Littérature

La traversée des fantômes – sur l’oeuvre romanesque de Jon Fosse

Écrivain

Récompensé en 2023 par le prix Nobel de littérature, le Norvégien Jon Fosse est surtout connu en France pour ses pièces de théâtre, alors qu’il est avant tout poète et romancier. Il est d’autant plus nécessaire d’insister sur son œuvre de fiction, peu traduite en français, que celle-ci est sidérante par ce qu’elle parvient à mettre au jour de ce qui hante nos vies intérieures, et sa capacité à liquéfier sinon liquider le temps comme perception ou comme réalité.

À l’annonce de l’attribution du prix Nobel de littérature 2023 au Norvégien Jon Fosse, la majorité des articles parus en France ont surtout évoqué son œuvre dramatique, jouée dans le monde entier et mise en scène au début du millénaire, en France, par Patrice Chéreau, Jacques Lassalle, Claude Régy ou Thomas Ostermeier, rien de moins.

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S’il est un dramaturge d’exception, Fosse n’en reste pas moins avant tout poète et romancier. On ne peut que regretter qu’à ce jour pas même une anthologie de ses poèmes n’ait encore été traduite en français (ce qui est une forme d’exception culturelle au regard des principales langues européennes), alors que la dizaine de romans traduits parmi les vingt-et-un qu’il a publiés sont parus pour la plupart chez de valeureux acteurs de la petite édition, Circé en premier lieu qui en détient six à son catalogue, l’ensemble du théâtre traduit l’ayant été aux éditions de l’Arche (qui propose aussi trois de ses livres pour enfants, dont Petite soeur[1], d’autant plus intéressant à découvrir qu’il raconte une fugue enfantine reprise d’une manière autrement plus cruelle dans les romans ultérieurs, et un riche recueil d’entretiens menés au long des deux dernières décennies par le metteur en scène Gabriel Dufay, Écrire, c’est écouter[2]).

Ce constat explique l’écho relatif reçu en France par le prix Nobel 2023. Cette œuvre romanesque majeure célébrée dans de nombreux pays européens reste tristement méconnue des lecteurs français : il est d’autant plus nécessaire d’y insister que, loin d’être achevée (Jon Fosse est né en 1959), son œuvre de fiction est tout bonnement sidérante par ce qu’elle parvient à mettre au jour de ce qui hante nos vies intérieures, ayant élaboré au long des années une capacité inédite à liquéfier sinon liquider le temps comme perception ou comme réalité, quand le rapport au temps demeure l’un des matériaux essentiels de toute élaboration romanesque. Plus qu’exceptionnelles sont les œuvres qui, non sans entêtement, parviennent à dégager peu à peu de leur pratique poétique une façon nouvelle, c’est-à-dire, parviennent à inventer une nouvelle manière de raconter, et donc de représenter, sinon le monde, du moins notre manière d’y être, de l’habiter dans l’espace et dans le temps qui sont les nôtres afin d’en élargir la connaissance.

En ce sens, et autant pour le lecteur que pour l’écrivain que je peux être, l’œuvre de Fosse semble aussi déterminante pour l’art du roman que n’ont pu l’être en leurs temps par leur inventivité formelle, dans des registres fort différents, les œuvres d’un Flaubert au XIXe siècle, d’un Faulkner ou d’une Virginia Woolf au XXe siècle. Ces deux dernières font partie des grandes références de Fosse, s’il mentionne avec plus d’insistance encore Samuel Beckett, Georg Trakl ou Thomas Bernhard, auquel son art du ressassement intérieur doit certainement beaucoup – quand bien même tout inviterait à rapprocher ce ressassement jamais vindicatif de la musique minimaliste par sa manière d’introduire des failles et des glissements dans la répétition et l’entrelacement de thèmes ancrés dans l’expérience la plus matérielle de personnages qui, pour la plupart, ont une vie intérieure d’autant plus foisonnante que leur vie sociale est restreinte.

