Écologie

Inégalités et environnement : recomposer les mondes

Philosophe, Socio-anthropologue

Les politiques environnementales révèlent au grand jour l’aporie de l’approche égalitaire de la situation. Promouvoir également la justice sociale pour favoriser une approche équitable entre tous, voilà ce qui doit constituer la nouvelle gouvernance mondiale. Pour laisser la parole aux plus concernés par le changement climatique et établir des objectifs de planification multiscalaires. Synthèse des problématiques.

L’évolution des sociétés contemporaines à toutes les échelles ne cesse d’interroger, d’interpeller et d’inquiéter, sans que l’on sache exactement quel sens lui donner, avec un sentiment grandissant de fragmentation, de délitement, de perte de repères, de disruption et de régression.

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De multiples éléments ces dernières années donnent force à cette représentation : le surgissement de conflits de haute intensité sur fond de tensions géopolitiques croissantes et de chantage énergétique avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, membre permanent du conseil de sécurité, engagée dans une brutale dérive anti-occidentale, impérialiste et autoritaire, ou le conflit israélo-palestinien, nourri d’extrémismes de part et d’autre ; antérieurement, la guerre en Syrie à la suite de la répression des printemps arabes et de la montée du djihadisme après l’invasion de l’Irak par les États-Unis ; la nouvelle mainmise des Talibans sur l’Afghanistan après le retrait américain ; mais aussi la pandémie de Covid avec ses millions de victimes au Nord comme au Sud ; la montée des populismes et des nationalismes dans nombre de pays avec leurs corollaires, au premier rang desquels le Brexit en Europe, les radicalisations idéologiques aux États-Unis ou au Brésil et les menaces qu’elles font peser sur la démocratie, indissociables du regain des frustrations, des inégalités, des tensions et de la violence au sein des sociétés, pour ne citer que quelques exemples.

En même temps que l’on assiste, sur un plan apparemment différent, à une progression considérable des préoccupations environnementales avec l’amplification du réchauffement du climat reconnu comme une menace croissante objet d’une lente mobilisation d’un certain nombre d’États et de sociétés, figure de proue d’une dégradation environnementale sans précédent, érosion massive de la biodiversité, pollution de l’air à l’origine de 6,7 millions de décès annuels, pollution de l’eau, diffusion des pesticides, des PFAS (substances per- et polyfluoroalkylées), des micro-plastiques, destruction des sols agricoles, ponction des ressources fossiles et minières, etc. Et ce à un moment où l’humanité semble disposer[1] de moyens à la fois économiques, technologiques, scientifiques, communicationnels et politiques sans précédent, mais où elle est aussi confrontée à une crise de gouvernance sans équivalent. Comment lire cette multiplication massive des tensions et la déshérence qui semble l’accompagner dans un contexte de mieux-être inégalé, sans ignorer les questions massives que soulèvent les disparités de sa répartition ?

Ce que l’on entend par crise environnementale semble offrir une grille de lecture pour appréhender ce champ problématique. La modernité s’est affirmée sur la base d’un encadrement conceptuel et socio-politique que l’explosion des savoirs et des outils qui se sont développés depuis les années 1950 permet de percevoir de façon croissante comme inapproprié aux enjeux contemporains. Les évolutions techno-économiques et la croissance démographique massive qui les ont accompagnées, le numérique et l’explosion des échanges communicationnels et sociaux y ont une part importante, mais c’est sans doute le champ de l’environnement au sens large qui a porté les avancées les plus significatives, non sans menaces ni remises en question. Celles-ci sont pour une part un effet des déséquilibres à l’origine de et amplifiés par ces développements mais aussi les produits des évolutions cognitives et instrumentales considérables dans une multitude de domaines des sciences de la terre et de la vie ou des sciences sociales, de l’éthologie à la climatologie, à la santé, à l’agronomie ou aux neurosciences. Renouvelant l’appréhension du monde à toutes les échelles, ce qui a tendu d’une certaine façon à invisibiliser leur contenu, elles ont permis de faire l’épreuve du lien existentiel qui associe intrinsèquement l’humanité au devenir terrestre, ce que, de façon imparfaite, le terme d’anthropocène a tenté de donner à appréhender[2].

