Littérature

Éthique de l’hospitalité – sur Nos corps lumineux d’Aliona Gloukhova

Critique

Un couple se sépare, mais surtout le mari. La narratrice, venue de Minsk à Pau, reprend ses pérégrinations, s’interroge sur ce qui fait lien, n’est pas triste. Tout le bonheur de son écriture semble même surgir de cette déhiscence. Avec l’aide d’une mère experte en phénoménologie, elle devient « un pont qui chemine » et nous transporte par-delà le couple : vers l’accueil inconditionnel de l’autre.

Ce qui est fascinant, avec la première phrase de Nos corps lumineux, c’est de penser à quel point elle aurait pu être ratée. Comme celle de la Recherche, qui a failli être « J’étais couché depuis une heure environ » ou « Jusqu’à l’âge de vingt ans je dormais toute la nuit avec de courts réveils » – et autres atrocités consultables dans l’édition de la Pléiade.

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Le troisième roman d’Alina Gloukhova commence par : « Mon mari a cessé de m’aimer ». Point, à la ligne.

Peut-être avait-elle écrit dans une première mouture « Quand mon mari m’a quittée, j’étais à Minsk » ou bien « L’amour n’est pas plus fort qu’un téléphone, j’allais l’apprendre un soir de juillet, alors que je le serrais dans ma paume (le téléphone) ». Mais non. « Mon mari a cessé de m’aimer » : c’est net et clair, un diagnostic météorologique, un cœur qui s’arrête de battre. Une information objective, comme la narratrice le précise dans le paragraphe suivant : « Il m’en a informé à distance au mois de juillet 2019. J’étais dans un café à Minsk – lui, dans notre appartement à Pau. » Pourquoi cet incipit est-il si beau (outre sa concision et son allitération « mon ma… m’aimer ») ?

D’abord parce qu’il translate un événement sur un autre : l’annonce de la séparation, ou la séparation elle-même, est remplacée par la fin de l’amour. Or, nous qui aimons et avons aimé, avons quitté et nous sommes fait quitter, nous savons pertinemment qu’on ne « cesse » pas d’aimer comme on cesse de servir des cafés. Cela se fait, généralement, petit à petit. Quoiqu’on puisse bien se réveiller un matin en se disant « Je ne l’aime plus », mais c’est plutôt la fin d’un déni que l’événement de quelque chose. Donc on aurait attendu « mon mari m’a annoncé » ou « mon mari a quitté la maison », etc.

C’est-à-dire que, dès la première page, nous sommes au cœur d’une crise calme. Renvoyé·e·s à ce mystère du couple qui n’est pas tant de savoir pourquoi l’on se quitte que, finalement, pourquoi et comment on est ensemble. Mais aussi ce que pourrait bien vouloir dire « ensemble ». Et combien de temps dure une séparation, combien de temps « ensemble » demeure après la fin de l’amour. D’ailleurs, l’homme pourrait cesser de l’aimer en restant son mari, ce n’est pas incompatible. Gloukhova parle ainsi moins de l’amour que du lien : « la personne avec laquelle j’étais mariée auparavant », l’appelle la narratrice, et autres périphrases. Elle demande à son dictaphone, qui lui permet de prendre des notes pour l’écriture de son récit : « Quel est le lien entre deux humains ? » On ne saura pas ce qu’elle lui trouvait à son mari, comment ils ont vécu, leurs envies : juste des allers-retours entre Minsk, Kiev, Pau, ailleurs, la topographie d’une relation.

Car dans Nos corps lumineux, c’est de traces et de formes (comme dans « oreiller à mémoire de forme ») qu’il est avant tout question : « Quelqu’un a commencé à sortir mes affaires de l’appartement. C’était peut-être moi-même. J’enlevais les vêtements un par un pour voir ce qui restait quand tout était vidé. Mon déménagement était progressif, dégradé. » La fin dure, mais ce n’est pas une agonie, plutôt une suspension, la narratrice n’a ni aigreur, ni jalousie, ni ressentiment, elle fait avec la situation, sans lutte, zéro résilience-machin. Il s’agit de cerner ce qui a été pour s’en détacher, sans doute. Primat du vécu sur l’explication ou la dissension.