Ce constat d’une existence sociale peu ou prou réduite à l’épure s’impose dès ses premiers livres, en tout cas dès le quatrième qui est le plus ancien à avoir été traduit en français, La Remise à bateaux (initialement paru en 1989)[3] : le narrateur s’enferme dans sa chambre où seule l’écriture semble en mesure de circonscrire l’inquiétude folle qui s’est emparée de lui depuis le retour au village, pour les vacances, de son ami d’enfance devenu professeur de musique à la ville pendant que lui-même persistait à végéter dans la maison maternelle et animer les bals populaires au bord du fjord. Sa vie sociale se limite bientôt à estimer la mauvaise humeur de sa mère au rythme de ses pas lorsqu’elle tourne en rond, impuissante, à l’étage du dessous, tandis qu’il cherche désespérément à comprendre sur la page l’état de panique dans lequel l’ont précipité les regards, les questions curieuses et plus encore la présence physique, charnelle, de la femme de son ancien ami quand, d’évidence, et comme l’on dit dans les cours d’école, la jeune femme « le cherche » (sinon que lui-même ignore où il se trouve autant que où il peut bien en être).

Trente ans plus tard, la Septologie[4] en cours de traduction, dont vient de paraître le deuxième des trois gros volumes initialement publiés de 2019 à 2021 en Norvège, déploie le monologue intérieur d’un peintre veuf et solitaire, Asle, dont la vie confine à une forme d’érémitisme. Lui aussi vit en reclus volontaire dans une maison isolée au bord du fjord, où il s’obstine à « dé-peindre » sur la toile, comme s’il s’agissait avant tout de s’en dé-faire, les images intérieures qui l’envahissent et l’obsèdent : « … et je sais que je dois dépeindre cette image (…) car quand je vais le faire, et si je parviens à le faire, l’image disparaîtra, elle cessera de m’importuner, elle m’apportera tranquillité et non plus intranquillité, importunité, elle cessera de me hanter … ».

Depuis l’adolescence mais plus encore depuis la mort de sa compagne, Asle limite ses interactions sociales aux trois amis qui lui demeurent, dont son voisin fermier, et il s’en trouve très bien ainsi, refusant même de paraître au vernissage des expositions annuelles qu’organise, dans la grande ville de Bjørgvin, le galeriste Beyer lui assurant une notoriété grandissante et des revenus suffisants.

Chaque volume de la Septologie est lancé par la conjonction de coordination « et » dont Fosse fait un usage très particulier, en lointain héritier de Flaubert précisément (du grand « trottoir roulant » sur lequel nous entraîne Flaubert, maugréait Proust), ce qui marque d’emblée le surgissement du continuum narratif qui s’ouvre devant nous, le monologue de Asle ne s’interrompant jamais du réveil à l’endormissement au long des sept journées durant lesquelles le lecteur va l’habiter. L’autre nom, premier volume de la Septologie, nous avait précipités dans la routine quotidienne de Asle, tout en installant au fil des pages une confrontation entre le peintre et une figure du double à travers son homonyme également peintre mais habitant la ville où se détruire méthodiquement à l’eau-de-vie : rien à ce stade ne permettant au lecteur de se convaincre que ce second Asle n’aurait pas d’existence réelle, qu’il oscillerait entre mondes parallèles et projections fantasmatiques.

Le deuxième volume, Je est un autre, qui débute au matin du troisième jour pour se conclure le cinquième, complexifie encore la donne puisqu’au mystère de la relation entre les deux Asle, l’un citadin noyé d’alcool l’autre campagnard ayant substitué une forme de mysticisme à l’ivresse permanente, semble se superposer celui des deux femmes que le narrateur croise alternativement. Elles aussi, l’une citadine, l’autre non, portent un seul prénom, Guro, et se ressemblent étrangement. Le continuum du monologue, pour autant, s’obstine à traverser les jours dans leur matérialité brute tout en orchestrant le passé, restituant dans un présent atemporel la mémoire de scènes déterminantes de l’enfance et de l’adolescence – comme s’il s’agissait, non pas de les dé-peindre, mais de les dés-écrire ou les dé-parler pour s’en délivrer : ainsi de scènes hantées par la peur panique qui a pu saisir le narrateur, au lycée, quand il lui fallait en classe « lire à voix haute » : un souvenir traumatique que l’on retrouve dans la bouche de Fosse lui-même en introduction de son discours de réception du prix Nobel.