Les principes sur lesquels s’est appuyé l’Occident où s’est d’abord amorcé ce passage à la modernité sont ceux hérités des Lumières, non sans rappeler l’hétérogénéité de leurs ancrages originels, Italie, Angleterre, Pays-Bas, Écosse, Allemagne, France ou États-Unis pour ne citer que les principaux. On peut qualifier ces principes d’assimilatifs, avec comme vecteur premier la rationalité nourrie du renouveau expérimental, dans la constitution d’un monde analytiquement décomposable à l’infini et ainsi accessible et appropriable à la fois par l’esprit mais aussi par la pratique humaine, potentiellement livré à une domination anthropique et sociale initiée en Europe et imposée ensuite par celle-ci au reste du monde. Mais cette dynamique possède aussi son autre, qui est précisément l’environnement, ce champ d’inconnu auquel elle n’a cessé d’être confrontée de multiples façons et qui, au fur et à mesure que ses capacités s’affirmaient et transformaient l’univers collectif, a pris consistance et réalité dans une double valence : à la fois sous l’angle des menaces et des risques pour une part liés à l’extension des activités humaines induite par ces transformations, mais aussi dans une reconnaissance et une familiarisation croissantes avec l’ensemble du vivant, dont l’œuvre de Darwin a offert la première appréhension extensive dans sa compréhension de la filiation des espèces dans la succession des générations à travers les hasards et les incertitudes au fil desquels s’élabore leur évolution, dans l’abandon de tout finalisme ou ordre préexistant, à l’origine d’une révolution épistémologique majeure.

Le changement climatique manifeste, à une échelle sans précédent, le lien qui associe l’humanité à l’ensemble de la bio géosphère non pas seulement selon un registre cognitif distant et éthéré mais de fait matériel et concret : l’accumulation dans l’atmosphère des émissions anthropiques de gaz à effet et de serre altère de façon potentiellement considérable certains des échanges énergétiques fondamentaux qui permettent et régulent la vie sur terre. Cette compréhension générale, reposant sur l’appréhension du lien entre vécu individuel, pratique collective et expérience historique, recouvre cependant de profondes disparités en termes de vulnérabilités et de ressources entre pays développés et moins avancés, sans réponse à la hauteur de l’enjeu pour le moment. Elle se double de ce dont l’humanité a commencé et est appelée de façon croissante à faire l’épreuve, les conséquences concrètes locales et régionales de ces transformations comme autant de désordres environnementaux : phénomènes de toutes natures qui, par-delà les fluctuations naturelles du climat, marquent autant de ruptures avec les fonctionnements passés, et dont on a vu se multiplier ces dernières années à toutes les échelles les occurrences sous de multiples formes avec leurs menaces sur les populations : tempêtes et submersions, cyclones et tornades, inondations, canicules et sécheresses, incendies, fonte accélérée des neiges et des glaces, etc. Elles se traduisent aussi par des réalités moins extrêmes et dangereuses, néanmoins susceptibles d’affecter de façon massive les comportements et les modes de vie comme la hausse généralisée des températures, le décalage des précipitations, la rupture des rythmes saisonniers, avec leurs implications sur l’ensemble du monde vivant en termes d’écosystème, d’agriculture, d’alimentation, de santé, etc…

Une des avancées majeures de la modernité a été, dès le XVIIIe siècle, à travers la maitrise de quelques-uns des aléas fondamentaux de l’environnement avec le développement de l’agriculture, de la santé et de l’industrie, la promotion d’un regard renouvelé sur les dynamiques humaines et leurs spécificités collectives, démographie, politique, économie et social. Cette focalisation de l’attention sur l’interhumain s’est accompagnée de l’élargissement des préoccupations environnementales à une nouvelle perception, sensible et morale, du monde naturel. Mais elle s’est aussi faite, dès la fin du XVIIIe siècle et l’amorce d’un développement économique et industriel prolongeant l’économie marchande pour une part esclavagiste antérieure, au prix d’une dégradation des conditions d’existence des populations pauvres dans un contexte d’injustice et de violence sociales considérables, également point de départ des atteintes environnementales massives (émissions polluantes, gaz à effet de serre, etc.) à l’origine des problématiques environnementales auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés.