Au début du récit, elle introduit le terme allemand de Fernweh, qui décrit bien cette recherche de ce qui a « eu lieu » : « la nostalgie d’un endroit où l’on n’est jamais allé, d’un lieu inconnu, une envie d’être loin, ailleurs. Cette nostalgie est porteuse, je la vois comme un horizon possible pour des personnes qui cherchent. » Voilà, le lieu du couple, c’est peut-être le Fernweh, même pas un interstice, juste une interface, un rapport, une trace : « je pense aux empreintes de mes doigts qui vont rester sur son verre, des liens qui se font avec ses objets à lui. »

Vers la fin, on lit une citation de Derrida : « Il n’y a pas dans cette archive fantastique de texte original, de corps propre ». Douze pages plus loin, au dernier chapitre : « À la fin on tombe ou on s’envole ».

Le récit de Gloukhova est une sorte de jeu et d’exploration avec les « corps délaissés d’avant » de sa narratrice, mais aussi un essayage des possibles corps d’après.

Cela m’a fait penser à un pote qui handpoke des « têtards », ces personnages que dessinent les enfants vers trois ans : une tête et les bras et jambes filiformes, écartés. On dit en les voyant : « ce qui est bien, c’est qu’on ne sait pas s’ils tombent ou s’ils s’envolent ». Les deux à la fois, peut-être. Ou selon l’humeur. Bien sûr, le corps du têtard n’est pas un corps réaliste, c’est bien mieux : un corps réel, c’est-à-dire disponible à l’imagination. Enfant, la narratrice a appris par son grand-père que les étoiles du ciel ne tombaient pas, contrairement à ce qu’elle croyait. Elles filent : « Sommes-nous des objets qui parcourent les vies des autres, des corps lumineux de passage ? On trace, on éclaire, on s’évanouit quelque part. » Elle a aussi un voisin (à défaut d’avoir encore un mari) qui s’appelle Lucien et qui, quoique n’ayant pas été sur la Lune comme l’auteur grec du même nom, « a une technique lui permettant des sorties astrales. » Pour celles et ceux qui, comme la narratrice, seraient moins familiers de ce type de voyages, rappelons que le corps astral est un peu comme l’âme, avec option promenade hors de l’enveloppe charnelle mais en plus solide, puisque ce corps astral peut boire, manger, baiser et aller au ciné.

Le récit de Gloukhova est ainsi une sorte de jeu et d’exploration avec les « corps délaissés d’avant » de sa narratrice. Mais aussi un essayage des possibles corps d’après : « Quand j’appelle celui qui assurait ma vraisemblance avant, je mets une autre personne à ma place, elle a des projets de futur, une adresse, une mutuelle, de la stabilité et de la persévérance. »

Évidemment, on n’oublie pas la citation de Derrida : non pas un corps puis d’autres corps mais, en différant perpétuellement, pas « de corps propre » du tout. Il est très exagéré en revanche de dire qu’il n’y aurait pas non plus « de texte original » dans Nos corps lumineux même si, au cours de ses déplacements, la narratrice emprunte parfois à d’autres. Ou alors, on pourrait dire que ne s’écrit que du lien et pas du texte, si l’on veut. Ou plus vraisemblablement, que s’écrit de l’épochè, de la suspension de jugement sur l’existence, une mise « entre parenthèses [d]es théories scientifiques décrivant le monde pour arriver à le voir se déployer devant nous dans sa mouvance inexplicable » comme l’explique la mère husserlienne de la narratrice. On compte une trentaine d’occurrences des mots « suspendu·e·s » ou « suspension » dans le livre. Cela a un net avantage : « Les personnes suspendues comprennent la langue des animaux et des oiseaux. »

Évidemment, tout ce qu’on dit là de la séparation comme mouvance et suspension vaut aussi du statut de la Biélorussie vis-à-vis de la Russie (ce n’est pas le sujet manifeste du livre), même si la question de la langue des oiseaux semble, certes, s’appliquer moins bien à Loukachenko.

