Cinéma

Comment Ozu n’a pas fini de surprendre – sur Les Sœurs Munakata de Yasujiro Ozu

Journaliste

Resté longtemps invisible, Les Sœurs Munakata , film de 1950 du grand cinéaste japonais Yasujiro Ozu est un parfait témoin de son style et de son univers. Mais c’est aussi une nouvelle preuve de la multiplicité des formes qu’il aura su inventer de film en film, approches tournées vers la liberté et la diversité d’un réalisateur si souvent caricaturé en défenseur d’un conformisme rétrograde.

Aujourd’hui mondialement considéré comme un des plus grands auteurs de l’histoire du cinéma, Yasujiro Ozu est mort le 12 décembre 1963, le jour de ses 60 ans, sans avoir bénéficié de cette reconnaissance.

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Signataire de 54 longsmétrages entre 1927 et 1962, il aura été toute sa vie un réalisateur apprécié du public japonais et inconnu dans le reste du monde. Après avoir, durant plus d’un demi-siècle, été ignoré de tous les cinémas européens et nord-américains, les cinéphiles occidentaux ont découvert Akira Kurosawa grâce au Lion d’or à Venise de Rashômon en 1951, et Kenji Mizoguchi peu après grâce au soutien actif des Cahiers du cinéma et des programmations de Henri Langlois à la Cinémathèque française. Mais ils mettront encore longtemps avant de commencer de percevoir l’importance du « troisième » géant du cinéma classique japonais – le quatrième, Mikio Naruse, ne sera (en partie) adoubé que bien après. C’est en effet à la fin des années 1970 que trois des films d’Ozu, Voyage à Tokyo, et Fin d’automne et Le Goût du saké sortent sur les écrans français, début de la vaste opération de reconnaissance alors menée avec succès par le distributeur Jean-Pierre Jackson. 

Ce processus recevra un considérable renfort avec le film Tokyo-ga de Wim Wenders, éloge enflammé de l’auteur de Printemps tardif et reproche explicite aux amateurs de films de leur aveuglement, film qui connaît à juste titre en 1985 un écho considérable (et qui ressort également ce 25 octobre). Depuis, une grande partie de l’œuvre filmée d’Ozu a été rendue progressivement accessible en France et partout dans le monde – du moins les films qui n’ont pas disparu, notamment beaucoup de ceux de la période muette. 

Fin octobre et début novembre sortent ou ressortent six films, après leur présentation au Festival Lumière de Lyon, grâce au distributeur Carlotta qui a beaucoup œuvré depuis 20 ans pour rendre visible le cinéma d’Ozu, également grâce à de multiples éditions DVD. Au programme figure une rareté muette, Femmes et voyous (1933) et trois merveilles des années 40 (Il était un père, Récit d’un propriétaire, Une femme dans le vent) ainsi que l’étonnant et réjouissant avant-dernier film du cinéaste, Dernier Caprice. Dans ce programme, un film attire particulièrement l’attention.    

Les Sœurs Munakata est le premier des douze films réalisés par Yasujiro Ozu dans les années 1950-1960, et c’est un des moins connus de l’ensemble de son œuvre. Pour d’obscures raisons juridiques, il est resté invisible durant des décennies, en tout cas en Occident, où il n’existait ni copie, ni DVD, ni VOD hormis une édition vidéo espagnole. Il vient enfin de bénéficier d’une restauration et d’une numérisation qui en permettent la  « résurrection ». Que ce film soit ainsi resté dans l’ombre est d’autant plus regrettable qu’il s’avère d’une richesse thématique et d’une audace narrative et formelle remarquable. 

Une intrigue horizontale

Comme son titre l’indique, il est construit autour de deux sœurs, à la fois proches et opposées. L’aînée, Setsuko, a vécu quinze ans plus tôt, avant-guerre donc, une histoire d’amour avec Hiroshi, un jeune homme qui est ensuite parti comme soldat en Mandchourie, puis a étudié en France. Très attachée aux valeurs traditionnelles, elle s’est mariée avec un ingénieur aujourd’hui au chômage, homme amer et que l’humiliation de la défaite et de sa propre inutilité sociale rend agressif et alcoolique. Mariko, la cadette, habite avec son aînée et le mari de celle-ci. Vêtue à l’occidentale, elle est enjouée, volontariste, frivole. Lorsque réapparaît l’ancien amoureux de Setsuko, Mariko se met en tête de les réunir, sans s’empêcher de tomber elle-même amoureuse de cet homme pourtant pas spécialement séduisant : plutôt qu’un choix sentimental précis, il semble que ce soit surtout l’énergie vitale de la jeune femme qui cherche un exutoire. Elle projette sur le terne Hiroshi son imaginaire fait d’amour romantique (celui qu’elle suppose avoir été éprouvé par sa sœur avant-guerre) et sans doute une part de son attirance pour une modernité occidentale à laquelle le désormais marchand de meubles « de style européen » est associé à ses yeux. 

