonction dissimule un autre jeu : elles trichent en ne travaillant pas à leur pleine capacité, faussant ainsi les mesures et gardant une marge de progression raisonnée dont elles savent que les calculs de profits de la direction ne sauront tenir compte.

Chaque seconde qui passe renvoie à sa valeur économique. Pour le patron, mesurer le temps, c’est le transformer en argent. Pour les ouvrières, c’est le convertir en fatigue et usure du corps. Ce ton mezzo voce contraste avec nos habitudes de spectateur : le cinéma de la classe ouvrière nous a habitués à des travailleurs soumis au silence ou exhortant à la lutte. Rien de tel dans l’horlogerie suisse où les ouvriers font valoir leurs droits et leurs intérêts par une résistance sereine, sans bruit ni fureur, comme cette ouvrière qui n’a pas commandé le nombre de boîtiers requis quand elle a appris que certains iraient à l’armement.

Internationale ouvrière et pouvoir central

La résistance des travailleurs s’appuie sur une solidarité internationale hyper organisée, comme en témoigne la caisse de grèves organisée pour venir en aide aux cheminots de Baltimore. Positionnées au cœur de la communication télégraphique, de la circulation ferroviaire et de la mesure du temps, les ouvriers maîtrisent les outils techniques avec un temps d’avance sur le pouvoir. Ainsi, la direction de l’usine lit la presse anarchiste pour se tenir au courant des dernières innovations. C’est aussi le tour de force de Désordres que de raconter un rapport au monde depuis le point unique d’un village qui semble enclavé et d’en faire une question puissamment politique.

Dans ce film sans musique additionnelle, seuls deux chants sont performés in situ : l’hymne suisse et un chant révolutionnaire qui clame que l’ouvrier n’a pas de patrie. L’époque est celle de la constitution des États-nations dont le drapeau suisse fait office de symbole. Alors que le directeur fait réaliser des clichés des environs de l’usine pour son catalogue, de petits tirages s’échangent, sous le manteau, à la sortie des ateliers, parmi lesquelles le portrait de Louise Michel qui charrie l’admiration pour la Commune de Paris dont les échos se sont fait entendre jusque dans la vallée. De même que la première séquence mettait en scène la cousine russe de Kropotkine narrant à ses amies le voyage de son proche parent et sa conversion politique dans un dialogue théorique qui pose le contexte idéologique pour le spectateur. Depuis son poste d’observation fixe, Désordres voyage ainsi dans les utopies qui ont cours à l’autre bout de la planète, racontées par des ouvriers savamment renseignés sur leur condition.

Cheville ouvrière

C’est cette maîtrise de sa tâche qui ressort du monologue final de Joséphine qui explique son métier dans un français hésitant. Il y a une grande beauté à l’écouter décrire en termes techniques un mécanisme ultra complexe qu’on l’a précédemment vue agencer et surtout dans l’idée que le poste de régleuse qu’elle occupe décrit concrètement le mécanisme de la montre et vaut pour métaphore du fonctionnement de l’usine et de la société. Positionner le balancier (dont le terme suisse allemand, unrueh, permet le jeu de mot avec le Désordres du titre français, désignant le léger mouvement perpétuel de cette partie de la montre), exactement au bon endroit, relève d’un savoir et d’un savoir-faire d’une grande précision. Ils témoignent aussi d’un fort relativisme : le rouage minuscule est indispensable au fonctionnement global. Avec une immense subtilité, Cyril Schäublin tisse entre elles les considérations de l’époque en variant les échelles, du gros plan qui dévoile les minuscules pièces qui constituent les rouages de la montre au vaste paysage que Kropotkine entend cartographier. Au point que le film résonne de correspondances et d’échos longtemps après la projection.

Au cœur de cet âge de transition vers la modernité, les techniques de mesure sont encore en perfectionnement. On sait mesurer le temps certes, mais pas encore le coordonner, au point que dans la petite ville, coexistent avec un décalage de quelques minutes, quatre fuseaux horaires qui désignent les valeurs cardinales de la société : le temps de l’église, celui de l’usine, le temps de la commune et celui de la région.

Cette question du temps excède le battement de la montre. Les plans récurrents de la roue qui fait tourner le moulin du village, désignent la subsistance d’une invention héritée d’une époque plus ancienne. L’incarnation distanciée des personnages par des comédiens non professionnels vient placer leur propos en porte à faux avec notre rapport actuel à la technique, la considération du travail, la répartition des valeurs. Dans un casting hétéroclite, se mêlent des horlogers, fermiers ou chauffeurs poids-lourd du coin et des amis du cinéaste. La diction de ces modèles donne une forme de distanciation traînante qui nous questionne sans arrêt sur ce que signifie aujourd’hui les situations d’hier reconstituées dans les mêmes lieux.

Quand Kropotkine demande son chemin à Joséphine, ils sont tous deux au fond d’un plan largement occupé par des édifices de l’usine. L’homme positiviste n’est pas le centre du monde. Souvent en arrière-plan, postés sur les bords du cadre, pris dans le groupe, les personnages que filme Cyril Schaüblin sont toujours montrés comme la partie d’un tout plus vaste : le village n’est qu’une partie du monde, dominé par une nature qui impose son feuillage qui verdit le cadre et remplit la bande son d’un bruissement de branches et mouvement du cours d’eau qui fait tourner la roue du moulin. L’usine n’est qu’une partie de ce village, même si elle le fait vivre grâce à son commerce. Les ouvriers ou le directeur ne sont qu’une partie de cette usine qui, comme une horlogerie, nécessite un assemblage de pièces pour fonctionner. Il faut dire encore la sensualité du film qui donne à entendre une nature omniprésente dans laquelle le dernier plan se perd comme dans une jungle, laissant le temps de la lutte et de la mesure s’arrêter pour un instant, figeant cette utopie comme un horizon.

Désordres, un film de Cyril Schäublin, en salle le mercredi 12 avril 2023.


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