Virus

Jacques Derrida : « Si je peux faire plus qu’une phrase… »

Journaliste, Critique, Journaliste

À en croire Jean-Michel Blanquer, la pensée de Derrida est un virus. Raison de plus pour prendre le temps de laisser au philosophe de la nouvelle cible à abattre – la « déconstruction » – le temps de déployer sa pensée, telle qu’il y a dix-huit ans elle nous permettait déjà de saisir ce qui, dans le cours du monde, de la politique et des médias, n’a fait depuis que s’accentuer.

Aux côtés de celles de Foucault et Deleuze, et en pleine pandémie mondiale, la pensée de Jacques Derrida s’est récemment trouvée qualifiée de « virus » par un ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, dont je me suis surpris alors à imaginer qu’il devait déjà lire le Fig Mag au temps, le mouvement étudiant de novembre-décembre 1986, où son directeur, Louis Pauwels, croyait bon d’ironiser sur le « sida mental »… Peu, trop peu de réactions toutefois à cette énormité proférée ès qualité en marge de ce soi-disant « colloque » de la Sorbonne lors duquel un aréopage aigri a décidé de prendre pour cible le concept derridien de « déconstruction », hormis celle, fidèle, d’Élisabeth Roudinesco qui, dans Le Monde, a choisi de parler, et ce n’était pas un hasard, de « guerre à l’intelligence ».

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« L’Appel contre la guerre à l’intelligence », c’était le titre du texte diagnostic qu’en février 2004, avec quelques amis, nous avions rédigé pour Les Inrockuptibles puis décidé de soumettre à signature publique, et qui devint en quelques heures, en France, la première pétition à bénéficier pleinement de la technologie numérique, recueillant des centaines de milliers de signatures, au point de faire la Une du New York Times et de faire tomber l’alors ministre de la culture, Jean-Jacques Aillagon. Il s’agissait, très simplement, de mettre en relation différents mouvements sociaux récents, des intermittents du spectacle aux magistrats, des chercheurs aux architectes, des psychanalystes aux étudiants, qui tous nous semblaient s’opposer à ce que nous proposions d’appeler par son nom : une attaque en règle contre l’intelligence, entendue étymologiquement comme une façon de relier, de faire société.

Jacques Derrida avait signé bien sûr, parmi les premiers. Et il fut très en colère, lorsque pour remplacer ce ministre viré – loin d’être le pire –, le premier ministre d’alors, Jean-Pierre Raffarin, nomma celui qu’il avait précisément envoyé en service commandé répondre en Une du Monde à notre Appel, un certain Renaud Donnedieu de Vabres…

Tellement énervé qu’il nous avait conviés chez lui pour parler politique. Jacques Derrida était malade, il se savait condamné je crois – il est mort six mois plus tard. Alors Jade Lindgaard, Jean-Max Colard et moi, accompagnés de la photographe Laure Vasconi, prîmes un jour de mars 2004 la direction de la petite maison d’un lotissement de Ris-Orangis, dans laquelle, cela ne s’invente pas, Jacques et Marguerite Derrida emménagèrent en mai 1968. Et nous passâmes un merveilleux et inoubliable après-midi à réaliser, pour notre journal d’alors, Les Inrockuptibles, ce long entretien qu’il m’a semblé particulièrement opportun de republier aujourd’hui, tant il résonne, dix-huit ans après. SB

Pour quelles raisons estimez-vous que le gouvernement met en place une ou des politiques qu’on pourrait qualifier d’anti-intellectualistes ?
Si j’ai signé très vite et sans état d’âme l’Appel contre la guerre à l’intelligence, c’est qu’il maniait avec beaucoup de prudence le mot si équivoque d’« intellectuel ». En couvrant un champ qui passe par la recherche, l’enseignement, les arts, mais aussi d’autres domaines comme la justice ou la santé publique, vous avez prévenu toutes les objections. On n’avait plus le droit de penser que ce texte était corporatiste ou tendait à protéger des « professions » dites intellectuelles.

Le mot « intellectuel » doit être manié avec prudence, mais un mot n’a de sens que pris dans une phrase, dans un discours – et le vôtre marquait bien ce qu’intellectuel et, par opposition, anti-intellectualisme voulaient dire. J’ai été sensible aussi au fait que, loin de tout souci électoraliste, vous débordiez la frontière de la droite chiraco-raffarinienne qui a poussé jusqu’à la caricature les agressions contre ce qu’on appelle l’intellectualité : vous avez signalé que les dangers de cette politique avaient déjà leurs prémisses sous des gouvernements dits de gauche et de cohabitation. Je le crois aussi. Depuis longtemps.

Et vous avez noté que cette politique n’était pas simplement nuisible à la recherche, à l’éducation, aux arts, mais qu’elle avait des effets sur l’ensemble de la société française. Y compris sur l’économie : le Medef, qui inspire la politique du gouvernement actuel, devrait comprendre qu’il a intérêt au développement de la recherche. Qui n’est pas, à sa manière, un « intellectuel » aujourd’hui ?