La tradition et l’histoire française sont davantage marquées par le développement d’un paradigme social et politique qui prend un relief particulièrement net avec Rousseau. Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes fait ressortir combien les notions d’égalité et d’inégalités procèdent, au dire même de Rousseau, d’une fable mythique, d’une expérience de pensée[3] visant à fonder en raison le droit naturel et avec lui un projet politique, multipliant paradoxes et apories. Le caractère fictionnel de ces principes philosophiques et juridiques au fondement de la trame idéelle nationale, ferment de la Révolution et socle de l’éthos républicain, saute aux yeux. Après des avancées considérables, ceux-ci ont cependant perdu ces quarante dernières années une part de leur pertinence et de leur attrait au vu des écarts de plus en plus grands entre couches moyennes fragilisées et couches hyper-favorisées, riches et ultra-riches, en France et dans de nombreux pays, dans le sillage de la globalisation. Face au déficit croissant du paradigme égalitaire, on assiste au recul de la mobilisation en faveur de l’égalité au profit d’un mouvement vers la reconnaissance, la considération et le refus de n’exister que dans l’artifice d’une bulle socio-économique et marchande où l’individualité est à la fois exacerbée et ignorée, qui fait aussi le lit des populismes.

Les changements environnementaux posent la question de notre capacité à nous émanciper d’héritages cognitifs et culturels, et d’élaborer de nouvelles manières de penser et d’agir.

Par-delà les déficits indiqués précédemment, et sans ignorer son ancrage premier dans le sentiment et l’aspiration à la justice, la notion d’égalité demande cependant à être interrogée. Comme l’a développé Amartya Sen[4], elle pose question dans la difficulté à en préciser les termes, dans son caractère très général et potentiellement contradictoire, réducteur sur le plan individuel face à la diversité humaine, auquel celui-ci a tenté d’apporter une réponse à travers la notion plus pragmatique de capabilité. On peut souligner le soin apporté par Thomas Piketty[5] dans l’analyse quantitative extensive sur le long terme des inégalités qu’il a développée dans la suite des travaux d’Anthony Atkinson[6] et de Branko Milanovic[7], à ne pas figer les catégories et à pluraliser les indicateurs en référence aux multiples aspects impliqués à investiguer. En rappelant combien, par-delà cet effort considérable de quantification et de visibilisation, de multiples aspects échappent au calcul aussi sophistiqué soit-il et restent éminemment sensibles en termes de reconnaissance[8] et de justice, qu’il s’agisse d’ethnicité, de genre, de domination, voire de subjectivité, dont on mesure le poids en termes de représentations et de dynamiques sociales, instrumentalisées à bon compte par de multiples acteurs.

Dans cette perspective, les problématiques socio-environnementales en France, en dépit de leur affichage environnemental, peuvent sans doute aussi être lues comme présentant ambiguïté et difficulté, à la fois dans une relative mise au second plan de l’environnement au profit du social au sens large d’ordre collectif, soumis au poids de l’économique, mais aussi de méconnaissance à échelle fine du social dans leur focalisation sur un champ environnemental perçu et affiché comme extérieur et surplombant. Les politiques dites environnementales sont en effet construites à partir des présupposés dominants reposant sur des cadres discursifs, conceptuels et socio-institutionnels préconstitués et normatifs au fondement du socio-politique régissant l’ordre humain via un nexus associant technique, marché, loi et norme, méconnaissant la complexité processuelle des dynamiques multidimensionnelles propres à l’environnement en relation au vivant.

Les problématiques socio-environnementales se caractérisent par la présence simultanée et indifférenciée d’enjeux hétérogènes, psychologiques, sociaux, économiques et environnementaux avec des capacités le plus souvent limitées à appréhender les modalités de leur prise en considération respectives. Celles-ci ont été initialement mises en place dans des perspectives d’encadrement social contraignant en termes d’accès ou de gestion, ou esthétique autour de références paysagères ou patrimoniales, c’est-à-dire au nom d’un impératif dominant non dénué de contradictions, sans ignorer l’évolution par la suite vers un meilleur ajustement à une prise en considération des dynamiques écologiques et interspécifiques, non sans reconnaître les retards et les échecs des politiques en matière de biodiversité. Mais cela s’est aussi manifesté plus récemment, entre autres avec la hausse des taxes sur les carburants à l’origine de la crise des « gilets jaunes », ou sur le long terme dans le domaine de la qualité de l’air, dans la lente reconnaissance de la relation entre santé et environnement, d’abord circonscrite par la prévalence d’une approche technique, non sans lien avec le poids institutionnel des enjeux techno-économiques.