Alors que l’information véhiculée en contrebande ne cesse de s’étoffer (outre la première rencontre des deux Asle, on apprend comment le galeriste Beyer s’est tôt intéressé à l’œuvre du narrateur, ou comment sa jeune sœur est morte subitement, durant l’enfance), alors que s’approfondit également la relation apparemment superficielle avec son voisin paysan qui se révèle dans l’atelier, en l’absence d’aucune formation, le meilleur « regardeur de tableaux » qui soit, s’accentue d’un volume à l’autre ce qui va être principalement le sujet de cet article : une capacité sidérante à confondre les temporalités dans le présent du monologue intérieur, et, pour employer une métaphore qui vaut ce qu’elle vaut, à modeler les différentes strates temporelles avec, en apparence bien entendu, la même facilité fascinée que l’enfant peut éprouver face aux bâtonnets de pâte à modeler l’invitant à mélanger les couleurs, contre tous les usages recommandés – et d’abord cela lui fait des boules bi ou tricolores, puis des lignes comme des vagues, des veines, et peu à peu les teintes se mélangent et surgit toute une palette infinie, tantôt merveilleuse tantôt étrangement dégoûtante, autant de déclinaisons impures et parfois saugrenues mais pourtant bien réelles de jaunes, de marrons ou de bleus.

Et, certes, l’art de Fosse est bien moins hasardeux que la métaphore ici employée, il n’empêche : le futur peintre Asle, dans la dernière partie de L’autre nom, juste avant que ne surgisse la mémoire d’une agression sexuelle qu’il a subie dans la voiture du « rasé » dont on lui avait pourtant bien dit de se méfier, essayait en vain de partager avec sa petite sœur sa fascination pour les couleurs, prenant conscience face à une remise à bateaux des variations de teintes qui sont indéniablement « marron », que l’on dira donc « marron », et qui pourtant sont tellement différentes les unes des autres qu’elles réclameraient assurément d’avoir chacune leur nom, à la manière au fond de nos états d’âme dilués dans le temps.

Les premiers livres de Fosse prennent rétrospectivement la très grande beauté des boutons de fleurs dont on sait qu’ils sont destinés à s’épanouir.

C’est très exactement à ce point de l’histoire, l’agression d’Asle enfant par « le rasé » ostracisé au village, que le second volume reprend quasiment « in medias res », une fois réinstallé le présent du peintre devant sa toile en cours, une toile toute simple, peut-être terminée, mais qui persiste à provoquer chez Asle un vertige d’interrogations : deux traits, un marron et un violet, se croisent au milieu de la toile pour former une « croix de Saint-André », ainsi que le résume le voisin paysan pas peu fier d’employer une expression aussi recherchée. Face à la toile plantée sur le chevalet qui attendait son réveil, Asle constate qu’il est encore vraiment tôt le matin et, tandis que Fosse reprend son utilisation du « et » pour déployer sa phrase en lasso, le peintre décide de se rallonger un instant. Dans un demi-sommeil, il en vient aussitôt non pas tant à penser à l’enfant qu’il était au temps du Rasé, qu’à le voir : il voit Asle sur une balançoire à l’instant où sa mère l’appelle sur un ton qui n’annonce rien d’agréable.

Dès ces premières pages s’introduit une thématique qui va discrètement courir tout au long du volume, celle du vrai comme « moment du faux », pour jouer d’une célèbre citation de Guy Debord : la mère de Asle a trouvé deux couronnes dans une poche de son pantalon au moment de le laver, et Asle qui les avait oubliées est dans l’impossibilité d’avouer que le rasé les lui a données. Devant son embarras, la mère le soupçonne d’avoir volé les deux couronnes et peut-être bien dans son propre porte-monnaie ou celui du père, alors il n’a plus d’autre choix que d’inventer : il a trouvé ces pièces sur la route, devant la boulangerie. Heureux hasard que le père cependant décide d’admettre, invitant aussitôt Asle à restituer au boulanger les deux pièces qu’un client lui aura peut-être réclamées – et voilà le boulanger si surpris par la démarche de l’enfant qu’il l’incite à garder les pièces, le récompensant pour son honnêteté d’un gâteau à la crème, de ceux précisément qu’Asle déteste mais dont sa mère et sa sœur raffolent, et qu’elles vont engloutir comme le spectre du vrai au creux du langage usuel sous ses yeux éberlués.