Si Les Sœurs Munakata partage avec un grand nombre d’autres films d’Ozu son intrigue sentimentale principalement située dans le cercle familial, et recourt à la scénographie classique associant maison japonaise traditionnelle, bars et voyages d’agrément où les caractères se révèlent (à Kyoto et au temple Horyu à Nara, haut lieu du « Japon éternel»), il s’en distingue par plusieurs traits. D’abord il s’agit d’une intrigue «horizontale » : alors que dans la plupart des films d’Ozu l’intrigue se joue entre membres de générations différentes, principalement entre pères et filles, cette fois la quasi-totalité des protagonistes appartient à la même génération. 

Mais cette génération est clivée par le rapport à la modernité, qui est aussi la manière d’affronter les suites de la défaite du Japon face aux Américains. La ligne de partage passe entre les deux sœurs, Setsuko qui appartient encore à l’ancien monde, s’y accroche désespérément malgré la tristesse, et Mariko qui trépigne littéralement de s’élancer vers l’avenir. 

Le métier de Hiroshi, importateur de mobilier européen, fait de lui celui qui introduit dans les maisons japonaises des éléments matériels (tables hautes, chaises et fauteuils, d’ailleurs tous plus hideux les uns que les autres) de cette culture étrangère qui s’impose dans le pays. Unique représentant de la génération précédente, le père des deux sœurs est déclaré mourant dès la séquence d’ouverture : figure souriante et sage, il appartient à un monde révolu. Empreintes de la douce sérénité que Chishu Ryu, acteur fétiche d’Ozu systématiquement voué aux rôles de père de famille depuis Il était un père en 1942, sait insuffler à ses personnages : ses brèves apparitions sont l’occasion d’énoncer une morale fataliste qui ne contribue en rien à résoudre les problèmes qu’affrontent ses filles. La sagesse des anciens est digne de respect, mais à peu près inutile face à la situation moderne. 

On pourrait trouver au scénario du film un caractère trop clairement métaphorique : le Japon d’avant va s’éteindre, celui d’aujourd’hui est déchiré entre attachement aux traditions et entrée sans retenue dans un nouveau monde inspiré de l’Occident. Ozu lui-même semble revendiquer une telle dimension d’analyse en ouvrant son film, de manière absolument pas nécessaire à l’intrigue, par un cours d’anatomie à l’université de médecine. Mais le film va bien au-delà de cette dissection de la société japonaise au sortir de la guerre, ce qu’il est assurément. Le limiter à cette dimension serait refuser de prêter attention à ce qui se joue réellement dans les plans, dans le jeu des interprètes principaux, dans l’utilisation féconde des seconds rôles, dans le travail sur les lumières et les ombres. 

Par-delà différences et ressemblances, singulier et collectif

Le travail de mise en scène autour des deux sœurs est d’une richesse impressionnante. Il est nourri d’un jeu à la fois subtil et souriant avec les codes du cinéma, l’aînée figurant jusqu’à l’archétype (mais pas la caricature) la femme japonaise du cinéma classique, inspirée dans son comportement et sa gestuelle à la fois des valeurs familiales et du théâtre traditionnel, la cadette convoquant explicitement les codes hollywoodiens, en particulier ceux de la comédie et du musical, avec des mimiques inspirées de Judy Garland et de Ginger Rogers, et des chansons de son cru parodiant les bluettes de la MGM. 

Au typage psychologique des deux héroïnes (la conformiste et la délurée) répond l’apparence vestimentaire, Setsuko portant des habits traditionnels et noirs, Mariko des habits occidentaux et blancs. Une part décisive de la finesse du film, très caractéristique de l’esprit d’Ozu, se joue dans la capacité, sans faire disparaître ce qui les distingue, voire les oppose, à rendre sensible ce qui les unit. Ce dépassement réellement dialectique, qui ne nie pas les différences mais construit le commun de ces différences, est le véritable moteur du film. Il trouve une manifestation plastique d’une sidérante simplicité, avec l’« effet spécial » fulgurant d’un champ-contrechamp sur les visages des deux jeunes femmes. Cadrés exactement de la même manière en plan fixe, et qui se substituent littéralement l’un à l’autre, le visage de l’actrice Kinuyo Tanaka (l’ainée) et celui de Hideko Takamine (la cadette), qui ne se ressemblent pas, semblent alors comme les deux apparences contrastées du même être. Formule d’apaisement joyeux, la phrase à la toute fin du film « Nous sommes différentes » résonnera ainsi comme une déclaration d’affection et de respect, qui rapproche et non pas sépare. 

