Politique

Pense-bête politico-juridique à l’attention du Conseil constitutionnel

Politiste

Mesdames et Messieurs, membres du Conseil constitutionnel, faites du droit oui, mais posez-vous la question de savoir comment votre « décision » juridique va être comprise, anticipez sur la manière dont vous allez pouvoir l’expliciter simplement, et aussi politiquement, comment vous allez expliquer qui vous êtes, et ce que vous faites. Prenez donc vos responsabilités et aidez l’exécutif à apprendre à reculer.

Je ne rentrerai pas dans les possibilités strictement juridiques des solutions pouvant sortir des délibérations du Conseil constitutionnel. Depuis une dizaine de jours, nombre de juristes se sont efforcés de raisonner, en droit, autour des six possibilités offertes. Et d’offrir des argumentaires juridiques, vraisemblables, pour chacune d’entre elles.

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« Le mouvement social » n’est plus seulement un mouvement social, mais sert désormais de réceptacle à des interprétations élargies, montées en généralité, impositions de sens, qui commencent à qualifier politiquement ces événements, en termes de « crise politique » voire en termes de « crise de régime ».

De la même manière, la qualification juridique, qui est au principe du travail des juges constitutionnels, ne saurait s’exonérer d’un travail réflexif sur les conséquences politiques de leur travail de qualification, dans une conjoncture particulièrement mobilisée.

J’ignore ce que les juges savent de ce que pensent les Français de ce qu’ils sont. J’ai toujours beaucoup « d’admiration » pour les sondeurs d’opinion qui, de temps à autre, posent des questions sur ce sujet. L’enquête BVA du 12 novembre 2020 pour les 10 ans de l’introduction de la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) me laisse songeur : « un droit méconnu mais qui suscite la curiosité des Français ». « Elle fait apparaître une relative méconnaissance de ce droit : plus de 7 Français sur 10 (71 %) n’ont jamais entendu parler de la QPC. En revanche, les Français sont nombreux à souhaiter en savoir plus sur ce droit (81 %), signe que la QPC est vue par eux comme un progrès de l’État de droit. » Il est même affirmé que seuls 10 % savent précisément ce dont il s’agit. Chiffres qui paraissent très rassurants pour un tel niveau de technicité. Pour l’activité du Conseil en tant que contrôleur de la constitutionnalité des lois, je serais, là aussi, dubitatif, même si l’actualité peut avoir des vertus éducatives.

Ce que je sais, c’est qu’une partie (large) de la population, dont ces connaissances juridico-politiques n’irriguent pas la vie quotidienne, risque de réagir d’une manière « erratique », à des décisions qui ne seraient pas politiquement réfléchies, c’est-à-dire, prenant en compte juridiquement les conséquences politiques de leurs attendus. « Ils n’osent pas soumettre nos 64 ans au referendum, ils n’osent pas les faire voter pour de VRAI, par un VRAI vote à l’Assemblée, mais ils osent le faire valider par un Conseil qu’on ne connaît pas, et qui est de mèche avec eux. Regardez, il y a dedans des anciens, les Fabius et les Juppé, il y a même à ce qu’on dit, deux anciens membres des gouvernements Macron. Ils sont tous complices, ce sont ceux d’en haut, tous solidaires contre nous, ceux d’en bas qui sommes très majoritairement contre les 64 ans, et qui voulons, simplement, pouvoir vivre dignement notre retraite… »

Voilà ce que l’on risque d’entendre. Pas forcément une thèse complotiste, mais l’idée déjà diffuse que les élites s’entendent entre elles.

Alors, Mesdames et Messieurs, membres du Conseil constitutionnel, faites du droit oui, mais sachez que la décision du Conseil sera aussi incompréhensible que l’était le gros texte du Traité constitutionnel de 2005 que des millions de Français ont vu atterrir dans leur boîte aux lettres et sur la table de leur cuisine. Le Traité et la dénégation des résultats du referendum furent une belle pièce maîtresse dans la déconstruction de la démocratie française, et la porte ouverte à la montée accélérée de ce qu’on appelle joliment le populisme. Une décision sur la loi des retraites, politiquement hasardeuse, viendra confirmer, qu’il soit fondé ou non, peu importe, cet air du temps.

