Traduire, dit-elle – sur Dictionnaire amoureux de la traduction de Josée Kamoun
Longtemps, les hommes ont écrit sur la traduction. Depuis peu, signe que les temps changent enfin, les traductrices de métier – 75% de la profession, de nos jours, sont des femmes – s’y mettent. Et elles sont loin de dire la même chose. Après d’autres, dont Lori Saint-Martin et Corinne Atlan, c’est au tour de Josée Kamoun, traductrice attitrée de Philip Roth, mais aussi de Jack Kerouac et Richard Ford, de se coller avec un réel bonheur à l’exercice souvent formaté du dictionnaire amoureux.
« Hou ! La menteuse / Elle est amoureuse. » On se souvient que le tube de Dorothée cartonnait dans les cours de récréation des années 80. Personne ne soutiendra que Josée Kamoun en est une, de menteuse, quelle que soit par ailleurs la réputation d’escroc, de félon ou de traître faite aux traducteurs, entre autres turpitudes. Non, son amour de la traduction, des langues en général, de l’anglais en particulier, elle le déclare sur tous les tons et les modes. Le cahier des charges de la collection l’y oblige, fera-t-on valoir. Certes, mais le programme aura rarement été appliqué avec autant d’enthousiasme communicatif.
À chacune de ses 540 pages, chacune de ses 50 entrées, ce Dictionnaire déborde de séductions, preuve s’il en était besoin que la « libido [y] est engagée ». En rendre compte n’est pas chose aisée, sauf à s’éprendre en retour de ce qui se donne comme hautement désirable. On optera donc pour l’approche consistant à éviter que d’un trop-plein de richesses ne naisse l’embarras. Faire le tri, donc. Ensuite, faire savoir urbi et orbi qu’une telle économie libidinale, qui sent bon les années 70 et 80, ne serait rien sans une véritable pensée à l’œuvre. « Réfléchir » est d’ailleurs le mot qui revient le plus souvent sous la plume de Josée Kamoun. Pas de traducteur, de traductrice, qui n’ait pas de neurones à soi, qui ne se dote d’une pensée, au besoin pratique, de la traduction, qui ne mette en branle, sous des habits d’Arlequin forcément bigarrés, une authentique matière grise. Mais sans devoir de grisaille pour autant. D’un argumentaire mené tambour-battant se dégagent ainsi cinq ou six lignes de force.
Au large
La vraie particularité de ce Dictionnaire vient de ce qu’il œuvre sans cesse à élargir son champ – en sortant, par exemple, du pré carré et volontiers hégémonique de la langue anglo-américaine. La traductrice d’Orwell nous parle aussi de L’Étranger de Camus et de ses traductions multiples, de littérature française, donc, Flaubert et sa Madame Bovary, en particulier. Mais encore de langue verte, à propos du tristement célèbre « J’ai très envie d’emmerder les non-vaccinés » sorti de la bouche d’un « élu », un certain Emmanuel Macron… Ou de langue des signes, à l’occasion d’une substantielle entrée où l’on apprend quantité de choses sur le rapport entre traduction de la poésie et traduction pour les sourds. Sans oublier la langue de bois, laquelle se cache sous l’intitulé suivant : « Merci pour ce décryptage. » Ou bien encore la langue prêtée par l’homme, par ailleurs si prompt à hurler avec les loups, aux animaux.
À l’évidence, Josée Kamoun aime trop les langues pour se satisfaire d’une seule d’entre elles. Et la native de Tunis de lorgner vers l’arabe ou d’envier telle ou telle trouvaille rendue nécessaire par l’accueil du japonais en français. Traduire étend votre rayon d’action, vous « démultiplie », fait de vous un homme, une femme, augmenté.e – « assouplie », précise-t-elle, un brin mutine.