Je voudrais cependant, rendu là, revenir sur ce qui a mené à la grande maîtrise que Fosse atteint dans sa Septologie : car découvrir tardivement la puissance de son œuvre romanesque a du moins l’avantage, lisant tous les livres précédemment traduits d’un seul mouvement, d’offrir une expérience d’autant plus passionnante que cette œuvre se sera déployée très progressivement. Les premiers livres donnent de fait le sentiment de remonter à la source, ou d’assister à une lente chrysalide : ces premiers romans étaient déjà porteurs d’un potentiel que les lecteurs, à l’époque, n’ont pu que ressentir sans en comprendre ou en mesurer les enjeux, qui ne s’élucident qu’à la lumière des derniers. Vaille que vaille, une autre métaphore s’impose, ici : ces premiers livres prennent rétrospectivement la très grande beauté des boutons de fleurs dont on sait qu’aussi ténus et fragiles puissent-ils paraître ils sont destinés à s’épanouir obstinément afin de nous entêter d’un parfum singulier, parfois vénéneux.

C’est de fait avec une forme de volontarisme entêté, sans doute longtemps demeuré aveugle à lui-même, que l’œuvre et la manière qui la constitue se sont élaborées de livre en livre jusqu’à la phrase unique qui constitue la Septologie pour imposer son continuum narratif où fondre les temporalités, un continuum d’autant plus envoûtant qu’aucun point ne vient l’interrompre – en bonne logique, puisque dans la « vraie vie intérieure » jamais ne s’interrompt le flux des images désordonnées ou des pensées ressassées, sinon à l’occasion d’interactions sociales : à l’occasion, en l’occurrence, d’éclats de dialogues présents ou remémorés qui viennent un instant suspendre le flux de pensée pour mieux le relancer en lui apportant autant de grains à moudre, ces éclats de dialogues permettant incidemment d’aérer régulièrement la page de passages à la ligne.

C’est de fait très progressivement que Fosse s’est radicalement éloigné des canons du genre romanesque, s’émancipant de la prétendue nécessité d’un « sujet » qui dans la Remise à bateaux frisait le fait divers par la tension dramatique mise en œuvre au moyen de phrases dont certaines seulement commençaient de s’allonger sur une ou plusieurs pages, où l’on voyait s’élaborer progressivement ce présent destiné à remâcher la matérialité de la vie la plus ordinaire pour laisser, paradoxalement, la part belle au silence : car dès le départ, dans les romans de Fosse plus encore que dans son théâtre, ce qui se dit ou s’écrit n’a pas d’autre enjeu réel que d’élaborer, avec les matériaux les plus simples, une architecture complexe où les vibrations du silence deviennent perceptibles – où, plus exactement, ces vibrations deviennent sensibles, suffisamment sensibles pour être partagées. Et certes, cette démarche est depuis toujours au principe de la littérature en tant qu’elle est un art de la parabole ouvrant sous son dire apparent l’espace à une signification seconde que la langue commune, dans son usage ordinaire, est inapte à saisir, mais l’œuvre de Fosse lui aura donné, au fil des livres, une dimension tout à fait nouvelle.

