Littérature

Comment conduire en lâchant le volant – sur Ferdinand de Louis Zukofsky

Écrivain

Seul roman du poète américain Louis Zukofsky, et traduit pour la première fois en français, Ferdinand peut passer pour un roman de formation : il y a un voyage, des étapes, une confrontation avec le monde, sur fond de guerres mondiales, entre l’Europe et les États-Unis. Ce grand petit livre est peut-être un pas de côté dans l’œuvre du père de la poésie objectiviste. Mais il impose sa marque.

La publication des Poésies de Melville l’an passé avait été l’occasion de percevoir la part de la poésie dans l’œuvre d’un des plus grands romanciers du XIXe siècle. La publication cette année de Ferdinand de Zukofsky est l’occasion de percevoir la part du roman dans l’œuvre d’un des plus grands poètes du XXe siècle.

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Zukofsky n’est pas le plus connu des poètes américains. Il n’en est pas moins l’un des plus éminents. Né au début du siècle de parents émigrés lituaniens, il a grandi dans le ghetto juif du Lower East Side, il a fréquenté la panoplie des classiques avant dix ans, il a étudié à l’université de Columbia, il s’est passionné pour une littérature d’avant-garde lancée à l’assaut des fantômes d’une vieille culture bourgeoise, il s’est immergé dans Le Capital de Marx et n’hésitait pas à se dire communiste.

À vingt-sept ans, il a un rôle déterminant dans le numéro de la revue Poetry qui énonce les bases de ce qu’on nomme l’objectivisme et qui déplace le regard de la poésie vers « les choses ». La ligne directrice fixe un objectif : « la lentille amenant les rayons d’un objet à un foyer » – et dans un « (Usage étendu à la poésie) – Désir de ce qui est objectivement parfait, inextricablement la direction des singularités historiques et contemporaines. »

Les lentilles nous renvoient à son philosophe de prédilection, Spinoza, qui s’esquintait les poumons à polir des lentilles de verre entre deux scolies bien serties. Sa familiarité avec la pensée de Spinoza le conduisait parfois à l’appeler par son petit nom, Baruch, voire lui donner le surnom de Spinny. Parallèlement, il développe une passion pour la musique en général, pour Bach en particulier, dont il apprécie notamment la rigueur arithmétique et géométrique des démonstrations.

Mais qui est ce Ferdinand qui donne donc le titre et un relief particulier au roman ? D’où vient ce nom ? On peut s’amuser à suivre au moins deux pistes. La première renvoie à son contemporain Munro Leaf qui a publié quelques années auparavant L’Histoire de Ferdinand, un livre pour enfants, adapté avant-guerre par Walt Disney, où on voit un jeune taureau qui préfère s’enivrer avec le parfum des fleurs plutôt que de se battre dans les corridas, un ouvrage banni par les franquistes et brûlé par les nazis.

La seconde piste, plus raisonnable, renvoie à un de ses auteurs préférés qu’il a entendu et lu d’abord en yiddish, Shakespeare, donc La Tempête où Ferdinand est le fils du roi de Naples et l’amoureux de Miranda ; c’est sa pièce la plus légère, une féérie dont « je ne saurais jurer que cela soit ou ne soit pas réel » dit un des personnages secondaires assigné au rang de spectateur ; à l’époque où il entrevoit ce roman, un soir de tempête, pour se distraire avec ses amis, Zukofsky choisit de se déguiser en Shakespeare, « avec le caleçon long d’Eddy, le kimono en satin noir de Diane en guise de cape attachée dans le dos, un livre à la main, un béret en velours vert sur la tête, des volants en dentelle aux poignets, et encore de la dentelle en guise de fraise (joli col), & je suis apparu en me pavanant ainsi ». Quelle que soit la piste, le roman est moins fantasque.

À première vue, Ferdinand peut passer pour un roman de formation. Il y a un voyage, des étapes, une confrontation avec le monde, un empilement des nappes du temps. D’une apparente légèreté, renforcée par la minceur du livre, il a quelque chose de déconcertant qui ne cesse de s’affirmer, a fortiori pour les lecteurs de son immense et unique poème A. Il lui aura fallu près de deux ans pour l’écrire, entre 1940 et 1942, à un moment où sa vie, son œuvre et le monde changent de rythme. Il l’entreprend au lendemain de son mariage et au cœur de la suspension de la section 10 de A.