Évidences
On ne coupe pas à certaines évidences, ici revivifiées à la faveur de formulations souvent piquantes. Traduire, qui est affaire d’écart, ne va pas sans « mise en tension », potentiellement polémique, étant donné qu’on ne traduit pas « en éprouvette », mais dans un creuset culturel, où les températures grimpent très vite. Ce « drôle de métier » donne lieu à de « drôles de discours », mais une conviction surnage, d’un bout à l’autre : la traduction « à façon » est du côté du relatif, de la cote mal taillée, du « cas par cas ». Aucune vérité n’y est définitive. Le traducteur ne traduit que des « effets », jamais, ou si peu, le fond. Autant s’affirmer poreux, perméable à l’altérité par laquelle on est traversé au quotidien.
Loin des traducteurs-Iago, « sous-démiurges jaloux de leur seigneur et maître », Kamoun se rêve touchée par la langue de feu, ou à défaut, se roulant « dans la poussière des autres », arborant « vêtements de seconde main » ou « bijoux anciens ». Hostile à toute idée de déploration à l’idée de ce qui se prétend Lost in Translation, elle donne dans la réjouissance et la célébration. Mais rien de niais ni de béat là-dedans. À la candeur du ravi de la crèche, elle préfère la ruse du trickster, études d’anthropologie sociale obligent, du joker (aussi appelé « Mat », selon le tarot divinatoire pratiqué à Marseille où elle grandit), dès lors que traduire s’apparente à l’art et la manière de se montrer « plus malin que les circonstances ».
Avec une franchise qui l’honore, elle se dit heureuse d’être habitée par certains des textes qu’elle a traduits, ceux de Roth tout particulièrement, et ce, confie-t-elle sans la moindre fausse modestie, dans les deux langues, l’américain de l’auteur aussi bien que ses propres mots à elle, qui n’est pourtant arrivée qu’« en second » au franchissement de la ligne.
Le genre
Si on ne trouve pas d’entrée spécifique à ce mot, la question du genre (gender) affleure constamment. Comment en irait-il autrement ? Avec le mixte de dévotion et d’effronterie qui la caractérise, Kamoun commence par rendre hommage aux nombreux théoriciens, masculins, qui ont réfléchi aux enjeux, de nature philosophique, liés à la traduction. Mais la reconnaissance de dette est vite expédiée – Benjamin, Steiner, Eco, Berman sont juste nommés, mais sans qu’il faille par ailleurs douter de la sincérité de tels rappels. Plus proches de nous, les essais traductifs d’Albert Bensoussan, de Brice Matthieussent ou de Bernard Hoepffner, trois « engrosseurs de langue patentés », sont passés en revue, essentiellement pour leurs titres, où transparaissent la frustration du mâle, le besoin qu’il a de prendre sa revanche sur l’auteur ou l’anxiété de l’imposteur.
Rien de tel du côté du discours féminin tenu par Corinna Gepner ou Corinne Atlan. Nulle angoisse à se percevoir comme une « coquille vide ». Serait-ce que les femmes comprennent plus finement combien traduire est proche d’écrire, ainsi que le confie Corinne Atlan, dans Le Pont flottant des rêves, ouvrage de réflexions inspirées par le passage du japonais vers le français ? Pour enfoncer le clou, cette dernière cite même Proust : « Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur » (Le Temps retrouvé). Kamoun franchit le même pas, mais sans jamais le formuler aussi explicitement que sa consœur. Elle le laisse simplement entendre. Surtout, elle le prouve, signant, à propos de sa traduction d’une courte nouvelle de Virginia Woolf, « The Fascination of the Pool », un texte d’une troublante puissance d’évocation littéraire, où, à l’occasion du passage d’une phrase (anglaise) à une autre (française, celle-là), s’établit quasiment un rapport de destin à destin.
Babel ou Pentecôte ?
Binaire, tel apparaît l’imaginaire des langues en Occident. On y est soit babélien, partisan affligé de la confusion des langues, de leur mise en concurrence, ou pentecôtiste qui n’aurait pas renoncé à conjurer la malédiction d’une langue coupée de son référent et de l’unité du monde. N’y aurait-il pas de salut en dehors de ces deux tropismes ? En pédagogue avertie – elle fut longtemps professeure en classes préparatoires avant de devenir Inspectrice générale –, mais aussi en traductrice aux humeurs sinusoïdales (un jour comblée, le lendemain déçue), Josée Kamoun multiplie les prises de distance et cultive les nuances.