Dans sa dynamique relationnelle et transactionnelle multiscalaire, l’environnement prend, avec la crise climatique et ses conséquences biophysiques, économiques et sociales ou, sur un mode différent, avec l’érosion de la biodiversité, plus difficilement quantifiable, une résonance massive à la mesure de sa capacité à bouleverser les repères, interrogeant précisément les avancées qui ont permis aux principes qui ont fondé la modernité de s’installer. En même temps, il ouvre à de nouvelles appréhensions et reconnaissances du rôle et du jeu de l’ensemble des formes vivantes et non vivantes, reconfigurant la perception et l’appréhension du monde. Dans ce champ en plein bouleversement, ce qui reste moteur, plutôt que l’égalité, anthropocentrée et quantitative, ce sont les notions de reconnaissance et de justice dans une perspective de prise en considération étendue de la diversité des situations, des êtres et des conditions, développée par Amartya Sen[9], indépendamment de toute préemption, à travers une appréhension élargie de l’altérité, ce que Donna Haraway[10] nomme « significant otherness » par référence aux espèces compagnes. Une telle élaboration soulève cependant l’immense et difficile question du jeu des intérêts entre vivants humains et non humains tels qu’appréhendés à partir de logiques anthropiques, au fondement entre autres de l’amorce de conceptions visant à accorder des droits à la nature.

Dans ce contexte, les déficits et apories du paradigme égalitaire au fondement de la structuration sociale et du cadre républicain, prennent un relief particulier. Les politiques environnementales sont des révélateurs de ces déficits plus ou moins masqués qui constituent autant d’éléments de blocage dans la visibilité qu’elles donnent à ce qui peut apparaitre comme failles du contrat social, déjà empreint de défiance dans l’expérience de la distance entre principes et réalité, non sans lien avec les difficultés de la société française à évoluer et à se transformer. Maîtriser le changement climatique, c’est à la fois prendre toute la mesure des aléas et des incertitudes propres à la dérive du climat, investiguer les causes structurelles et les déséquilibres massifs, technologiques, économiques et sociaux qui en sont à l’origine et donner sens à la fragilisation à toutes les échelles des populations, en particulier les moins favorisées, indissociables des activités et de la consommation des plus riches qui sont aussi les plus gros émetteurs de gaz à effet de serre. Cela conduit à repenser les relations entre environnement et inégalités sociales non plus en en opposant les registres, mais en les conjuguant, en les élargissant vers la notion de justice, considérant que les termes mêmes de leur définition sont à concevoir comme le produit de transactions entre les individus, les groupements sociaux et le monde physique et vivant au sein duquel ils interagissent, en se gardant de toute généralisation abusive mais dans une exigence particulière d’attention au détail des situations. De ces transactions résultent des modes d’agencements entre individus d’un tout autre ordre que les classements sociaux et hiérarchiques liés aux positions statutaires ou de classe, mais attentifs aux vulnérabilités et aux capacités relatives des uns et des autres. On mesure toute la difficulté de ce type de développement et combien la seule notion d’inégalité répond mal à la complexité sous-jacente que seule peut porter l’idée de justice dans sa dynamique performative et opératoire.