La prose prend en quelque sorte le relais de la poésie, quatre romans et récits, une pièce de théâtre, Arise qui donne le la par deux citations. On lit deux fois arise au deuxième vers du septième Sonnet Sacré de John Donne (« blow/ Your trumpets, Angells, and arise, arise / From death ») ; c’est aussi le premier mot des deux premiers vers de l’Internationale (« Arise, wretched of the earth / Arise, convicts of hunger »). Bien entendu, c’est tout sauf un abandon de la poésie. Alors même qu’il s’exerce à la prose, il a recours à des formes poétiques brèves.

Ferdinand obéit au principe de la disparition

Qu’est-ce que ça raconte Ferdinand ? Puisque, forcément, ça raconte quelque chose d’une manière différente d’un poème. Le roman est construit en trois chapitres, de dimension inégale, sans recourir aux extrêmes ; par comparaison, la section 24 de A se déploie sur deux-cent cinquante pages quadrillées par des lignes de partition musicale, alors que la section 16 se tient en quatre simples mots sur une seule page blanche. Ici, ce sont simplement trois moments dans la vie de Ferdinand. Le premier chapitre nous présente la vie d’un petit garçon en Italie ; la deuxième, la vie d’un adolescent à Paris ; la troisième, la vie d’un jeune homme aux États-Unis.

« Vers 1900 une limousine hors de prix quitta la place de Portofino et gravit une route de montagne de la Riviera italienne. » Le propre d’un incipit, c’est d’être marquant. Celui-ci n’y manque pas ; on y pressent le choix d’un certain flou, le rôle singulier de l’automobile et la nature d’un lieu qui peut prêter au rêve.

Ce qui frappe aussi, assez vite, quand on connaît Zukofsky, c’est que nous nous retrouvons vraiment dans un autre monde que celui de A, même si on perçoit, en sourdine, quelques-uns des soucis qui habitent son œuvre poétique, l’Histoire (qu’il a en partage avec Olson), la botanique (qu’il a en partage avec Williams), la poésie (où émerge la figure d’Apollinaire et de l’« étoile qui éclairait son front » comme le phare d’une automobile).

Au lieu d’arpenter le territoire américain, nous redécouvrons touche par touche le monde européen du début de siècle, et je ne me défais pas du sentiment, parfois, d’être dans un récit de Robert Walser. Dans la troisième partie, l’air de rien, il dépose quelques phrases qui donnent son assise au roman. « Il lui arrivait peu de choses, et pourtant tout l’angoissait. » Peu à peu, le fil à plomb se fixe sur 1940 puis sur 1941, sans qu’une seule date soit mentionnée, dans l’avancée inexorable de la deuxième guerre mondiale qui est sans doute un des noyaux de Ferdinand.

Le roman obéit également au principe de la disparition. Dès la deuxième phrase, la limousine disparaît et il ne me semble pas qu’on l’ait revue ; la dernière phrase de la première partie, laconique, radicale, est du même ordre : « Il ne la revit pas » (la ce n’est plus la limousine, c’est la petite fille qui était sa seule amie). Entre les deux, en quelques paragraphes, une scène originelle conduit la petite voiture à pédales rutilante de Ferdinand dans la mer et exalte la belle figure du jardinier du domaine.

Dans la deuxième partie, une voiture jaune, qu’on devine luxueuse, disparaît dans un trou de la chaussée parce qu’elle a été frappée par un obus car nous sommes pendant la première guerre mondiale. À ce moment-là, le « héros » passe la plupart de son temps au volant de l’automobile d’un ami ; il se trouve que c’est sa mère qui est dans cette automobile et qu’elle disparaît en même temps sans que sa disparition l’émeuve outre mesure, mais elle a passé sa vie à disparaître aux yeux de son fils et, une des rares fois où il l’a vue, elle a disparu dans un miroir.

Ces promenades sans but précis sont pourtant l’occasion de précisions qui donnent toute leur dimension aux sensations, que ce soit le sentiment de « reconnaissance pour le souffle du vent sur son bras à travers la vitre ouverte » ou « le craquement des branches sous ses roues ». À côté de ces heures passées au volant, ses études, les obsèques de sa mère et la façon incongrue dont il ne cesse d’apercevoir son père paraissent tout à fait secondaires. L’intrigue n’est évidemment pas là. Si on cherche une trame, elle résiderait plutôt dans le cœur et les marges de la troisième partie. D’ailleurs, la dernière phrase de la deuxième partie lui apprend (et à nous par la même occasion) qu’une « automobile était dans la soute » du bateau qui le transbordait en Amérique.

