Littérature

Le nouveau monde – sur Que notre joie demeure de Kevin Lambert

Critique

Une « starchitect » progressiste devient, à cause d’un article sanglant dans le New Yorker et à l’âge de soixante-dix ans, le symbole de la gentrification bobo-capitaliste. Pour son troisième roman, le jeune Québécois montre que l’enfer est pavé de bonne conscience et fait appel à une « sensitivity reader » pour dénicher cette dernière dans ses retranchements.

Que notre joie demeure, récent prix Médicis et Décembre, s’ouvre sur une très longue scène de soirée mondaine : 22,4 % du livre pour être précis.

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La première phrase chemine elle-même sur une page, décrivant un courant d’air qui, omniscience voyeuriste et rétroviseur à la fois sur un futur champ de ruines, nous faufile à travers des ascenseurs et corridors jusqu’à l’appartement où se déroule une fête, peuplée de « nouveaux adolescents qui, la cinquantaine avancée, boivent enlacés et complotent contre un monde qu’on aura tôt fait d’oublier en lisant le ton emporté d’un courriel écrit trop tard ».

On pense à Proust et à ses soirées au scalpel mais il faut attendre tout de même la page 209 pour que l’héroïne, Céline Wachowski (oui, comme les sœurs réalisatrices des Matrix) se mette à lire sérieusement La Recherche, après avoir plusieurs fois buté sur le début de Du côté de chez Swann : « Céline refuse que Proust puisse ne pas être son personnage, qu’il ait pu inventer quoi que ce soit, tout lui paraît trop vrai, elle a la sensation non pas de lire, mais de vivre ce qu’il raconte, peut-être de revivre, il lui semble qu’elle est le sujet de l’ouvrage, les souvenirs se mêlent aux siens et coulent au-dehors, teintent son quotidien ».

On se demande pourquoi le livre de Lambert est si bon. Il paraît que c’est contre les ultra-riches et sur la chute d’une « starchitect » progressiste qui devient, à cause d’un article sanglant dans le New Yorker, le symbole de la gentrification bobo-capitaliste. De là suit une chute spectaculaire où la psychologie des foules haineuses se conjugue au nombrilisme de Céline, car il s’agit de dénoncer son inconscience et pas de s’apitoyer, tout de même. Le livre est composé en quatre temps bien définis : la narration plus conventionnelle des malheurs de Céline en dix stations est encadrée par deux récits de soirées d’anniversaire-maelströms, dont la seconde s’achève sur une résurrection-résilience-implosion en une vingtaine de pages (« Ils sont nombreux dans les mois qui suivent à voir leur étoile pâlir en pleine lumière, les astres s’affaisser dans la poussière. »)

Comme pour une autre fiction québécoise qui a fait moins parler d’elle en cette rentrée (La version qui n’intéresse personne d’Emmanuelle Pierrot au Quartanier), on a l’impression d’un autre monde, d’un autre air vital respiré par les auteur·es, que celui des romans français contemporains. Pourtant les personnages (bourgeois ici) sont à peu près les mêmes, ça se passe dans une grande ville (Montréal plutôt que Paris). Peut-être est-ce parce que Que notre joie demeure n’a pas l’air d’avoir été écrit dans le chaudron d’une famille implantée depuis un siècle dans les cercles du pouvoir, contrairement à la plupart des textes produits chez nous ? Privilège de l’Amérique du Nord, sans doute où, même riche, on a le capital culturel un peu moins discriminant.

Pour la promo de son second roman, Querelle de Roberval, sous-titré « Fiction syndicale » et paru sous le titre Querelle en France, Kevin Lambert, 31 ans, donnait à La Presse une photo de lui en short et claquettes plus quelques autres d’enfance, curieusement privées : ce qu’on imagine mal dans nos coteries médiatico-littéraires. Et à propos de ses emprunts à Jean Genet, il déclarait : « Je suis contre le plagiat et pour la piraterie ». On dirait que Lambert écrit par joie et non parce que le taf serait conforme à sa classe sociale (le premier enfant fait industriel ou banquier, le second polytechnique et le troisième, artiste).

Peut-être Amalia, femme de ménage spécialiste de Bruegel et titulaire d’une « maîtrise avortée », qui apparaît page 329, est-elle un peu sa sœur abandonnée (Lambert est quant à lui docteur en création littéraire). Hypothèse proustienne du Temps retrouvé : « J’avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens. » De ce point de vue, Lambert réussit une sorte de roman prolétaire.

Lambert parvient brillamment à rendre dans son roman l’ambiance d’un shitstorm indébrouillable.

Pour cela, il plonge dans la psyché de ses personnages avec délectation, tout en plantant des décors d’actualité pince-sans rire (« Depuis quelques mois des gens toussaient, puis mouraient de cette toux ; […] Les arbres craquaient de siccité, puis tombaient sur les passants. ») voire selon un métatexte dont on ne sait si l’on doit l’attribuer à l’auteur ou à son héroïne désabusée, du genre « La nuit n’était plus toute jeune, pourtant le ciel était clair » ou encore « Dehors, la pluie tombe avec style. » Mais c’est sans doute parce que Céline Wachowski, c’est lui, comme Mme Bovary était Flaubert. Et c’est tellement réussi qu’en lisant le livre, on finit par se sentir coupable, comme si l’on était soi-même milliardaire.

