Un vertigineux continent « logique » – sur Chantal Akerman, Œuvre écrite et parlée
« J’ai vu que le lit était plein de sang ». Une phrase, une ligne. On ne sait pas qui dit « je », mais c’est une femme, une jeune femme. Les mots sont simples, ce qu’ils expriment est infiniment complexe, dangereux, obscur. Le sang de qui ? De celle qui écrit ? De celui ou celle dont elle a évoqué auparavant l’absence, après une séparation dont il est incertain si elle est temporaire ou définitive ? Le sang d’une blessure, d’un meurtre, d’un suicide ? D’une coupure anodine ? Le sang des règles ?

« Plein de sang », manière de dire qu’il y a une tache de sang ou véritablement plein, inondé. Liquide ou sec. Gore ou mélancolique. C’est sans fin, il peut être question d’un crime, d’un incident quotidien, de la trace d’une lutte ou d’un acte brutal, de l’hypothèse – espérée ou non – d’un enfantement.
« J’ai vu que le lit était plein de sang ». La phrase ne raccorde pas vraiment avec le reste du court texte dont il est extrait, intitulé La Chambre, à peine trois pages, et qui raconte les actes désordonnés de la narratrice après une rupture, dans les rues et le métro à New York et dans l’appartement où elle habite. Ce texte a existé sous trois formes différentes, écrites et enregistrées, sans avoir atteint la place à laquelle il était destiné, la bande son d’un court métrage. Le court métrage aussi s’intitule La Chambre, c’est la deuxième réalisation de Chantal Akerman, en 1972. Dans le film, plan-séquence de dix minutes, il y a une chambre qui semble à New York, il y a Chantal Akerman dans un lit, il n’y a pas de sang, du moins pas qu’on puisse voir. Le plus important était peut-être « J’ai vu ».
Voilà, c’est tout au début de Chantal Akerman, Œuvre écrite et parlée. Une ligne seulement, à la douzième des mille trois cent quatre-vingt-six pages que comporte cette émerveillante proposition composée par les éditions L’Arachnéen et par Cyril Béghin, grand connaisseur de l’œuvre de la cinéaste belge à propos de laquelle il a déjà souvent publié. Il s’agit, en deux tom