Littérature

Les sorcières du Mexique – sur Chiennes de garde de Dahlia de la Cerda

critique

Treize femmes mexicaines racontent leur vie dans un pays ravagé par une violence qui frappe en particulier les femmes, dans une zone frontalière entre vivants et morts. Le premier livre traduit en français de l’écrivaine et activiste Dahlia de la Cerda se fraye un chemin risqué, avec une intelligence narrative et humaine, entre hyper-réalisme et outrance, caricature et véridicité.

Elles sont treize ; treize narratrices, dont certaines sont mortes, qui prêtent leur voix aux treize histoires qui composent le recueil appelé Chiennes de garde. Elles ont soit un prénom – Yuliana, Regina, Constanza –, soit un surnom comme on en donne dans la pègre – La China, La Huesera.

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Elles sont mexicaines et racontent leur vie dans leur pays, ravagé par une violence qui frappe en particulier les femmes. Elles sont nées de l’esprit de la jeune Dahlia de la Cerda, de sa puissance d’écoute, de son activisme, de sa connaissance du terrain mexicain le plus effroyable et de son aptitude à en grossir les traits à la limite du grand-guignol.

Contrairement aux apparences, Chiennes de garde n’est pas un recueil de « nouvelles » : le terme sous-entend quelque chose de trop policé. Chaque récit est écrit à la première personne, mais surtout, chacun s’adresse à un « tu » qui n’a pas de visage : « Tu crois que j’exagère ? » ; « Tu l’aurais vue, sa mère, elle pleurait en étreignant le corps… » ; « Je t’ai dit que j’avais une fille ? ». Cet interlocuteur inconnu, c’est vous, c’est moi, c’est un frère, une sœur, un ex qui s’est volatilisé, une copine qui a été assassinée ou qui a assassiné, un parent qui a disparu dans la nature…

De ce point de vue, le recueil de Dahlia de la Cerda est plutôt une suite de monologues extériorisés, une série d’interpellations que l’on imagine jetées sur une scène à la face de chaque spectateur. Le lecteur ou la lectrice est pris à parti, désigné, attrapé par la peau du cou. Chacun est mis dans la confidence, ou défié, ou complice des pires horreurs. Le tutoiement systématique est aussi un signe de familiarité dans un monde où il s’agit de survivre coûte que coûte ; personne n’a le temps du respect ni de la politesse ni des conventions.

On note une exception : le vouvoiement de certains personnages de filles face à leurs parents. Il n’est pas certain qu’il sonne parfaitement juste, mais c’est un détail infime. Au contraire il faut saluer la traduction de Lise Belperron parce qu’il est presque plus difficile de traduire une langue argotique et grossière qu’une langue classique et bien balancée. Il faut savoir doser les mots de l’extrême contemporain, ceux des réseaux sociaux, ceux qui ne franchissent pas les frontières, ceux qui font référence à la culture populaire et au folklore mexicains. Les notes et le glossaire de l’édition française aideront ceux qui du Mexique du XXIe siècle ne savent que ce qu’ils lisent dans les journaux : des nouvelles d’une noirceur absolue, le sentiment que le pays est un État de non-droit entièrement vendu aux narcotrafiquants, que la misère prospère et que les femmes en payent le prix fort. Nous ne donnerons que deux chiffres issus du livre : aujourd’hui au Mexique, sept femmes sont assassinées chaque jour, et 98% de ces féminicides sont impunis.

Mais Chiennes de garde n’est ni un reportage, ni une enquête, ni une suite de portraits de femmes douces et « simplement » victimes. Au contraire, les narratrices sont souvent terrifiantes, vengeresses, d’un réalisme infernal et, à certains égards, proches des furies de la mythologie antique. « Nous les femmes, on peut vraiment être horribles, mon pote », écrit Yuliana, fille de narcotrafiquant et fière de l’être. Si le livre de Dahlia de la Cerda est marquant, c’est en vertu de cette ambiguïté, du refus de ne montrer que la face passive et dominée des créatures du beau sexe.

Bien sûr, ces femmes sont aussi condamnées par un déterminisme féroce, qui commence in utero. La plupart sont nées dans une misère si profonde qu’elles ne s’interdisent rien pour en sortir. Beaucoup sont mères à l’âge de l’insouciance et de l’adolescence, et filles et petites-filles de mères qui les ont eues aussi tôt. Toutes sont jeunes, à l’aube de l’âge adulte qu’elles n’atteindront jamais, ce qui contribue au sentiment de vies gâchées, fauchées, vouées à avorter.

