L’esprit des Noëls qui ne passent pas – sur Les Sentiers de neige de Kev Lambert
Les Sentiers de neige est un livre de famille qui commence l’avant-veille de Noël et se termine en janvier. Conte d’hiver en est le sous-titre. Les héros sont deux enfants de huit et neuf ans, Zoey, au premier plan, et, au second, Émie-Anne, sa cousine. Les fêtes sont lourdes, les adultes affreux, on a l’impression en le lisant d’être Danny dans The Shining, qui fonce au volant de son tricycle dans les couloirs de l’hôtel Overlook.
Il y a une apparition que Zoey appelle Skyd, abréviation de « Skull Kid » : Lambert a expliqué en interview que son roman est construit comme le jeu vidéo Zelda, en une sorte d’entonnoir effrayant où la descente vaut pour apprentissage. Et de fait, l’écrivain n’a pas lésiné sur les tunnels secrets dans les cervelles d’Émie et Zoey (au risque de rendre le voyage un peu longuet).
Skyd est une « créature démoniaque, hantée par un masque maudit », qui évoque pour le héros « une terreur familière, un point de douleur, comme un couteau retiré de sa gorge. Zoey voyait pour la première fois quelque chose qu’il portait en lui – un vide, une douleur, une cicatrice possèdent la même énergie, la même apparence que Skyd ». Ce sera à la fois un double de l’enfant et un guide dans la connaissance qu’il a de lui-même. Le masque devra être arraché, le souvenir du traumatisme déterré. Dans The Shining, Danny a des dons médiumniques. Le sous-titre québécois est d’ailleurs L’Enfant lumière. Fermeture de la parenthèse kubrickienne.
Où a-t-on déjà vu des histoires de veille de Noël avec des esprits dedans ? Partout dans le monde anglo-saxon, plutôt que dans la littérature francophone. Le film The Nightmare Before Christmas (1993) de Selick et Burton, par exemple. Ou encore le modèle primitif A Christmas Carol in Prose (1843) de Charles Dickens, à qui les historiens imputent les rassemblements familiaux du soir de Noël et qui s’ouvre par cette phrase intraduisible : « Marley was dead: to begin with. » Celui qui disparaît, au début de Sentiers de neige, c’est Zoey, puisqu’il ne passera exceptionnellement pas le soir de Noël avec sa mère mais avec son père. Les parents ont récemment divorcé. Son absence chez sa mère sera comme un « spectre » au milieu des réjouissances.
Et comme dans A Christmas Carol in Prose, il y aura un esprit (tout à la fois celui des Noëls passés, présents et futurs), qui fait voir tout ce qui est ordinairement caché dans la société et fournit aux héro·ïnes des secrets nécessaires à leur émancipation ou leur libération de l’adversité. Iels en ont besoin, car Émie-Anne est une petite fille adoptée, victime du racisme ordinaire (on la désigne sous le générique « chinoise »), tandis que Zoey « a une petite voix et […] aime les choses de filles ». On est en 2004 et « tout ce qui est nul est “gay” ». Zoey a vu l’homophobie et la grossophobie s’exercer contre un de ses camarades qui « est rejet dans son niveau » et il préférerait éviter.
Puisqu’on en est aux dénominations et aux québécismes, notons que ces Sentiers de neige sont plutôt niveau B2 par rapport à Que notre joie demeure, multiprimé l’an dernier, ou Querelle en 2019. Par exemple, on prendra garde de ne pas se faire avoir par le faux-ami « se sentir mal en hosto » (non pas à l’hôpital mais « en hostie », c’est-à-dire se sentir « très » mal). Kev Lambert retranscrit beaucoup de dialogues ardus, tel celui-ci, entre tontons mascus qui se plaignent du divorce : « C’est eux autres qui veulent se séparer, pis c’est à nous autres de payer. Est où la logique ? — Sont ben en crisse. — Y t’a une méchante gang de folles dans société (p. 157). » On retiendra la récurrence de deux adjectifs québécois, comme deux pôles de ces quatre cents pages de fin d’année vue par des enfants : « plate » (ennuyeux, banal) et « épeurant » (qui fait peur). Entre les deux, circulent beaucoup de choses.