Ce processus, où il est parfaitement loisible de voir une proposition concernant la société japonaise en général, et plus exactement la génération devenue adulte au tournant des années 1940. Ce que raconte l’histoire des deux sœurs convoque  une idée démocratique, alors extrêmement singulière dans le contexte du pays, l’idée selon laquelle tous les Japonais n’ont pas à se ressembler ou à avoir le même comportement. L’idée que la collectivité gagne à accepter les différences en son sein plutôt qu’à exiger l’uniformisation selon un modèle quel qu’il soit. 

Le film raconte l’histoire de deux sœurs et de leurs proches, en très petit nombre, à l’échelle de leur intimité. Et pourtant le film ne cesse de faire jouer ensemble le singulier et le collectif. Avec l’économie de moyens qui caractérise le cinéma d’Ozu, le collectif existe d’une part grâce à l’utilisation des bâtiments, faisant se répondre monuments du Japon classique et buildings abritant les grands médias venus d’Amérique, à l’usage des accessoires et notamment du mobilier, ainsi que les alcools consommés. 

Il se manifeste surtout grâce aux personnages secondaires. Serveur et clients des deux bars où se situent plusieurs scènes en fournissent l’occasion, en même temps que l’ivresse autorise que s’expriment à voix haute aussi bien les blessures, humiliations et renoncements nés de la guerre et de la défaite, que le machisme de la société japonaise qu’Ozu aura si souvent dénoncé. Grâce à ces scènes dans des lieux publics, même peu fréquentés (jamais plus de trois ou quatre protagonistes dans un décor), l’histoire des deux sœurs entre en résonance manifeste avec ce qui hante un pays vaincu et meurtri, où cohabitent et se confrontent les traces matérielles de deux organisations sociales et de deux cultures. 

Noire violence, douce et radicale liberté

Cette proposition centrale est enrichie et dynamisée par deux autres processus, où se déploient aussi bien la singularité de la proposition de ce film précis qu’une affirmation exemplaire de l’esprit du cinéma de Yasujiro Ozu. Au jeu, entre les deux sœurs différentes, jeu tout en nuances et réagencements, s’oppose la relation avec le troisième personnage principal, qui n’est ni le père ni l’amoureux plus ou moins transi, mais le mari de Setsuko. Cet ancien ingénieur, blessé à la guerre, sans emploi, aigri et alcoolique, est l’un des personnages les plus sombres, les plus négatifs jamais filmés par Ozu. Il incarne littéralement, et de manière très puissante, la part d’ombre du Japon vaincu, la violence destructrice et autodestructrice qui, parmi les autres forces que représentent les autres personnages, hante le pays. Sa violence injuste envers son épouse s’exprime de multiples manières, d’une brutalité et d’une grossièreté rarissimes dans l’œuvre de ce cinéaste. Mais elle atteint un paroxysme, entièrement dans la manière d’Ozu, avec ce cadrage insensé où la femme, aimante, respectueuse, compatissante, se tient debout au milieu du plan dans lequel pénètre par le coin en bas à gauche un seul pied nu du mari qui l’insulte.

Plus encore que la scène où il la giflera brutalement, et à de multiples reprises, ce cadre est une manifestation plastique d’un exercice injuste, délirant, du seul pouvoir qui reste à un être détruit, celui de se venger sur celle qui se trouve à sa portée. Le personnage joué par l’excellent So Yamamura (qu’on retrouvera trois ans plus tard dans le film le plus célèbre du cinéaste, Voyage à Tokyo, mais aussi chez Mikio Naruse et Kenji Mizoguchi) polarise les énergies les plus négatives, jusqu’à l’issue fatale qu’il semble n’avoir cessé de chercher. 

Et ce n’est pas tout. Les Sœurs Munakata se termine sur un véritable coup de théâtre, d’autant plus remarquable qu’il se fait à bas bruit : rien moins que l’affirmation, par celle qui semblait la plus soumise aux codes dominants, de sa liberté. Cette liberté s’exerce par rapport à la société, mais elle s’exerce aussi par rapport aux codes de la fiction, c’est-à-dire aux scénarios conçus par celle qui ne voulait que son bien, tout en niant ses propres sentiments. La cadette avait décidé pour l’aînée ce qui devait convenir à celle-ci, décision conforme à ce que les spectateurs du film étaient eux aussi supposés souhaiter puisque conforme au stéréotype de la romance ressassée par tant de films, de livres et de fictions de toute sorte. Le choix de Setsuko sera l’affirmation d’un choix personnel, d’une liberté face aux schémas narratifs formatés. Ce choix, formulé avec douceur est un coup de théâtre à bas bruit, est ce geste radical de liberté mais sans effet démonstratif qui est bien un condensé du grand art d’Ozu. 

NDA : Ce texte est une version remaniée d’un chapitre de Treize Ozu, qui vient d’être réédité par les éditions des Cahiers du cinéma.


Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

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