Là où ont grandi ces chiennes de garde, la mort ne menace pas, elle est là, parmi les vivants.

S’il y a une chose qui les relient, quel que soit leur niveau de vie et leur milieu, famille de narcos ou de députés, c’est l’esclavage numérique et la soumission consentie aux canons de la beauté et de l’amitié selon Facebook. Comptage permanent du nombre de likes et de followers, chirurgie esthétique invasive, vidéos porno… autant de traits qui nous sont connus parce qu’ils sont transnationaux, mais pas à ce niveau de toxicité : nous sommes au Mexique, au Sud de la Californie et du pays où triomphent le libertarisme qui dévore tout, les corps, les sentiments et les âmes.

L’acculturation est presque totale. Le télescopage entre les réalités sociales les plus rudes et les expressions américaines qui sont censées les maquiller est saisissant. La China, par exemple, employée comme garde du corps et Best Friend Forever de la fille chérie d’un chef. Ou la jolie blonde qui se rêve en épouse docile papillonnant au milieu de gens bien, « tu sais, nice », dit-elle, saisissant malgré elle toute l’insipidité et l’hypocrisie de cet adjectif américain, nice. Chiennes de garde est ponctué, non seulement de termes espagnols intraduisibles parce que trop ancrés dans la culture mexicaine, mais de termes américains également intraduisibles parce qu’ils ont vicié la langue des autres et qu’il faut montrer, dénoncer ce vice.

La satire est évidemment sensible et on sourit, quand on ne rit pas, mais d’un rire jaune, épouvanté. Dahlia de la Cerda se fraye un chemin risqué entre hyper-réalisme et outrance, entre caricature et véridicité. Il suffit d’un mot, d’un détail cru, d’un chiffre qui semble excessif pour que s’entende son rire sardonique. Et encore. L’univers des narcos a si profondément gangréné le pays qu’il arrive que l’on hésite ; on ne sait plus où exactement situer la frontière entre vérité et exagération, crudité et kitsch. Qui sait s’il n’existe pas des flingues Hello Kitty quand on sait que les narcos embauchent des enfants qui sont à l’âge où la distinction entre bien et mal, entre fiction et réalité, est encore fragile ? Comment réagir quand on lit « Je lui ai coupé la tête, les jambes et les bras et j’ai jeté son humanité dans un sac noir » ? En éclatant de rire ? En hurlant ? En relisant pour être sûr d’avoir bien lu ?

Là où ont grandi ces chiennes de garde, la mort ne menace pas, elle est là, parmi les vivants, célébrée comme en une danse macabre, ou déjouée crânement quand on traverse tout le pays perché sur un train nommé La Bestia. L’épisode fait référence à l’histoire intitulée « Le Sourire », dont la narratrice finit par être embauchée dans une maquila, une usine de la frontière du nord du Mexique, puis violée et laissée pour morte : « Est-ce qu’ils m’ont vraiment tuée ? » demande-t-elle, jusqu’au moment où elle comprend : « Je ne savais pas que la mort c’était moi. »

C’est à ce genre de retournement que l’on mesure l’intelligence, narrative et humaine, de Dahlia de la Cerda. Ses personnages vivent dans une zone frontalière entre vivants et morts, dans un purgatoire où l’on tue en invoquant Satan et l’on défie Dieu tout en le craignant. Partout revient le vocabulaire d’un catholicisme ancré dans les consciences, mais un catholicisme superstitieux, impuissant, dont le cinquième commandement est communément enfreint.

Alors, quel avenir, pour ces femmes ? Pour le Mexique ? Comment le pays parvient-il à survivre ? La réponse demanderait une approche historique, économique, sociale, ou plus littéraire, plus métaphorique. Récemment, en effet, nous avons découvert l’existence d’un étrange batracien mexicain, l’axolotl, une forme de salamandre qui fascina plusieurs artistes et penseurs à cause de son exceptionnelle capacité de résistance et de reproduction. Faut-il y voir l’image de celle du Mexique et de ses femmes ? Pour en avoir plus, les plus curieux pourront lire L’Axolotl, une nouvelle de Wolfgang Paalen, artiste surréaliste, postfacée par Gilles Tiberghien et éditée par les éditions du Chemin de fer. Elle transporte dans un autre Mexique, antique et fascinant.

Dahlia de la Cerda, Chiennes de garde, traduit de l’espagnol (Mexique) par Lise Belperron, Éditions du sous-sol, mars 2024.


Cécile Dutheil de la Rochère

critique, éditrice et traductrice

Mots-clés

Féminisme