Société

« Je respecte mais je ne soutiens pas » : la lutte contre l’homophobie est-elle négociable ?

Philosophe

Ce 17 mai, journée de lutte contre les LGBT+phobies, la phrase « Je respecte mais je ne soutiens pas » est omniprésente sur les réseaux sociaux. Elle agite aussi bien les cours de récréation que les terrains de football. Mais que couvre cette référence insistante à un prétendu « respect » que l’on ressentirait pour les autres, mais que chacun revendique d’abord pour soi-même ? Et si ce « respect » n’était finalement qu’un écran de fumée cachant une véritable intolérance ?

À l’occasion du 17 mai, journée de lutte contre les LGBT+phobies, dans mon collège de secteur à Paris, le Club de Lutte contre les discriminations propose aux élèves de porter l’une des couleurs de l’arc-en-ciel. Objectif : faire une photo de groupe, les enfants formant un drapeau arc-en-ciel géant au sein du collège. Dans la cour de récré (et sur les groupes Snapchat) le débat fait rage entre élèves. S’habillera, s’habillera pas en jaune en bleu ou en violet ? Les échanges se durcissent très vite. L’une finit par lâcher : « Ça me dégoûte ». L’autre réplique qu’on ne dit pas des choses comme ça. Quelque chose ne passe pas.

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De fait, les débats des collégiens sont à l’image des disputes du grand monde. À propos de la lutte contre l’homophobie et la transphobie, un nouveau slogan fait florès sur les réseaux sociaux : « Je respecte mais je ne soutiens pas ». On lit ainsi sur un compte Tiktok : « Ne pas soutenir ne veut pas dire ne pas respecter : je ne vous soutiens pas, mais je vous respecte comme je respecte tout être humain ».

Les personnes gays, lesbiennes et trans doivent-elles se réjouir de la mansuétude de ce jeune homme ? Doivent-elles louer le ciel d’avoir la chance d’être reconnues comme des êtres humains à part entière, par celui qui leur adresse ainsi son « respect » le plus abstrait ? Dans la courte vidéo qui accompagne le texte, l’obligation de respect s’inverse aussitôt. Il y est dit en substance : vous attendez mon soutien mais je ne suis pas d’accord avec vous, dès lors, c’est à vous de me respecter. Au fond, le jeune homme n’a d’autre propos que d’expliquer qu’il ne participera à aucune action contre l’homophobie et la transphobie. La formule suggère d’ailleurs qu’en l’occurrence, c’est plutôt lui la victime à qui l’on fait violence en tentant de l’enrégimenter dans un combat qui n’est pas le sien. Ainsi, il serait légitime de ne pas lever le petit doigt, de ne pas faire le moindre geste pour les élèves qui sont victimes de discriminations dans le monde scolaire. Il ne donnera rien, et il en est fier ; mais il exige qu’on le respecte. Les commentaires s’extasient de cette philosophie qui prône un prêté pour un rendu : « Tant que vous n’apportez aucune haine, tout est bon » dit l’un.

En la matière, l’exemple fut donné aux tiktokeurs par les divinités de notre temps : les footballeurs. Un article de La Dépêche du Midi a révélé que plusieurs joueurs de Ligue 1 et Ligue 2 refusaient de porter un maillot ou un brassard floqué arc-en-ciel pour lutter contre l’homophobie. En tête d’affiche, l’international marocain né à Rotterdam en 2000, Zakaria Aboukhlal, jouant actuellement au Téfécé, Toulouse Football Club, a déclaré forfait contre l’équipe de Nantes. Le 14 mai, il s’était justifié ainsi dans un message en anglais publié sur son compte Twitter (environ 190 000 abonnés) :

« J’ai pris la décision de ne pas prendre part au match aujourd’hui. Avant tout, je tiens à souligner que j’ai la plus haute considération pour chaque individu (the highest regard for every individual), quelles que soient ses préférences personnelles, son genre, sa religion ou son background. Ce principe ne peut être assez souligné. Le respect est une valeur pour laquelle j’ai une haute estime (Respect is a value that I hold in great esteem). Il s’étend aux autres mais comprend également le respect de mes propres croyances personnelles. C’est pourquoi je ne crois pas être la personne la plus appropriée pour participer à cette campagne. J’espère que ma décision sera respectée, de même que nous désirons tous être traités avec respect. »

Les esprits philosophes remarqueront la très grande abstraction de cette déclaration. On se situe au niveau du « respect », une valeur jugée très « estimable » par ce monsieur. On y manie de grandes catégories (genre, religion, ou l’énigmatique « background » dont on ne sait pas trop s’il faut le traduire « origines » ou « antécédents » ?). Tout y est traité de manière équivalente : comme des « préférences personnelles », des goûts et des couleurs dont on ne discute pas. Pourtant, le respect est toujours in fine quelque chose qui est dû à celui qui parle. Ce sont toujours, au fond, les valeurs de celui qui s’exprime qui doivent être respectées. Respectez-moi comme je vous respecte. Pas d’intrusion. Chacun chez soi.