L’une des questions majeures à laquelle nous confrontent les transformations induites par les changements environnementaux à grande échelle est celle de notre capacité à nous émanciper d’héritages cognitifs et culturels, d’habitudes et de conformismes rigides et d’élaborer de nouvelles manières de penser et d’agir. L’ampleur des évènements auxquels nous sommes confrontés manifeste la faille entre perceptions trop restreintes et action face à des situations entièrement nouvelles. Changer nos habitudes n’est pas une mince affaire tant ces dernières paraissent fondées dans l’appui rationnel qu’elles apportent à l’agir. Changer suppose de nouvelles méthodes d’investigation fondées sur l’expérience, l’enquête collective, élargie à la diversité et la pluralité des entités en jeu, à la relation sensible aux milieux et au vivant, ne visant plus seulement l’acquisition de connaissances surplombantes et ce parallèlement à une pensée formalisée de l’exercice des droits humains et de justice face aux menaces, installant la confiance. Changer appelle de fait un vaste jeu de mobilisation et d’interactions entre acteurs, qui crée les conditions d’un apprentissage collectif avec une dimension nécessairement personnalisée favorisant tant ce dernier que le transfert d’expérience, s’apparentant bien davantage à ce que l’on entend par recherche, en tant que dynamique expérimentale, que par éducation. Le cas de l’érosion et des submersions liées à la hausse infra-perceptible mais constante du niveau de la mer et des aléas des régimes météorologiques est exemplaire tant les conséquences sont multiples, singulières et propres à chaque localisation, faisant obstacle à toute généralisation, standardisation et caractérisation de leur incidence sociale, quel que soit par ailleurs le défaut de capacité lié au manque de préparation et d’anticipation à leur propos. Les conséquences en termes d’inégalités ne peuvent être traitées selon la grille classique et supposent d’autres appréhensions, variables selon les univers sociaux, biologiques et géographiques impactés. En situation de crise, face aux échecs de nombre d’outils mobilisés, les acteurs sur le terrain font l’expérience de leur inefficacité et dans le même temps expérimentent d’autres manières de faire, prenant conscience d’une rupture d’intelligibilité et de la difficulté à établir des liens entre environnement et social alors que le maillage entre les deux champs s’impose avec une évidence croissante, sans en méconnaitre la difficulté.

On ne peut ignorer les héritages matériels (infrastructures, systèmes techniques) dont l’exposition aux menaces conduisent à évaluer la viabilité au regard des conditions des milieux et de leur possibilité d’évolution[11]. Cela soulève de délicates questions de justice sociale plutôt que d’égalité. Ainsi, il parait injuste de faire payer les conséquences de l’érosion côtière aux populations littorales sachant que les causes d’érosion ou de submersion ne sont pas simplement locales, mais liées à leur intrication avec l’échelle globale. Pourquoi en effet, à l’arrière des zones côtières, les agriculteurs en retrait devraient-ils financer le maintien des infrastructures de loisirs pour l’usage de résidents non permanents et partager de manière égalitaire les coûts générés par les conséquences des changements environnementaux ? Pourquoi les locaux devraient-ils subir les hausses du coût de l’immobilier occasionnées par la présence de résidents secondaires et entravant l’accès au logement des plus jeunes ? Par quels mécanismes de compensation différencier les responsabilités et prendre des mesures justes ? De même pourquoi les populations indiennes devraient-elles se priver de climatiseurs au nom de la réduction des émissions de GES alors que les responsabilités émanent des pays riches et qu’elles subissent les conséquences de leurs activités de production et de consommation ? Ne serait-il pas nécessaire bien que fort complexe de faire l’inventaire à échelle fine des attachements pour identifier ceux plausibles en termes de viabilité en fonction des dynamiques de transformation et de changement induites par les crises environnementales et sociales ? Approfondir la question des articulations entre échelles apparait une exigence majeure dans la mesure où face à des vulnérabilités locales, les réponses se situent à la fois à échelle locale mais aussi beaucoup plus large, dans un contexte de fortes particularisations.

Concernant l’eau et sa gestion, par exemple, ce sont les infrastructures existantes qui déterminent le système de distribution de l’eau et cela pour une durée indéterminée ou du moins considérée comme telle. Ce système qui avait sa pertinence dans un contexte de stabilité climatique demande, avec le réchauffement du climat et ses incidences, à être repensé d’un point de vue non seulement institutionnel mais aussi technique dans la perspective d’un partage renouvelé de la ressource. Le conflit autour des méga-bassines constitue une illustration des disparités liées aux modifications environnementales. Les tempêtes Lothar et Martin en 1999 avaient mis en évidence la vulnérabilité du réseau électrique français. Le poids des structures passées participe de l’inégale distribution des maux et des biens amplifiés par l’émergence de troubles nouveaux.

