Cinéma

Êtres persans – sur Chroniques de Téhéran d’Ali Asgari et Alireza Khatami

Journaliste

Dans leur film, Ali Asgari et Alireza Khatami font le portrait d’une société iranienne sous le contrôle des mollahs à travers leurs neuf Chroniques de la vie quotidienne. Alors que les récentes élections marquées par une abstention record ont renforcé la présence des conservateurs au pouvoir, les deux réalisateurs iraniens choisissent l’absurde comme biais de dénonciation du khomeynisme.

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«Nous savions que le temps de raconter une histoire autour du feu était révolu. Il était maintenant temps de raconter une histoire venant directement du feu. » La formule est belle, elle est d’Alireza Khatami, l’un des deux auteurs de Chroniques de Téhéran. Le « feu », c’est l’immonde régime des mollahs qui gouverne l’Iran depuis 1979 (et qui fut soutenu à l’époque par Jean-Paul Sartre et Michel Foucault, sommités intellectuelles perdant soudainement toute clairvoyance), un système politique fait de religiosité médiévale, de corruption, de prédation, de puritanisme exacerbé, de patriarcat XXXXXL, d’intolérance, de brutalité, d’assassinats et d’absurdité.

Aujourd’hui, les ayatollahs répriment leur peuple, cadenassent les oppositions, battent des records de pendaisons politiques (plus de 600 en 2023). Et on ne parle même pas de leur activisme toxique à l’extérieur de leurs frontières, sujet qui n’entre pas dans le périmètre de ce film.

Avec beaucoup d’intelligence et de finesse, Ali Asgari et Alireza Khatami n’attaquent pas frontalement le régime, mais le déboulonnent de biais. Chroniques de Téhéran n’est pas un film-tract enflammé, même s’il vient du feu, mais une subtile comédie noire. Ici, pas de dénonciation des pendaisons, des emprisonnements arbitraires ou des violences policières mais un sourire grinçant sur la façon dont le khomeynisme corrode toutes les strates du quotidien. Parmi toutes les tares du régime et de sa doxa, les deux réalisateurs ont choisi de brocarder l’absurdité. Chroniques de Téhéran se situe plus du côté de Kafka, de Kundera ou de Kiarostami que de Rosa Luxembourg ou d’Alexei Navalny.

Le dispositif d’Asgari et Khatami a la simplicité de l’évidence : neuf saynètes, neuf plans-séquences fixes qui cadrent un citoyen ou une citoyenne ordinaire faisant face à un représentant du pouvoir placé hors champ (à côté ou juste derrière la caméra). Ce dernier (ou dernière), petit rouage anonyme de la machine totalitaire, n’est donc présent à l’écran que par sa voix. Premier exemple, un jeune père qui vient d’avoir un fils dialogue avec un fonctionnaire de l’état-civil, dans ce que l’on suppose être le guichet d’une mairie : «- Bonjour, je viens faire enregistrer le prénom de mon fils nouveau né : David. – Euh, pourquoi l’avez-vous appelé David ? – Parce que ma femme et moi aimons ce prénom. – Il faudra le changer. David est un prénom interdit. – Hein ? Mais pourquoi ? – Parce qu’il provient d’une culture étrangère. – Ah bon ? Mais nous aimons ce prénom et ne voulons pas le changer. – Désolé, il faudra le changer. » Et ainsi de suite. L’échange se terminera sans que l’on sache qui a eu gain de cause.

Le même genre de scène se reproduira ensuite avec une fillette en jeans-baskets qui danse au son d’une chanson pop et à qui sa mère fait essayer une abaya ; avec une lycéenne convoquée chez la surgé parce qu’elle a été vue tenant la main d’un garçon ; avec une jeune femme interrogée dans un commissariat qui doit expliquer pourquoi elle ne portait pas son voile au volant de sa voiture ; avec un homme qui doit justifier l’obtention de son permis de conduire en expliquant pourquoi il est couvert de tatouages ; avec une jeune femme qui passe un entretien d’embauche avec un patron insinuant qu’il faudra coucher pour obtenir le job ; avec un réalisateur qui passe en commission et qui doit couper tous les passages romantiques de son scénario intimiste jusqu’à ce qu’il ne reste plus que 3 pages…

L’effet à la fois comique et sombre de ces dialogues quasi-socratiques qui virent à l’absurde est renforcé par l’usage du plan-séquence qui enregistre ces échanges en un seul souffle, ce qui en décuple l’intensité.

Outre l’absurdité des interrogatoires que subissent ces hommes et ces femmes, les réalisateurs pointent l’intrusion permanente de l’idéologie religieuse du régime dans tous les recoins de la vie privée. Chroniques de Téhéran invite ainsi à réfléchir sur ce que devient une société quand la vie intime n’y existe plus parce qu’une idéologie ultradominante se mêle des moindres espaces et zones privées pour tout contrôler, notamment les corps, les réflexes, les pulsions, les affects.

L’Iran est l’un des exemples parfaits d’un pouvoir qui semble n’exister que pour « surveiller et punir », pour citer l’admirateur de Khomeyni, Michel Foucault. Une telle société, où tout le monde surveille tout le monde, où chacun peut être dénoncé à chaque instant pour une mèche mal cachée ou un mot qui déplait au pouvoir (c’est ici l’Iran, cela pourrait être la Russie, la Chine ou la Corée du Nord), c’est tout simplement insupportable, étouffant, invivable. Et c’est pour cela qu’il ne faut jamais oublier que nos démocraties que nous critiquons tout le temps, parfois férocement, sont tellement précieuses.

La classe d’Asgari et Khatami consiste à pourfendre l’enfer iranien par le biais de l’ironie, avec une simplicité, une force tranquille, une puissance de suggestion et une limpidité qui suscitent l’admiration. Leur geste de cinéastes laisse aussi une grande liberté au spectateur, soit exactement le contraire de ce que fait quotidiennement le régime qu’ils dénoncent.

Chroniques de Téhéran, d’Ali Asgari et Alireza Khatami, sortie le 13 mars 2024


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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