Zoey et sa cousine Émie sont à l’âge où les adultes « grotesques » entreprennent de les transformer en pré-adolescent·es tout en les tenant à l’écart des représentations sexuelles. Par exemple, on revend les collections de Playmobil et on échange les chouettes housses de couette Jar Jar Binks contre des infamies rayées : Zoey écope quant à lui d’une « douillette » à l’effigie du club de hockey préféré de son père. Mais franchement « les adultes servent à rien ; à rien, à part nous retarder, nous empêcher de faire des choses importantes », du moins ceux qui sont de la famille, les « adultes responsables ». Pour les autres, cela peut être pire : à l’école, « les adultes sont des vieilles corneilles qui se délectent de chair fraîche » et, en général, « les humains sont potentiellement méchants, mal intentionnés, Zoey le sait. Ils vous font des beaux sourires avant de vous enlever et de vendre vos organes dans des pays froids. »
On n’a donc pas très envie de grandir et même si Émie et Zoey possèdent la force et l’ironie d’une Zazie dans le métro, iels sont horrifié·es par la perspective de la puberté : dans une scène d’anthologie, comme on dit, les deux enfants se sont cachés sous le lit du cousin Damien, seize ans, et iels l’aperçoivent par mégarde nu : « Quand Damien secoue sa tignasse, Zoey voit une tache foncée sous son bras. C’est bel et bien une touffe de poils, il a le temps de les distinguer presque un à un avant que son champ de vision se remplisse de points noirs étourdissants. » Le petit garçon (qui sera genré au féminin à la fin du roman) est obsédé sexuel mais d’une façon en quelque sorte négative, douloureuse : « “Sexe”, il l’entend partout, ce mot, il a l’impression étrange que le mot le vise, qu’il parle de lui, le poursuit en faisant référence à quelque chose qu’il voudrait cacher. “Sexe”, le mot grouille comme une larve carnivore qui pique directement son cœur. »
Le corps gay ou non assignable se représente impur, se voit comme manque, effondrement imminent : prêt à être englouti, annihilé.
Un des efforts remarquables des Sentiers de neige, une chose sans doute jusqu’ici jamais décrite en littérature ou ailleurs (et qui suffirait donc à rendre ce roman exceptionnel), c’est la représentation intime du corps genré que se fait un enfant qui, lui, ne se sent pas genré, n’arrive pas à coller à son assignation. C’est aux pages 357-358, quand Zoey repense au corps de Damien et à celui d’un camarade d’école : « Deux garçons plus vieux qui traversent la vie avec un détachement magnifique, comme s’ils n’avaient jamais eu peur ; ils rayonnent d’une supériorité massive, de grandes statues qui se dressent dans le noir, ces garçons ont une facilité à exister, à se mouvoir dans le monde que Zoey n’a jamais eue. Aucune bête ne risque de se manifester pour les dévorer. »
Le corps hétérosexuel cisgenre est fait, dans l’esprit de Zoey, d’une autre pâte que le sien : « Des formes dures sortent [du] corps [de Damien] pour faire pression contre sa peau tendue. » Il y a une rigueur (érectile, peut-être) qui est aussi un aplomb mental, une façon différente de remplir l’emballage de chair qui nous est dévolu. Une forme de gloire divine, une puissance impassible qui fait que « jamais Zoey ne leur ressemblera, elle le sait ; jamais elle ne sera à la hauteur, elle ne courra jamais aussi vite, ne jouera jamais aussi bien de la guitare, n’aura jamais cette innocente gentillesse, cette douce lenteur d’esprit qui témoigne de leur pureté d’âme ». Le corps gay ou non assignable se représente impur, se voit comme manque, effondrement imminent : prêt à être englouti, annihilé.