Ce serait plutôt une logique générationnelle et/ou historiciste qui la guiderait dans sa croyance dans un second âge de la (toute jeune) traductologie : le temps n’est plus à la traduction qui rapatrie, mais plutôt à celle qui dépayse, en faisant ressortir les différences et toucher du doigt l’altérité dont on était parti. Rien de très classique, en somme, mais c’est oublier qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Forte d’un savoir qu’elle sait rendre gai, voire drôle, l’amoureuse s’occupe, de facto, à apporter mille et un contrepoints de douceur à la « Malédictologie » dominante.
Un corpus éclectique
Quand Walt Whitman chantait le « corps électrique », Kamoun opte, elle, pour le corpus éclectique. Et c’est avec la même force de conviction qu’elle disserte de l’art « oblique » de Henry James, de la dimension pleinement « fantastique » du roman 1984 de George Orwell, d’un côté, et, de l’autre, des dialogues de Michel Audiard, des paroles de chansons « craduites » par Les Rolling Bidochons ou par Joe Dassin (et son parolier Jean-Michel Rivat).
Un tel œcuménisme n’est pas courant, mais il est vrai qu’au pays des Pentecôtistes (voir plus haut) l’Esprit Saint touche chacun et chacune de sa grâce désincarnée et indifférenciée, sans la moindre discrimination. Dans la caverne d’Ali Baba ici reconstituée, on croise « des émojistes enlumineurs postmodernes, des harponneurs de baleine blanche, une adolescente anglophone à Vérone, des bilingues et diglosses à leur corps défendu, des irréductibles de Babel et des Fédérés de la Pentecôte. » Et « naturellement le raton-laveur » aurait ajouté pour sa part Prévert, également listé dans l’ouvrage.
Osée Kamoun
Poussée dans ses derniers retranchements, Kamoun ose. Elle ose le présent de narration en lieu et place du passé simple ou de l’imparfait qui ont longtemps prévalu dans la traduction de 1984. Et elle s’en justifie en présentant sa défense et illustration de l’angoisse présidant aux destinées d’un récit trop souvent mal compris d’après elle. Elle ose inventer des mots, comme « la pulse », pour exprimer tout ce que lui inspire le swing de la langue anglaise, entre déhanchements lascifs et force de propulsion viscéralement érotique.
Elle se risque à retracer son « égo-histoire », se livrant comme jamais sur ce qu’elle doit à ses origines métissées, entre Tunisie paternelle et France maternelle. Elle s’aventure à décliner quelques-unes des sonorités caressantes et râpeuses de l’arabe, quelques-uns des quatre-vingt-dix-neuf noms d’Allah : par les temps qui courent, il faut quand même le faire ! Elle intervient, dispose, s’engage, ne faisant pas mystère de ses opinions, de gauche tranchée comprend-on vite. Affichant d’emblée la couleur, l’entrée initiale porte sur les premières traductions des Mille et Une Nuits, par Antoine Galland et Richard Burton. Elle s’y affiche sans ambages admiratrice du premier mais proche du second, « infiltré idéal, étranger au carré, maître de tous les masques et déguisements ; génie—djinn ?—qui passe les frontières et les bornes ». Ipso facto, elle se place sous le signe de l’enchanteresse captatio pratiquée par la princesse Schéhérazade, condamnée à séduire… pour ne pas périr.
N’écoutant que ce que son courage et son instinct lui dictent, Kamoun s’engouffre dans la brèche ouverte dans l’étrange espace-temps mondialisé qui est le nôtre. De peur que la fenêtre de tir, ouverte par les féministes, ne se referme avant qu’elle n’ait achevé sa tâche, elle murmure, en soupirant d’aise, en quoi traduire, c’est rêver de mots trouvés bien qu’ils manquent, c’est épouser, en secondes noces, des rythmes et des litanies, de Lorette ou de Manu Chao, qui émancipent. C’est, encore, donner le change, en changeant pour ce faire de corps, de musique et d’intelligence. « Tous traducteurs » ? Et si on la prenait au mot…
Josée Kamoun, Dictionnaire amoureux de la traduction, Éditions Plon, avril 2024.