On voit le hiatus entre l’effort pour faire évoluer la PAC en direction d’une meilleure prise en considération des aspects environnementaux et le poids des exigences administratives, économiques, financières qui, au-delà du calcul économique, jouent un rôle majeur de régulateur social de partage des revenus au sein du monde agricole, aussi inégal soit-il. L’instrumentalisation de la PAC par certains syndicats agricoles dominés par les gros producteurs constitue, au nom du maintien des revenus et de l’égalité affichée, un obstacle aux tentatives de transformation du modèle et à une remise en cause des avantages des plus gros exploitants aux dépens des plus petits et de ceux qui se situent dans une autre trajectoire que celle dominante. En soulignant combien une telle logique obère la saisie de la diversité des composantes du système agricole, et combien cette préemption systémique est un obstacle à l’appréhension fine des situations, génératrice de crises, elles-mêmes restrictives quant aux options en matière de décisions et au renouvellement des possibles.

Face au caractère incertain, changeant, complexe et conflictuel des problèmes, il s’agit de rendre les choix et les décisions plus intelligents, souples et sensibles concernant des situations difficiles auxquelles nous sommes et serons de plus en plus confrontés dans le futur. Ce qui en retour pourrait conduire à la reconfiguration des intérêts et des désirs, à une réforme des valeurs dans l’abandon d’un imaginaire d’égalité a priori pour une recherche de plus d’équité et de justice à travers une cognition élargie et affinée des situations, des enjeux et des risques. L’histoire sur le long terme de la qualité de l’air est riche d’enseignements de ce point de vue, en faisant ressortir la temporalité et les conditions qui auront été nécessaires pour accéder à une pleine reconnaissance de sa dimension sanitaire et que s’amorce un tournant technologique déterminant avec l’abandon à terme du moteur thermique, sans s’extasier pour autant sur l’avenir de l’électrique ni ignorer les conditions délicates et multifactorielles du développement de cette nouvelle technologie et ses implications environnementales. D’une façon plus large, l’histoire est un outil et un instrument d’intelligibilité important, car elle peut précisément éclairer, comme l’indiquait Yuval Noah Harari dans un entretien récent, ou dans une autre perspective Angus Deaton[12], les conditions et la façon dont s’opèrent les changements.

Décider des modes de vie doit résulter d’un travail de collaboration réflexif au plus près des acteurs concernés.

Des mesures environnementales ont suscité, pour de bonnes ou de mauvaises raisons la colère de la population, de ceux qui se considéraient comme lésés ou sacrifiés par les politiques dites de transition écologique – bonnets rouges, gilets jaunes, mouvement « on marche sur la tête », etc. Ces mobilisations reflètent l’inadéquation d’élaborations conceptuelles et de mises en œuvre institutionnelles qui découpent les problèmes et fonctionnent en silo à partir de registres étroitement délimités et de compétences distinctes, antithétiques à la transversalité des problèmes environnementaux et à leur articulation au social. On les retrouve à tous les niveaux, au détriment d’une appréhension compréhensive, de long terme et intégrant les savoirs locaux. À chaque compétence sont associées prérogatives et pouvoir qui sont autant de facteurs de rivalités et d’incompréhension induisant la nécessité d’une hiérarchie qui elle-même, par l’exigence de contrôle, entraine l’enchevêtrement des rôles, résultant en sentiment de déresponsabilisation, de perte d’autonomie, d’impuissance et d’incapacité des acteurs. Ce type d’organisation, oblitérant mémoires et savoir-faire, inhibe l’action dans des situations qui appellent au contraire le renouveau des initiatives et la coopération. Comment restituer aux acteurs une capacité à intervenir face aux difficultés auxquelles ils sont confrontés ?

Le modèle d’une action rationnelle dirigée vers une fin se heurte aux aléas de situations et de conditions extrêmes, susceptibles de se traduire localement par la disruption des rapports sociaux et des régulations, voire des dispositifs de sécurité civile. Comme évoqué précédemment, cela peut amener, dans certains cas, à la nécessité d’évacuer des zones particulièrement exposées, notamment aux risques d’inondations, de submersion ou d’incendie. Décider des modes de vie ou de pratiques viables ou non viables doit résulter d’un travail de collaboration réflexif au plus près des acteurs concernés dans la recherche commune d’un cheminement cherchant à concilier intérêts anthropiques et dynamiques environnementales, sans en sous-estimer la difficulté. Une action publique top-down sans prise en considération détaillée des populations et d’une dimension opératoire englobante peut être vécue comme une discrimination et une injustice par les plus vulnérables comme l’a développé Kasia Paprocki à propos de la salinisation des zones littorales au Bangladesh : « Les perspectives et les priorités des personnes dont la vie est définie comme non viable devraient être privilégiées dans la manière d’interpréter la dynamique complexe des changements environnementaux et sociaux[13]. »