Mais à la fois, si ce corps fait défaut, l’esprit, lui, ne manque pas. « Les adultes croient que l’imagination est sans pouvoir sur la réalité » : Kev Lambert se fait fort de montrer que les représentations peuvent être changées, en particulier par le langage – puisque l’écriture est son domaine. L’exemple le plus évident est le « elle » utilisé pour désigner Zoey. Mais c’est aussi évidemment l’intégralité des mondes fictifs que Lambert développe. Il y a certes les mondes du video game et de la fantasy que traversent les deux enfants, mais plus convaincantes encore sont les façons qu’ont ceux-ci de regarder la banalité du réel, telle cette page consacrée au buffet de Noël : « La fratrie occupe le centre d’une grande table et impose son rythme, le reste du monde essaie de les suivre, on croirait assister à un concours, ils ont chaud, s’essoufflent, avalent des bouchées immenses qu’ils font descendre avec une gorgée de bière, ils gobent un morceau de tourtière, enfoncent une, deux fois les dents dans la matière salée, puis se tordent le cou pour l’avaler et reprendre part à la discussion. En parlant la bouche pleine, ils garnissent les conversations de morceaux de nourriture catapultés dans l’air comme des satellites en orbite. »
Kev Lambert voit et fait voir les choses à nouveaux frais, loin des clichés qui garnissent encore nombre de romans publiés. Ici (on excusera la pédanterie de l’explication de texte), la transformation d’une scène de repas en tableau industriel ou productiviste (« occupe », « rythme », « concours ») sur lequel on zoome, puisque soudain ces personnages, des oncles éloignés, deviennent l’aune du « reste du monde ». Lambert s’amuse à entrer (« chaud », « avalent », …) et sortir (« s’essoufflent », « catapultés », …) de ces corps au travail, nous les fait entendre, voir, toucher presque, tandis que la nourriture (précédemment désignée comme « montagnes brunâtres plein les assiettes ») n’a rien de festif mais reste simplement « morceaux » et « matière », certes « salée » ou « tourtière » – laquelle rime avec « bière », ce qui met en avant son signifiant.
La musique de Lambert est faite d’accumulations et de légers décalages (« immense » pour « bouchée », avec sa valeur spatiale d’« infini », plutôt qu’« énorme » par exemple, qu’on attendrait), et si le début de la description est relativement réaliste, la seconde moitié invente une façon cette fois presque abstraite, toute extérieure, de décrire la mastication et la déglutition : « Enfoncent une, deux fois les dents dans la matière salée, puis se tordent le cou pour l’avaler. » La phrase de conclusion poursuit ce travail de réagencement de la sensation et du sens en confondant parole et pitance : « En parlant la bouche pleine, ils garnissent les conversations de morceaux de nourriture catapultés dans l’air comme des satellites en orbite. » Du point de vue des enfants, tout ce qui passe par la bouche (mots, nourriture) est au même niveau d’inanité : les adultes ne savent que postillonner.
Ce qu’on verra à la fin du roman, c’est que ce travail sur la langue, travail qui permet d’arracher le masque de Skyd-Zoey, ne sauve pas que cet enfant ou ces enfants-là. Les Sentiers de neige n’est pas seulement un récit queer, n’est pas seulement édifiant (de même que A Christmas Carol in Prose est surtout drôle, surtout un jeu de point de vue) : c’est une tout autre manière de voir les choses qui « sauve » le monde de la vilénie adulte : « En […] libérant [Skyd] du masque, ils ont empêché la lune de tomber sur la terre. Grâce à eux, le jour de l’An est sauvé, tout le quartier est passé à un cheveu de périr. […] Zoey et Émie, par gentillesse, par générosité, par largesse de cœur, ont décidé de sauver les adultes innocents. » Ah oui, on a oublié de le signaler : Les Sentiers de neige sont aussi très pince-sans-rire.
Kev Lambert, Les Sentiers de neige, Le Nouvel Attila, octobre 2024.
Cet article a été publié pour la première fois le 13 novembre 2024 dans le quotidien AOC.