La démocratie c’est à la fois le respect des opinions du Peuple, mais c’est aussi de la pédagogie et de la sociologie. Alors, posez-vous la question de savoir comment votre « décision » juridique va être comprise, anticipez sur la manière dont vous allez pouvoir l’expliciter simplement, et aussi politiquement, comment vous allez expliquer qui vous êtes, et ce que vous faites.

Prenez donc vos responsabilités et aidez l’exécutif à apprendre à reculer.

À moins que vous ne souhaitiez réveiller les fantômes des Camille Desmoulins qui, le 12 juillet 1789, haranguèrent la « foule » dans les jardins du Palais royal, pas loin des fenêtres de l’aile Montpensier, où vous siégez.

On peut, pour conclure, proposer une combinatoire simplifiée des diverses solutions que les membres du Conseil constitutionnel peuvent retenir.

En couplant les possibilités offertes au Conseil (validation/annulation de la proposition de loi dite RIP – referendum d’initiative partagée – avec la validation totale/annulation, totale ou partielle, de la loi sur les retraites), on arrive à 6 options.

Ces options ont un degré très différent de vraisemblance, elles ont des conséquences politiques très contrastées, et présentent des balances diverses entre le juridique et le politique qui sont, quoi qu’en disent certains juristes, les deux outils, maîtrisés ou non, du travail du Conseil.

L’annulation partielle concernerait les cavaliers sociaux. Le Conseil ne peut pas invalider l’article 7 de la loi, qui prévoit le report de l’âge légal de départ de 62 ans à 64 ans. Aucune argumentation juridique ne pourrait le lui permettre. On pourrait aussi imaginer d’autres solutions plus subtiles, voire retorses juridiquement, concernant le RIP, mais elles seraient très contre-productives politiquement.

Comme l’indique cette synthèse entre les diverses options, il n’y a pas de bonne solution. Mais il y en a de moins mauvaises, et des pires… entre l’efficacité immédiate et la « gestion de la démocratie », à long terme.

Option 1 : La proposition RIP est validée. La loi sur les retraites est totalement annulée.
Solution très peu envisageable. La question de l’âge de la retraite pourrait être posée par referendum, mais l’exécutif est totalement désavoué. C’est possible juridiquement. C’est une position politiquement difficile à justifier pour le Conseil.

Option 2 : La proposition RIP est validée. La loi sur les retraites est partiellement annulée.
C’est une solution possible. Ce serait une sortie de crise honorable pour l’exécutif. La contestation serait canalisée vers la récolte des signatures. Le Conseil constitutionnel sauve sa face, et celle de l’exécutif. Il redonne la parole au Souverain. Mais il y a un risque d’impasse à terme. C’est possible juridiquement (cavaliers sociaux) ; mais cette solution de transaction prolonge le débat.

Option 3 : La proposition RIP est validée. La loi sur les retraites est totalement validée.
Solution Ponce-Pilate, peu vraisemblable. Le problème est repoussé avec un risque d’impasse à terme. C’est délicat juridiquement (cavaliers sociaux). Le Conseil se débarrasse de la question politique

Option 4 : La proposition RIP est rejetée. La loi sur les retraites est totalement annulée.
C’est peu vraisemblable, mais ce serait une incitation à tout repenser en matière de retraites. C’est possible juridiquement. Mais, c’est inconsistant du point de vue politique immédiat.

Option 5 : La proposition RIP est rejetée. La loi sur les retraites est partiellement annulée.
C’est possible. L’origine politique des membres du Conseil pourrait les inciter à retenir cette solution. La question est asséchée, mais très temporairement. C’est possible juridiquement (cavaliers sociaux). C’est politiquement peu avisé. La thèse de l’alliance des élites risque d’être mise en avant.

Option 6 : La proposition RIP est rejetée. La loi sur les retraites est totalement validée.
C’est peu envisageable. Quitus total est donné à l’exécutif. C’est une justification juridique de la stratégie du pourrissement. C’est délicat juridiquement (cavaliers sociaux) et politiquement désastreux. La thèse du Peuple contre les élites en sortirait considérablement renforcée.

À vous, lecteurs aussi de réfléchir sur ces options, voire de « prendre les paris », pour le vendredi 14 avril.


Michel Offerlé

Politiste, Professeur émérite à l’École normale supérieure