Nos corps lumineux n’est pas un récit à thèse. Ni le texte sinistre que l’on pourrait craindre en lisant cet article. Au contraire, il est léger, fluide, lumineux (évidemment), d’une langue extraordinairement poétique (que toutes ces épithètes sonnent creux), par exemple dans ce début de chapitre : « À l’automne, après le déménagement à Paris, des raisons professionnelles, personnelles, quelconques m’ont obligée à me déplacer sans cesse ». On appréciera le rythme ternaire décroissant, déflationniste et, d’une certaine façon, désinvolte, de l’énumération. Voilà qui nous oriente vers d’autres traces amusées, jonglant avec la philosophie : « je pensais à Levinas et à son angoisse de l’interruption dont parlait Derrida, note la narratrice, – au téléphone Levinas semblait à chaque instant appréhender la coupure, le silence, la disparition, il rappelait aussitôt ». Et certes, c’est ennuyeux pour un philosophe épochal de craindre la suspension. Mais nous avons une piste de réponse à la page 61, qui s’ente sur un sourire à l’égard de Kierkegaard : « Dois-je interpréter la décision de mon mari comme un saut entre esthétique et éthique : un changement brusque, qualitatif ? »

Pour celles et ceux qui, contrairement à la narratrice, sont moins familiers des concepts kierkegaardiens de stade esthétique et éthique, rappelons que le premier est celui de la jouissance immédiate, donjuanesque et mélancolique ; le second, paradoxalement quant au mari de Nos corps lumineux, est précisément celui du bon mari, père de famille, rassis, ordonné. Donc si en cessant d’être un mari, celui de notre héroïne passe au stade éthique, quoicoubeh ? C’est qu’en réalité, le stade éthique est aussi celui de la désillusion : sa plus « haute expression, écrit Kierkegaard dans Coupable ? Non coupable ? est […] le repentir comme action négative ». On s’aperçoit par exemple que l’amour devient habitude.

L’étape suivante sera donc la dérision : « l’humour est le dernier stade dans l’intériorité de l’existence, avant la foi » (Post-scriptum aux Miettes philosophiques). Mais c’est la narratrice qui s’en charge : si son mari a voulu devenir sérieux, elle use pour sa part désormais d’un laminoir à habitudes, d’un manège centrifuge : « la séparation devient une fête foraine, la chute devient un état à potentialités ». La nouvelle du désamour de son époux se réduit peu à peu à un « appel qui a légèrement perturbé un mouvement ordonné de ma vie », sans cri, sans cataclysme.

Mais ne croyez pas que Levinas et son téléphone soient passés à la trappe. L’anecdote que cite Gloukhova est extraite de l’Adieu à Emmanuel Levinas (Galilée, 1997) de Derrida. On y trouverait en une phrase une lecture pertinente de Nos corps lumineux : « le rapport à l’autre suppose une séparation infinie, une interruption infinie où paraît le visage ». Ce n’est que dans la rupture, la perte du fil, que se fait l’accueil de l’autre, l’expérience de son altérité. Voilà les quatrième et cinquième phrases du roman : « Je regardais les couleurs floues de son visage défiguré par une mauvaise connexion, je le trouvais toujours beau, un peu mélancolique. Un serveur s’est approché de moi et m’a demandé de payer, le café fermait. » Alors comme Levinas, la narratrice et le mari rappellent aussitôt. On croyait qu’on connaissait l’autre, mais on ne pratiquait que ce que Levinas appelle la « thématisation » (« tu les aimes mes yeux ? » aurait dit Bardot). Après l’interruption et dans le rappel naît une hospitalité réciproque. « Tu es où ? m’a demandé hier celui avec qui j’ai passé sept ans de ma vie. Sommes-nous devenus deux points lumineux dessinés dans des coins différents de la même feuille ? De temps en temps on lance un signal vers l’autre – un geste de la main, un hochement de tête, cela fait bouger l’air entre nous, cela éclaire autour. »

L’hospitalité est évidemment un enjeu sous-jacent dans le récit, celle qui nous fait défaut à nous Européens illibéraux, tandis que l’auteure a émigré en France, que sa mère s’est exilée en Espagne « lors des répressions massives d’octobre 2021 » et que sa grand-mère est morte à Minsk. Pour trouver l’hospitalité en nous, peut-être faudrait-il appliquer ce conseil que Derrida énonce dans Adieu et que la narratrice semble, pour le deuil de son couple du moins, avoir fait sien : « L’hospitalité, n’est-ce pas une interruption de soi ? »

Aliona Gloukhova, Nos corps lumineux, Verticales


Éric Loret

Critique, Journaliste