Un charme puissant s’impose peu à peu, avec l’ouverture de l’horizon américain et un registre discrètement politique qui tient à la montée de la guerre. Quand il ne travaille pas comme sous-secrétaire à l’ambassade ou s’essaie vaguement à la poésie, quand il ne nous administre pas sous une apparence modeste une petite leçon d’histoire contemporaine judicieuse, Ferdinand vit pour son automobile. Elle suscite la curiosité de ses collègues et du lecteur, la complicité du vocabulaire, volant, levier de vitesse, cadran, tableau de bord, pare-brise, piston, etc. Lui-même se métamorphose en allégorie d’une automobile dont avec l’âge nous pourrions plus ou moins changer les pièces. À l’occasion, il achète une nouvelle voiture. C’est elle qui dicte sa loi.

Tout est d’une légèreté un peu grave, allégée par un trio de copains, un Russe blanc, un Anglais sailer, un Américain juif, un trio propice à des échappées plus loin dans les marges, l’Iran par exemple où la poésie de Ferdowsi trouve un écho bienvenu. Quand la deuxième guerre mondiale advient, Ferdinand recueille son oncle et sa tante qui l’avaient élevé sur la Riviera. Leur exil nous vaut une belle digression sur Linné, un type « merveilleux », à ranger dans la catégorie « des joueurs qui, bien que jouant pour rien, sont toujours affligés de perdre ».

Quand le nouveau trio part vers l’ouest, la voiture « ronronne » à la perfection, l’asphalte brille, les oiseaux chantent. Ils suivent la route vers le sud-ouest, vers l’Arizona qui n’est pas nommé mais qu’on reconnaît à la qualité de la description géographique et parce qu’il est le 48ème État de l’Union. Ferdinand écoute des légendes indiennes et le road-movie est peu à peu gagné par une densité inattendue puis par une aporie sur la vieillesse, quand, lui, Zukofsky, n’a pas encore quarante ans. Une fin assez énigmatique donne au livre un dernier éclat lumineux.

À la dernière page, il roule encore. Il est amusant de le retrouver dans A, en poème, « Je m’baladais en Ford ». L’année de la naissance de Zukofsky, Henry Ford battait le record du monde de vitesse sur le lac gelé Sainte-Clair dans le Michigan. Étrangement, au début de la section 6 de A, c’est lui, l’industriel, qui disserte sur la porosité entre la prose et la poésie.

Je ne suis pas sûr que Ferdinand nous éclaire beaucoup sur le rapport entre prose et poésie, pas sûr que Zukofsky explore littéralement ce territoire. J’y verrais plutôt un pas de côté et dieu sait qu’il y a, dans les arts, des pas de côté remarquables. À mes yeux, celui-ci impose sa marque.

Certes, le roman réapparaît dans l’œuvre poétique, dans A 17, sous forme d’une brève compilation de fragments de phrases en quatorze lignes, à l’intérieur d’une section écrite vingt ans plus tard. A 17 est elle-même une compilation d’extraits dédiés à la femme de son ami William Carlos Williams qui vient de mourir et Ferdinand y est cité dans le cadre plus large du recueil de l’ensemble de ses proses, intitulé It was.

Avec ce pas de côté, on peut supposer qu’il a cherché à élargir son éventail. La connaissance et la pratique de la musique lui prouvaient qu’il pouvait aborder plusieurs genres et jouer de plusieurs instruments. Dans la livraison de ce mois de mars, la revue Europe publie un dossier qui comprend sept lettres adressées à son amie Lorine Niedecker, sous le titre « Je vois maintenant la musique de l’ensemble dans ma tête ». Et une excellente étude sur le rapport de Zukofsky à la Shoah est ponctuée par cette phrase laconique : « Il reste moins de Juifs dans le monde. »

L’air de rien, il s’agit d’un grand petit livre. On peut remercier les éditions Nous de nous donner cet étonnant Ferdinand qui est aussi une formidable invitation à lire ou relire ce vaste poème essentiel qu’est A, publié dans une traduction intégrale il y a quatre ans, une incitation à conduire en lâchant le volant et une bonne occasion d’en retenir, en ce temps de guerre qui eût préoccupé et passionné Zukofsky, la riposte au quolibet d’un officier de la Gestapo devant Guernica et Picasso.
« – C’est vous qui avez fait ça ? – C’est plutôt vous ! »

Louis Zukofsky, Ferdinand, traduit de l’anglais (États-Unis) et postface par Philippe Blanchon, préface de Pierre Parlant, Éditions Nous, janvier 2024


Bernard Chambaz

Écrivain, Poète

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