La Septologie, grand roman du double et de la hantise, interroge aussi par l’expression lancinante, chez Asle, d’une croyance religieuse affirmée – Fosse, longtemps après avoir claqué la porte de l’église protestante à l’adolescence, s’est converti au catholicisme en 2013, et je ne suis certainement pas le seul lecteur que cette information découverte à l’occasion du Nobel pouvait rendre circonspect, mais en réalité le mysticisme dubitatif qu’exprime son œuvre ne me gêne en rien à la lecture. Si la prière ponctue les journées de Asle, ce n’est jamais suivant les canons de la doctrine religieuse, et toujours en laissant une large part au jeu de l’interprétation. Alors que dans le premier volume se trame le paradoxe qui fait dire à Asle que, bien sûr que non, foin de sornettes, bien sûr que non, Dieu n’existe pas : « il n’existe pas, puisqu’il est » (contrairement à nous, qui savons pleinement exister jusque sur les réseaux sociaux mais peinons tant à être, à éprouver le sentiment d’être au monde, fantômes de nous-mêmes), dans la toute dernière page du second volume les formules sont plus explicites encore, alors que Asle subitement se lève et plante son voisin Asleik durant le repas qu’ils partagent : « … et je ne sais quoi dire, et je dis simplement que je viens de me souvenir de quelque chose, et je dis qu’on se revoit très bientôt, et je vais à la voiture, et je sens que la peur diminue, et je démarre la voiture, et je pense que je dois réciter un Ave Maria, ça m’aide d’habitude, quand la peur me saisit, et parfois j’ai peur, mais pas souvent, jamais pour une raison particulière (…) et je me demande si j’y crois vraiment, et non, non je pense que non, je pense ». Il convient de préciser que ce départ précipité, provoqué par une fulgurante attaque de panique, a lieu au cours d’un repas de côtelettes d’agneau fumées qui font saliver le lecteur tandis que Asle dispose d’un verre d’eau, ayant renoncé des années plus tôt à l’abus d’alcool, mais que son voisin Asleik enchaîne les verres « d’eau-de-vie » (signifiant qui n’a rien d’innocent). En réalité, de manière toujours plus accentuée au long des deux volumes, et d’autant que c’est là ce qui sépare les routes du narrateur et de son double citadin, la foi s’oppose à l’alcool : croire ou boire, il faudrait choisir, pour qui refuse de tourner le dos au vide, au rien qui préexiste sinon à nos existences du moins au geste artistique.

Évidemment, le vrai n’est souvent qu’un moment du faux, tout au long de ce volume, et l’on ne pourra se faire une religion quant à ce point crucial (aussi crucial que les traits qui se croisent sur la toile en cours) qu’à l’issue du dernier volume de la Septologie. Mieux vaut donc, à ce stade, insister à nouveau sur le fait qu’il est tout aussi fascinant de lire comme autant de pierres blanches sur un chemin explorant des terrae incognitae les romans qui ont très progressivement mené à cette capacité à rendre perceptibles des affects des profondeurs d’ordinaire insaisissables. Cette capacité, au passage et pour le coup, invite à un rapprochement avec une œuvre qu’à ma connaissance (toute relative) Fosse ne cite pas, une œuvre très différente de la sienne par son penchant théorique, celle de Nathalie Sarraute en quête de tropismes, exploratrice dessous les mots des gouffres subconscients.

Alors qu’au théâtre, tous deux ont opté pour l’absence d’identité définie de leurs personnages, le plus souvent désignés par des formules anonymes (« Lui » et « Elle » ou « Homme 1 » et « Femme 2 »), ils ont donc en commun cette expérience d’une incursion dans l’univers dramatique qui, chez Fosse plus encore, a été tout à fait déterminante, si cette expérience est encadrée dans le temps : la plupart de ses pièces datent de la fin des années 1990 ou du début des années 2000. Dans son discours de réception du prix Nobel prononcé en décembre dernier et que l’on peut lire sur le site de l’Académie (un discours aussi concis qu’il est concret et précis dans la description des enjeux soulevés, s’il évite les concepts théoriques qu’il maîtrise d’évidence parfaitement), Fosse insiste sur le petit mot magique qu’il a appris à utiliser au théâtre et qui, dit-il, est sans doute le mot le plus récurrent dans ses pièces : le mot « pause », qu’il soit traduit dans les didascalies françaises par « silence » ou « un temps ».