La problématique en matière de climat est, parallèlement à la réduction des émissions, celle de l’adaptation. On ne peut que constater le retard dans l’élaboration et l’implémentation des plans, leur inadéquation par rapport à la situation des habitants. On peut aussi s’interroger sur les conditions de leur élaboration, qui ne peut s’appuyer que sur des travaux de terrain prenant en compte l’ensemble des parties prenantes, des acteurs identifiés (agriculteurs, industriels, pêcheurs, etc.), les vulnérabilités et les risques particuliers auxquels chacun est exposé dans leurs disparités en fonction des activités, des localisations, des ressources[14]. Les mesures et réglementations le plus souvent formelles et prises sans considération des milieux affectés qui tous ont leurs propres caractères et identités ne peuvent qu’augmenter le désarroi. Comment l’égalité est-elle susceptible d’intervenir dans un champ collectif aussi aléatoire, pris dans les remous d’évènements contingents, répétitifs et le plus souvent non prévisibles ? Il y a là une question majeure quant à l’action collective en termes de protection, d’assurance, d’indemnisation, etc.[15]

La question des inégalités tend, tout particulièrement en France pour des raisons sociohistoriques, à gommer la multiplicité de ces aspects à différentes échelles au profit de généralités trompeuses. L’environnement bouleverse les équilibres, rebat les cartes et oblige à la reconnaissance de nouveaux enjeux dont la complexité appelle un renouveau cognitif et pratique, non sans échecs éventuels. L’environnement appelle à dépasser la notion politique de l’individu humain au centre du social, il demande de rétablir les liens avec ce qui a été mis de côté, le cortège des mondes qui font monde avec le monde humain (espèces, climat, écosystèmes…). Il diverge d’avec les épistémologies classiques du politique et du social en ce qu’il nécessite des cadres d’appréhension pragmatique et non binaire sans pour autant renoncer radicalement aux ancrages antérieurs au risque de perdre tout repère. Face à la nécessité croissante d’associer vies sociales et biologiques des espèces et de l’environnement, il importe d’inventer des formes de pensée qui vont au-delà des questions humaines sans pour autant mettre celles-ci au rebut et posent à un autre niveau les questions d’un partage plus juste entre les êtres. Les conflits concernant la justice et les injustices humaines, les inégalités et la domination ne disparaîtront pas. L’intensification capitalistique avec son double, l’exploitation, est mondiale et les écarts entre les riches et les autres couches de la société de plus en plus prégnants. Mais en même temps, une visée qui ne concernerait que la justice interhumaine doit être reconsidérée. Comme le relève Dipesh Chakrabarty, tel est l’un des dilemmes « auquel sont confrontés dans les humanités, les penseurs qui réfléchissent aux questions de la modernité : puisque les humanités et les sciences humaines nous offrent des perspectives pour débattre des problèmes de notre temps, peuvent-elles dépasser leur anthropocentrisme aussi profondément enraciné que vénérable et apprendre à regarder le monde humain de points de vue non humain ? » La socialité juste et parfaite telle que l’a imaginée la fiction égalitaire ne peut ignorer la présence incongrue d’autres agents qui viennent troubler un monde ajusté aux seuls intérêts humains. Une telle situation appelle d’autres approches, plus à même de considérer des problèmes imbriqués mais aussi plus sensibles aux détails et à la complexité, collaboratives et exploratoires, où l’ignorance a sa place au même titre que la connaissance, dans la prise en compte des multiples inconnus et incertitudes[16].

La situation contemporaine et ses évolutions à venir ne peuvent que reposer la question des formes collectives et politiques les plus adaptées à la complexification multiscalaire et organisationnelle à laquelle ne cessera de confronter l’évolution des problématiques environnementales dont il convient de souligner ce qui en constitue à la fois la multiplicité, l’hétérogénéité et l’unité, que porte le terme d’environnement. L’approche centralisatrice du modèle français apparaît d’autant moins pertinente pour faire face aux enjeux et aux menaces à venir pour se prémunir efficacement contre les risques qu’elle ne saura affronter l’inégalité, ajoutant la défiance à l’incertitude, renforçant tensions et clivages. Face à l’imaginaire d’un État omnipotent, qu’illustre à nouveau la notion de « planification écologique à la française », il apparait nécessaire d’évoluer vers une autonomie accrue des acteurs aux différentes échelles tout en renforçant la cohérence des initiatives et le transfert des connaissances d’autant plus nécessaire que celles-ci sont situées, ancrées dans les pratiques. La question de la gouvernance de ce processus éminemment complexe apparait cruciale.