Mais surtout, l’abstraction frappe en ce que ni l’objet du différend, ni le motif du dissentiment ne sont exprimés. Quelles sont ces valeurs qu’Aboukhlal évoque sans les expliciter, celles que d’un côté on voudrait lui imposer et celles qu’il défend, appelant au « respect de [s]es propres croyances personnelles » ? D’un côté, Aboukhlal ne fait pas sienne la lutte contre les discriminations dont sont victimes les personnes LGBT+. Dont acte. De l’autre, l’ailier toulousain qui pose chaque fois l’index pointé vers le ciel pour signifier l’unicité d’Allah, ne fait pas secret que c’est bien de l’islam qu’il s’agit, religion dont il se glorifie d’être scrupuleusement observant. Peu après, dans l’équipe de Nantes, le « canari » Mostafa Mohamed, né en Égypte en 1997, expliquait à son tour et dans des termes assez similaires et qui fleurent bon la jactance des community managers, pourquoi il n’avait pas joué, lui non plus, face à Toulouse dimanche dernier :

« Je n’ai pas pris part aujourd’hui au match Toulouse – Nantes. Je ne souhaite pas du tout polémiquer mais je me dois de faire part de ma position. Le respect des différences, ce serait le respect de l’autre, le respect de soi, le respect de ce qui sera mis en commun et de ce qui restera différent. Je respecte toutes les différences. Je respecte toutes les croyances et toutes les convictions. Ce respect s’étend aux autres mais comprend également le respect de mes croyances personnelles. Vu mes racines, ma culture, l’importance de mes convictions et croyances, il n’était pas possible pour moi de participer à cette campagne. J’espère que ma décision sera respectée, tout comme mon souhait de ne pas polémiquer à ce sujet et que tout le monde soit traité avec respect. »

Ces deux-là ne sont ni les premiers ni les derniers. Ce ne sont que des symptômes d’un phénomène appelé à ressurgir d’année en année. Analysons propos et attitudes.

D’abord, ce qui est le plus étonnant, pour moi qui ne m’intéresse pas au foot, c’est la manière dont ces jeunes mecs, à qui l’on fait des ponts d’or, se prennent pour des divinités indispensables et irremplaçables. C’est beau. Ces « internationaux » (en fait : des denrées rares qu’on s’échange sur un mercato) sont dans une impunité si totale qu’ils imposent leurs opinions à des clubs qui se soumettent à leurs diktats. Bravant les sanctions, les jouvenceaux se paient carrément le luxe de refuser de jouer dans un match de Ligue 1 — et rien ne leur arrive. Pendant ce temps, je connais des dizaines de docteurs en philosophie qui sont forcés d’accepter toutes sortes de vacations sous-payées pour survivre, mais c’est un autre sujet. Ce monde est fou, ses valeurs marchent à l’envers, mais il est fait d’humains qui ont tous individuellement droit à mon respect. Après tout, il y a toujours eu des starlettes capricieuses : que certaines portent aujourd’hui la barbe drue et jouent du ballon rond n’est qu’une broderie sur un thème ressassé.

Tel est bien le problème : beaucoup perçoivent aujourd’hui les personnes LGBTQIA+ comme les agents d’un nouvel impérialisme moral qui s’impose partout et particulièrement à l’école.

Plus frappant est le soutien très large dont bénéficient ces déclarations. On a le sentiment que beaucoup de monde pouffe intérieurement de voir ces audacieux crânement dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas : dénoncer la toute-puissance du fameux « lobby LGBTQIA+ », protester contre l’indignation obligatoire et la solidarité automatique. Après tout, chacun ses problèmes, chacun ses convictions, n’est-ce pas ? Comme le disait le poète : « Chacun son métier, les vaches seront bien gardées. » Car tel est bien le problème : beaucoup perçoivent aujourd’hui les personnes LGBTQIA+ non plus comme des victimes mais bel et bien comme les agents d’un nouvel impérialisme moral qui s’impose partout et particulièrement à l’école. Le retournement est ici patent : les victimes explicites des LGBT+phobies sont finalement représentées comme des bourreaux implicites ; ce sont elles qui font violence à la conscience outragée des nouveaux prudes.