Alors peut surgir d’entre les mots prononcés tout ce que ces mots peinent à maintenir sous leur boisseau fragile – et c’est très exactement ce qui se produit dans la toute première pièce qu’il a écrite, qui demeure la plus jouée au monde, Quelqu’un va venir : un homme et une femme qui n’ont pas de nom, et dont on ne connaîtra pas l’histoire, arrivent dans la maison isolée qu’ils viennent d’acheter afin de pouvoir enfin, disent-ils aux premières répliques, être « ensemble / toi et moi / seuls ensemble / loin des autres » puisque dans « cette maison qui est à nous » « personne ne viendra » perturber leur idylle. Ce qu’ils ignorent c’est qu’à s’isoler des autres pour vivre paisiblement leur amour, ils ne vont pas être rattrapés par l’inquiétude : ils l’amènent avec eux, l’inquiétude, dans cette maison isolée sur la lande où elle résonnera mieux que nulle part ailleurs, ouvrant grand les portes à tous les démons ordinaires du couple, à commencer par la jalousie, ce porte-drapeau de la mort qui tôt ou tard doit venir.

Fosse lui-même a défini d’une formule merveilleuse d’imprécision ce sur quoi le théâtre lui a permis de mettre le doigt : l’écriture dramatique lui a appris à « créer des moments où un ange est en train de passer sur scène » (et le merveilleux n’est pas qu’il le dise, mais que l’expérience soit si sensible que, même à lire son théâtre seul sous la lampe, on le ressente physiquement – sachant que les anges qui n’existent pas ne sont ici ni bons ni mauvais : ils sont).

Si le théâtre a ouvert de nouvelles perspectives à Fosse, c’est bien parce qu’il y est arrivé au moment, dans son évolution, où il lui était loisible de les ouvrir.

Ce qui est dit importe bien moins que ce que ce dire rend sensible ; comme il l’affirme encore dans le volume d’entretiens avec Gabriel Dufay déjà cité, « quelque part, dans mes pièces, il ne s’agit pas de ce dont il s’agit. Le sujet est un trompe-l’œil. L’invisible importe plus que le visible ». En ce sens, on ne peut que trouver juste à tous les sens du terme (y compris celui qui la veut « un peu juste ») la définition laconique que le jury Nobel, fidèle à sa tradition, a donnée de l’œuvre primée l’an dernier, célébrant « des pièces et une prose innovante qui donnent une voix à l’indicible » : car il faudrait à tout le moins, pour ne pas laisser cette notion d’indicible filer vers les étoiles d’on ne sait quelle inspiration, ajouter immédiatement qu’il ne saurait y avoir d’indicible sans dire, pas davantage qu’il ne saurait y avoir d’inaudible sans audition, d’invisible sans vision. L’indicible naît du dire : du vide qui se creuse à l’articulation impossible du signifiant et du signifié, vide existentiel que la communication s’emploie sans fin à saturer pour éviter que n’en surgisse ou n’en remonte du fin fond des âges une inquiétude que nos phrases ne parviennent pas davantage à juguler qu’à saisir, si l’on sait bien, évidemment, le lien que cette inquiétude entretient avec un lot commun niché au cœur de nos représentations : notre ignorance quant à l’avenir – les romans de Fosse se tiennent en permanence tout au bord de cette ignorance collective pour tenter d’y risquer des percées, démontrant une fois de plus que l’ignorance est décidément, est évidemment le terrain de jeu de l’artiste.