[1] Steve Pinker, Le triomphe des Lumières. Pourquoi il faut défendre la raison, la science et l’humanisme, Les Arènes, 2018.

[2] Dipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, Gallimard, 2023.

[3] David Graeber, David Wengrow, Au commencement était… : Une nouvelle histoire de l’humanité, Les liens qui libèrent, 2023.

[4] Amartya Sen, Inequality reexamined, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1992.

[5] Thomas Piketty, Une brève histoire de l’égalité, Seuil, 2021.

[6] Anthony B. Atkinson, Inequality. What can be done ?, Cambridge Mass., Harvard University Press, 2015.

[7] Branko Milanovic, Global Inequality. A new Approach for the Age of Globalization, Cambridge Mass., The Belknap Press of Harvard University Press, 2016.

[8] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Les éditions du Cerf, 2000.

[9] Amartya Sen, L’idée de justice, Flammarion, 2012

[10] Donna Haraway, The companion species manifesto. Dogs, people and significant otherness, Prickly Paradigm Press, 2003.

[11] Alexandre Monnin,, Politiser le renoncement, Éditions Divergence, 2023.

[12] Angus Deaton, La grande évasion : Santé, richesse et origine des inégalités, PUF, 2019,

[13] Kasia Paprocki, « On viability: Climate Change and the Science of Possible Futures », Global environmental change, 73, 2022.

[14] Cf. sur ces aspects les travaux dans le cadre du projet Clim’ability Care.

[15] Andrea Angioletti, Alexandre Monnin, « Comment continuer à garantir l’habitabilité de nos territoires ? », AOC, 7 novembre 2023.

[16] Jerome R. Ravetz, « Connaissance utile, ignorance utile », in Jacques Theys, Bernard Kalaora (édit.), La Terre outragée. Les experts sont formels, Autrement, 1992.

Lionel Charles

Philosophe, Chercheur en sciences sociales, Fractal

Bernard Kalaora

Socio-anthropologue, Chercheur à l'IIAC (CNRS, EHESS), ancien président de l’association LITTOCEAN

Notes

[1] Steve Pinker, Le triomphe des Lumières. Pourquoi il faut défendre la raison, la science et l’humanisme, Les Arènes, 2018.

[2] Dipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, Gallimard, 2023.

[3] David Graeber, David Wengrow, Au commencement était… : Une nouvelle histoire de l’humanité, Les liens qui libèrent, 2023.

[4] Amartya Sen, Inequality reexamined, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1992.

[5] Thomas Piketty, Une brève histoire de l’égalité, Seuil, 2021.

[6] Anthony B. Atkinson, Inequality. What can be done ?, Cambridge Mass., Harvard University Press, 2015.

[7] Branko Milanovic, Global Inequality. A new Approach for the Age of Globalization, Cambridge Mass., The Belknap Press of Harvard University Press, 2016.

[8] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Les éditions du Cerf, 2000.

[9] Amartya Sen, L’idée de justice, Flammarion, 2012

[10] Donna Haraway, The companion species manifesto. Dogs, people and significant otherness, Prickly Paradigm Press, 2003.

[11] Alexandre Monnin,, Politiser le renoncement, Éditions Divergence, 2023.

[12] Angus Deaton, La grande évasion : Santé, richesse et origine des inégalités, PUF, 2019,

[13] Kasia Paprocki, « On viability: Climate Change and the Science of Possible Futures », Global environmental change, 73, 2022.

[14] Cf. sur ces aspects les travaux dans le cadre du projet Clim’ability Care.

[15] Andrea Angioletti, Alexandre Monnin, « Comment continuer à garantir l’habitabilité de nos territoires ? », AOC, 7 novembre 2023.

[16] Jerome R. Ravetz, « Connaissance utile, ignorance utile », in Jacques Theys, Bernard Kalaora (édit.), La Terre outragée. Les experts sont formels, Autrement, 1992.