Mais sur ce point, j’observe que ces joueurs confondent leur personne publique et leur personne privée. Car ce n’est pas en tant que X ou Y, ce n’est pas dans leur vie de tous les jours qu’on leur demande de porter un brassard arc-en-ciel. C’est en tant qu’ils portent le maillot d’une équipe et disputent un match officiel, en tant qu’ils sont au centre de toutes les attentions et en tant qu’objets d’une véritable idolâtrie. C’est à ce titre qu’on leur demande, symboliquement, de donner l’exemple, pendant une heure ou deux. La demande qui leur est adressée par leurs employeurs, au nom de la Fédération française de football, consiste juste à les prier d’utiliser un tout petit peu de leur prestige, le temps d’un match, pour diffuser dans la société des valeurs de tolérance. On ne leur demande pas de grandes déclarations : on les prie simplement de soutenir tacitement ; on les invite aussi à prendre eux-mêmes conscience du problème. Le sens d’une telle manifestation ne consiste pas à promouvoir l’homosexualité. Il vise à alerter sur le sursuicide des personnes LGBT, particulièrement pendant l’adolescence ; à mettre un terme à l’invisibilisation — voire l’interdiction tacite de la présence d’homosexuels dans le monde du football.

Or c’est précisément parce que cette demande s’adresse à Aboukhlal, Mohamed et les autres en tant que joueurs, que leur réponse est ridicule et inepte. Porter le maillot d’une équipe de football me paraît déjà une sévère compromission avec les idéaux religieux.

On voit régulièrement des footballeurs faisant la promotion de sites de paris en ligne, ou affichant sur leurs maillots de semblables sponsors — pourtant explicitement contraires à la sourate 5 : 90-91. Les joueurs sont-ils bien assurés de la compatibilité de leur sponsor avec leurs valeurs ? Ou bien leur éthique à géométrie variable touche-t-elle seulement les questions de sexualités ? Je repense à cette équipe de rugby (le Biarritz Olympique) qui avait pour sponsor Grindr, une appli de rencontres gayes. J’aimerais conseiller à El-Al (la compagnie aérienne israélienne) de sponsoriser le Paris-Saint-Germain en remplacement de Qatar Airways. Cela promet d’être amusant. De telles expériences de pensée montreraient combien la religion du sport est gagnée par la religion tout court — et d’une religion très politique en fait. De fait, la frontière entre la personne privée et la personne publique des stars du football devient de plus en plus poreuse. On l’a vu récemment lorsque des fédérations de football ont été vivement invitées à aménager des pauses pour permettre à des joueurs musulmans de rompre le jeûne en période de ramadan.

La question des brassards et de la représentativité s’est également posée au moment de la coupe du monde de football au Qatar en novembre 2022. Dans ces circonstances, l’équipe de France avait fait preuve d’une remarquable lâcheté : refusant d’afficher tout signe de soutien, fût-il symbolique, à la cause LGBT+ pourtant pudiquement rebaptisée « ONE LOVE ». L’argument était encore le même. Le président de la fédération, Noël Le Graët, affirmait : « On va jouer dans un pays que l’on doit respecter ». Et le capitaine Hugo Lloris : « Lorsqu’on est en France, lorsqu’on accueille des étrangers, on a souvent l’envie qu’ils se prêtent à nos règles, qu’ils respectent notre culture, et j’en ferai de même quand j’irai au Qatar, tout simplement. Après, je peux être d’accord ou non avec leurs idées, mais je dois montrer du respect par rapport à ça. »

C’est moi qui souligne le mot « respect » car il se prête décidément à tous les usages. Un coup, c’est au Qatar et il faut respecter la coutume locale. Un coup, c’est en France, et… Eh bien c’est encore les valeurs de l’homophobe qu’il faut respecter. Finalement, l’homophobe a toujours raison, il joue toujours à domicile, où qu’il soit. À aucun moment, ces hommes, ces joueurs ne s’interrogent sur leur responsabilité sociétale. À aucun moment, ils ne perçoivent que leur refus de participer symboliquement à la journée du 17 mars non seulement ne condamne pas l’homophobie, mais encourage une homophobie naturelle, insidieuse et fortement répandue. Ces refus de maillots suggèrent finalement que les gays ou les trans, ça n’existe pas ou ça ne devrait pas exister. Pourtant, « ça » existe et il faut faire avec. Et je ne crois pas qu’on s’en sorte avec une simple déclaration de « respect ».