Lambert l’a précisé dans la gazette de son éditeur français, le Nouvel Attila : il avait « l’intention d’écrire sur “les larmes vraies des dominants qui perdent du terrain et voient leur monde s’effondrer” ». Et pour cela, surtout pas de forme didactique : « J’ai travaillé à développer des supports identificatoires dans la classe sociale détestable que je mets en scène. Des personnages que j’arriverais à aimer et dans lesquels je pourrais reconnaître certains de mes travers. J’ai dès lors pu travailler avec cet autre nœud ; on aime, on admire parfois des gens qui mettent à l’épreuve nos valeurs et nos convictions. J’ai fini par développer une forme d’”empathie critique” (Camille Toffoli) envers mon personnage principal ».

Et de fait, Céline Wachowski ni nombre d’autres personnages fortunés ne sont apparemment ici, comme ils le seraient en France, des héritiers. C’est pire : ce sont des classes pauvres ou moyennes qui ont trahi, assassiné leur humilité d’enfance en croyant à la modernité occidentale, au progrès technico-social et ont voulu « faire » quelque chose, jusqu’à animer une émission sur Netflix – dans le cas de l’héroïne – consacrée à « l’architecture éthique ».

Circonstance aggravante, Wachowski est nourrie de Lukács, Derrida et Foucault mais la prolétaire en elle a, en quelque sorte, tellement lutté contre le sexisme et l’argent qu’elle a fini par se retrouve du côté du pouvoir et de l’hégémonie : « Elle a livré son humble contribution à l’amélioration du monde, elle a tout fait pour rendre la société un peu meilleure, et on la tasse sur des allégations mensongères, on la punit pour son succès en l’arrachant de la direction d’une entreprise qu’elle a elle-même fondée et dans laquelle elle a placé tous ses espoirs, toute son énergie. » Bref, critiquée pour être « une femme d’affaire vendue » à la solde du grand capital, « Céline trouvait qu’il était difficile de se défendre d’accusations qu’elle avait parfois du mal à saisir » et ce d’autant qu’elle se vit de gauche.

« La haine qu’elle a lue sur les réseaux sociaux et dans sa boîte de courriels n’a d’égale que cette détestation qu’elle entretient envers elle-même, cette certitude anxieuse, antérieure aux origines et plus vraie que toutes les expériences vécues, d’être une femme dont on n’aura pas voulu ».

Nourrie par la propre culpabilité et l’anxiété de Kevin Lambert, Céline Wachowski n’est ni méprisable ni ridicule, ce qui rend le roman finalement assez déprimant, puisque chacun·e peut se reconnaître en elle (on parle des lecteur·ices de gauche), d’autant qu’aux griefs légitimes du peuple exproprié pour faire place à ses constructions soi-disant « éthiques » viennent ici se mêler des accusations bien plus puantes : « elle était une étrangère qui ne connaît pas les Québécois » et son directeur artistique, Pierre-Moïse (fils de chirurgien, pour sa part), gay et d’origine haïtienne, embarqué dans la chute de sa patronne, subit le racisme et l’homophobie des médias qui l’évoquent avec « des paraphrases inconcevables, scandaleuses ».

Bref, Lambert parvient brillamment à rendre dans son roman l’ambiance d’un shitstorm indébrouillable : « je l’appelais en blague “mon roman de droite” » s’amuse l’auteur, « et j’avais l’intention que le point de vue narratif lui-même, dans sa description de la réalité, embrasse par moments l’idéologie des personnages qu’il met en scène. » Un bon coup d’indirect libre et ça passe.

A ce titre, la querelle autour du rôle des « sensitivity readers » qui a agité la sortie de Que notre joie demeure en France n’est pas sans rapport avec le sujet du roman. Au contraire. On se rappelle que le Nouvel Attila avait publié dans un post Instagram telle déclaration de l’auteur : « Chloé [Savoie-Bernard] s’est assurée que je ne dise pas trop de bêtises, que je ne tombe pas dans certains pièges de la représentation des personnes noires par des auteur·es blanc·hes. […] La lecture sensible, contrairement à ce qu’en disent les réactionnaires, n’est pas une censure. »

Aussitôt plusieurs écrivains de gauche (Nicolas Mathieu ici et ) voire se disant venus de l’extrême gauche (Hervé Le Tellier dans Le Figaro et La Tribune) ont fait remarquer que l’opposition « lecteur sensible »/« réactionnaire » était réductrice (Mathieu) ou qu’« il ne faut pas qu’un artiste se censure » et qu’« on ne peut pas écrire un livre sans choquer » (Le Tellier dans le Figaro). Or, cette analyse est précisément celle de Wachowski : « au Québec, pensait Céline, c’est la quête d’un consensus fantasmatique et inatteignable que l’on poursuit toujours en tuant l’art dans l’œuf, en choisissant le projet le moins coûteux, le plus cheap, combien de talents d’artistes, et particulièrement de femmes artistes, ont été gâchés par la bêtise d’un comptable élu dans quelque circonscription barbare qui refuse de mettre la main à la poche ».

En croyant vaincre la bourgeoisie au nom de l’art, c’est en réalité une multitude de gens démunis que notre héroïne progressiste achève de détrousser et minoriser. Bref, il lui aurait fallu un·e bon·ne sensitivity reader.

Kevin Lambert, Que notre joie demeure, Paris, Le Nouvel Attila, août 2023


Éric Loret

Critique, Journaliste