En réalité, une image bien plus basique s’impose, qu’offre l’usage le plus commun de la langue : là où dans l’univers social tout invite lorsqu’il menace à « meubler le silence » puisque tout se devrait d’être fait, précisément, pour éviter qu’un ange ne passe dans la conversation, c’est à l’inverse exactement que s’emploie l’art de Jon Fosse. Que l’on puisse sans autre précaution romanesque bâtir des monuments de mots autour du silence, c’est là l’infléchissement que l’expérience théâtrale a provoqué dans l’évolution de son œuvre narrative. Revenant au roman, Fosse a écrit ses premières « Ghost stories », dit-il, dont les plus spectaculaires sont peut-être celles qui forment la trilogie des années 2010, Insomnies, Les Rêves d’Olav et Au tomber de la nuit[5], où les deux personnages principaux, sorte de Bonnie and Clyde dégénérés semant la mort sur leur route sans que jamais aucun de leurs crimes ne soient décrits, ont eux-mêmes la plasticité des fantômes. Mais c’est le tout premier de ces « romans de fantôme » dont je voudrais surtout parler, le bref et si saisissant Matin et soir[6], initialement paru en 2002 et articulant une première partie très courte racontant le jour de la naissance de Johannès à une seconde, plus longue, racontant son tout dernier jour, un roman dont Fosse dit précisément qu’il est sa « première incursion au pays des fantômes ».

Matin et Soir se conclut sur un moment tout simplement incroyable où le très vieux Johannès qui, soumis depuis un moment à des troubles de la mémoire, commence seulement à comprendre ce qui lui arrive (il serait passé de l’autre côté ?), est littéralement traversé, sur la route menant à la maison isolée qui fut la sienne, par sa fille venue s’assurer qu’il va bien alors qu’il ne décroche plus son téléphone. À l’instant où sa fille le traverse sans le voir ni le savoir, elle éprouve un saisissant coup de froid tandis que la narration (menée à la troisième personne) glisse du monologue intérieur de Johannès à celui de sa fille – et lorsqu’on y revient, stupéfait, en se demandant comment il a bien pu faire ça, lorsqu’on est de ces lecteurs un peu particuliers qui ont appris, écrivant, à bricoler un certain nombre de trucs sur la page, on regarde la page elle-même avec l’avidité, peut-être, des prestidigitateurs aguerris observant un confrère en train de faire sous leurs yeux un tour qui n’en est pas un puisqu’ils ne le comprennent absolument pas, c’est juste impossible, c’est de la magie, où est le truc ?

Il faut admettre pourtant que si l’enjeu est pour une part technique, assurément, il se joue bien plus en profondeur. Le comment n’est que le résultat du pourquoi : pourquoi vouloir faire ça ?

En réalité c’est le temps, notre représentation du temps, qui est en jeu – pour aller trop vite, disons que, dès lors que les fantômes acquièrent une présence sensible (c’est-à-dire qu’à défaut « d’y croire », la question ne se pose pas sérieusement, on ressent cette présence), c’est – littéralement – le passé qui est présent à travers eux : sans jamais égarer ni rebuter le lecteur, ce qui demeure le plus spectaculaire, ce passé présent se distingue légèrement du présent exactement comme un fantôme se distingue d’un vivant.

C’est ce que j’ai appelé, dans l’élan de ma découverte, une troublante capacité à liquéfier le temps (ou notre représentation du temps ce qui, in fine, revient au même), le liquéfier sinon le liquider : provoquer un changement d’état du temps, que l’on voit passer de l’état solide qui est d’ordinaire le sien (ce dont rend compte la chronologie ajoutant des briques de temps au temps sur la flèche qui du coup le représente) à un état liquide qui permet de naviguer de manière fluide à travers lui : et l’on sait depuis la madeleine de Proust au moins que le temps n’est pas condamné à stagner dans l’état solide que toutes nos conventions sociales lui assignent, qu’il peut changer d’état ne serait-ce que par instants tragiques ou magiques, au point parfois de paraître, ici, dans la grande solitude où se déploie la vie intérieure de Asle, à deux doigts de l’état gazeux. Cet état gazeux, au fond, serait proche de celui que peut atteindre la langue commune quand elle dérive en délire solitaire, pour poser ce mot de délire qui a joué un rôle de premier plan dans l’évolution de l’œuvre de Fosse à l’époque déjà lointaine des saisissants Melancholia 1 et Melancholia 2[7], sur lesquels tout m’invite à conclure : car si le théâtre a grand ouvert de nouvelles perspectives à Fosse, c’est bien parce qu’il y est arrivé au moment, dans son évolution, où il lui était loisible de les ouvrir.