Cela fait des années que je me demande ce que peut bien signifier ce mot « RESPECT » qui est désormais sur toutes les lèvres. « R.E.S.P.E.C.T. Find out what it means to me » chantait autrefois Aretha Franklin. « Oui c’est clair, je vous parle de respect et je vous parle de cette valeur qui se perd, en effet ! » reprit plus tard Alliance Ethnik au milieu des années 1990. — Je crains de ne pas arriver bien loin par cette voie-là. Alors qu’on me permette de consulter quelques ouvrages de référence. Le Dictionnaire de la langue philosophique de Paul Foulquié comme le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande donnent l’un et l’autre deux sens, qui se recoupent. Le premier sens de « respect » décrit le sentiment de déférence à l’égard de ce à quoi on reconnaît un certain ordre de supériorité : le « sentiment spécial provoqué par la reconnaissance d’une valeur morale dans une personne ou dans un idéal » (Lalande). En son second sens, « respect » désigne un souci de ne pas attenter à une valeur. Respecter le bien d’autrui, la loi, les usages, la vérité : c’est-à-dire s’abstenir de leur porter atteinte.

Il ne semble pas que tiktokeurs et footballeurs soient dans une vénération de l’homosexualité : ce n’est pas elle qu’ils respectent. C’est donc au second sens qu’ils évoquent le respect : pour affirmer leur volonté de ne pas faire de mal. La chose aurait l’air aller de soi mais mérite pourtant d’être rappelée. Jeudi 11 mai, plusieurs élèves du collège Atlas de Genk (situé dans la province de Limbourg en Belgique flamande) ont jeté des bouteilles, des crachats et des insultes aux participants à un atelier de lutte contre l’homophobie qui se tenait dans la cour de l’école. On entendit alors crier « Allah Akbar ». C’est de ce genre d’écarts que souhaitent se démarquer ceux qui mettent en avant leur « respect » le plus abstrait.

Votre « respect » est un écran de fumée, une phrase creuse qui ne trompe personne.

Mais à qui s’adresse ce « respect » ? C’est un respect de la personne humaine, disent-ils. Comme l’explique Kant dans les textes canoniques de la Critique de la raison pratique, tout être humain, pris individuellement, est sans doute très éloigné d’être un saint, et pourtant, en chaque individu, on trouve une dimension sainte : l’humanité en chaque personne. C’est cette dimension qu’il s’agit de reconnaître et c’est à elle que s’adresse le respect. Ainsi, ce ne sont jamais les opinions ou les pratiques individuelles qui sont objet de respect, mais c’est simplement la personne humaine que l’on respecte : c’est à elle que l’on s’abstient de porter atteinte parce qu’elle est sacrée. Alors peut-on vraiment parler de « respect de la personne humaine » pour dire précisément qu’elle ne nous engage pas ? Cela semble impossible et c’est pourquoi l’affirmation « je respecte mais je ne soutiens pas » est une déclaration vide de sens.

En regard des usages galvaudés du respect, je voudrais introduire dans le débat une autre notion, qui pourrait être utile aux philosophes en herbe : la notion de « respect humain ». Le « respect humain » désigne le fait qu’un individu puisse être porté à agir contrairement aux directives de sa conscience morale, par crainte du jugement d’autrui. Ainsi, c’est par « respect humain » qu’un individu se force un peu contre lui-même, que la personne consent à s’abstenir de faire certaines choses que pourtant sa conscience morale lui dicte comme bonnes ou obligatoires. Toujours par « respect humain », on se force à faire des choses que pourtant la conscience réprouve : on accomplit ce qui est bien, sans que pourtant l’on veuille ce bien pour lui-même. Consentir au « respect humain », c’est acter que l’on n’est pas seul dans la société, et que certains égards sont dus aux autres, quoique l’on pense en son for intérieur de l’absurdité de leurs croyances ou de leurs coutumes. Je dirais donc ceci aux tiktokeurs, aux footballeurs et à tous ceux qui les idolâtrent : votre souci d’afficher un prétendu respect pour la personne humaine masque difficilement votre manque de respect humain. Votre « respect » est un écran de fumée, une phrase creuse qui ne trompe personne. La lutte contre l’homophobie est une lutte contre le mal ; partant, elle est bonne, et par respect humain, chacun, chacune doit y souscrire. Le respect humain s’impose quand bien même, individuellement, ou en conscience, l’individu réprouverait l’homosexualité : ce n’est pas la question.

En entendant l’actuel : « Je respecte mais je ne soutiens pas », il m’arrive de repenser à cette phrase apocryphe qu’on prêtait jadis à Voltaire et qu’on se lançait en regardant « Droit de réponse » de Michel Polac : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous ayez le droit de le dire ». C’étaient les années 1980 et on a beau dire, ça avait une autre gueule.


Thierry Hoquet

Philosophe, Professeur à l'Université de Paris-X Nanterre