Écrits juste avant l’escapade dramatique autour de la figure du peintre norvégien Lars Hertevig (1830-1902), devenu célèbre bien après sa mort solitaire dans un asile, Melancholia 1 raconte sa première crise de délire alors qu’il est un jeune peintre entouré de peintres prétentieux qui pourtant « ne savent pas peindre » mais vont lui jouer un très mauvais tour, tandis que le second volume, éprouvant à lire, raconte la dernière journée de sa sœur mélangeant les époques du fait de l’Alzheimer qui la mine et ce faisant apporte au lecteur, dans le plus grand désordre, des informations déterminantes sur l’enfance du peintre : le délire d’abord, l’Alzheimer ensuite ont été les moyens de sortir définitivement la narration romanesque des rails ordinaires, de dérailler sur la page et très littéralement de « dé-parler » la langue commune comme Asle, dans la Septologie, « dé-peindra » les images qui le hantent.

Quant à ce qui s’est produit pour moi lisant Melancholia 1, je ne peux qu’en témoigner : admirant un art littéraire dont l’exigence est aussi prégnante que dans les œuvres de Nathalie Sarraute ou de Samuel Beckett, j’ai été proprement sidéré de constater, vers le mitan du livre, alors que le mauvais tour des mauvais peintres ressemblait à un nœud coulant autour du cou de Lars Hertevig, que je n’en tournais pas moins les pages avec la même fébrilité exactement que, adolescent, j’ai pu tourner celles de Balzac ou Dumas – et cela relève d’une rencontre qui n’arrive hélas pas tous les ans, ni même toutes les décennies.


[1] Petite Sœur et autres histoires, traduit par Terje Sinding, L’Arche jeunesse, 2009.

[2] Écrire, c’est écouter (Entretiens avec Gabriel Dufay), texte français de G. Dufay, L’Arche, 2023.

[3] La Remise à bateaux (Naustet), 1989, traduit par Terje Sinding, Circé, 2007.

[4] L’Autre nom, Septologie I-II (Det andre namnet – Septologien I-II, 2019), traduit par Jean-Baptiste Coursaud, Christian Bourgois éditeur, 2023 et Je est un autre, Septologie III-V (Eg er ein annan – Septologien III-V, 2020), mêmes traducteurs et éditeurs, 2024.

[5] Insomnie (Andvake, 2007), Les Rêves d’Olav (Olavs draumar, 2012) et Au tomber de la nuit (Kveldsvœvd, 2014), tous trois traduits par Terje Sinding, Circé, 2009, 2014, 2016.

[6] Matin et Soir (Morgon og kveld, 2000), traduit par Terje Sinding, Circé, 2003.

[7] Melancholia I, 1995, traduction Terje Sinding, POL 1998 ; Melancholia II, 1996, même traducteur, Circé, 2002.

Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

Rayonnages

LivresLittérature

Notes

[1] Petite Sœur et autres histoires, traduit par Terje Sinding, L’Arche jeunesse, 2009.

[2] Écrire, c’est écouter (Entretiens avec Gabriel Dufay), texte français de G. Dufay, L’Arche, 2023.

[3] La Remise à bateaux (Naustet), 1989, traduit par Terje Sinding, Circé, 2007.

[4] L’Autre nom, Septologie I-II (Det andre namnet – Septologien I-II, 2019), traduit par Jean-Baptiste Coursaud, Christian Bourgois éditeur, 2023 et Je est un autre, Septologie III-V (Eg er ein annan – Septologien III-V, 2020), mêmes traducteurs et éditeurs, 2024.

[5] Insomnie (Andvake, 2007), Les Rêves d’Olav (Olavs draumar, 2012) et Au tomber de la nuit (Kveldsvœvd, 2014), tous trois traduits par Terje Sinding, Circé, 2009, 2014, 2016.

[6] Matin et Soir (Morgon og kveld, 2000), traduit par Terje Sinding, Circé, 2003.

[7] Melancholia I, 1995, traduction Terje Sinding, POL 1998 ; Melancholia II, 1996, même traducteur, Circé, 2002.