Marx a beaucoup misé sur l’opposition entre travailleurs manuels et travailleurs intellectuels, mais, au XIXe siècle, cette distinction était déjà problématique. Aujourd’hui, elle ne vaut plus rien. Désormais, n’importe quelle compétence professionnelle est « intellectuelle », partout où de la techno-science ou de l’informatique (au moins) deviennent indispensables, dans la police aussi bien que dans la médecine, dans l’armée, dans les transports et dans l’agriculture, dans les médias, dans la vie politique – où il y a même de « grands intellectuels », comme on dit, et des « écrivains » (Mitterrand), de « grands écrivains » même, parfois militaires d’origine (De Gaulle).

Vous avez prononcé le mot d’« intellectualité ». Nous avions choisi celui d’intelligence, et l’on s’est rendu compte, à la violence de certaines réactions, qu’il était presque devenu inutilisable.
L’intelligence a une longue histoire philosophique. On l’oppose souvent à l’intuition (Bergson), ou à la raison (Kant, Hegel, etc.). Dans ce contexte-ci, et dans un langage plus quotidien, ce serait plutôt la vigilance quant à l’indissociabilité entre le savoir et l’action, entre savoir et faire, entre un savoir théorique et une compétence technique. Les meilleurs exemples, on peut les prendre dans les champs médicaux ou juridiques. Les professionnels de la médecine doivent être à la fois attentifs à la recherche, qui va très vite, et dans le même temps engagés dans l’urgence d’une thérapeutique.

Pour le juriste, c’est la même chose : être intelligent, c’est connaître l’histoire du droit, la jurisprudence et aussi savoir prendre une décision judiciaire. Cet énervement autour d’un soi-disant monopole de l’intelligence, cette dévalorisation de « l’intello » semble être un phénomène très français. Ce qui peut apparaître paradoxal dans un pays qui demeure caricaturalement aux yeux de beaucoup comme celui des « intellectuels ».

En France, les intellectuels sont présents dans les journaux, à la radio et, de plus en plus, à la télévision. Cette perméabilité entre le champ intellectuel et le champ médiatique est un phénomène très français. Pour l’espace public et pour la démocratie, c’est une bonne chose que cette prise de parole – et cette responsabilité – assumée dans le débat politique, en tout cas si elle ne devient pas gesticulatoire, si elle ne se laisse pas contaminer par les petits narcissismes promotionnels, les facilités démagogiques ou de vulgaires appétits éditoriaux. Car, comme toujours, cela peut aussi devenir équivoque.

Depuis près de quarante ans, la politique se fait de plus en plus à la télévision, qui est devenue un instrument nettement plus puissant que la presse écrite. Or, depuis vingt ans, l’histoire de la télévision française, avec la multiplication des chaînes, la concurrence publicitaire, la cohabitation jalouse entre chaînes publiques et privées, a imposé un ajustement du discours et des images au niveau supposé (à tort !) moyen, ce qui veut dire aussi médiocre, des citoyens français. Tous les discours apparemment compliqués, sophistiqués, prudents, ceux qui font des plis, se sont en quelque sorte trouvés exclus de la télévision.

Cette évolution, que j’ai vu se produire au fil des ans, n’épargne d’ailleurs pas la presse écrite : combien de fois m’a-t-on expliqué que c’était trop compliqué, qu’il fallait couper parce que les gens ne « suivraient » pas. Les responsables des médias qui structurent le champ de l’espace public français mènent une véritable chasse à l’intelligence, une offensive contre tout ce qui manifeste de l’intelligence et qui est nécessairement compliqué, plié, circonspect, qui procède à son rythme, demande du temps et de la lenteur.

Bourdieu a dit des choses très justes au sujet de la « vitesse » télégraphique violemment imposée par tant de médias. J’ai peu d’expérience de la télévision, et pour cause, mais je sais qu’on me demande chaque fois d’aller droit au but, de tout ramasser sous une forme de slogan ou de mot d’ordre. Si je commence à prendre des précautions, à entrer dans des subtilités, on me coupe, on m’interrompt, on me laisse entendre que l’Audimat en souffrira. Il valait mieux en inviter d’autres, toujours les mêmes, qui ne demandent qu’à se conformer à cette loi pour en tirer quelques petits bénéfices.

Cette obligation de simplifier, ce triomphe du simplisme, on peut l’interpréter comme une guerre – consciente ou non, délibérée ou non, mais implacable – contre l’intelligence, les intellectuels, ou plus largement l’intellectualité. Qu’il s’agisse de littérature, de politique ou de n’importe quoi, faire passer un discours compliqué à la télévision reste une prouesse.

Avec la multiplication des chaînes, un bref instant, j’ai rêvé d’émissions où l’on puisse prendre son temps, laisser leur chance aux silences, aux hésitations (que je crois, dans certains cas, plus fascinantes et « médiatiques » que l’inverse, mais laissons). L’Audimat veille – donc la publicité – et la concurrence joue en sens inverse. Les chaînes publiques se mettent au pas des chaînes privées.

Dans votre livre d’entretiens avec Élisabeth Roudinesco (De quoi demain…), vous notiez qu’« il n’y a rien de sérieux en politique sans cette apparente “sophistication” qui aiguise les analyses sans se laisser intimider fût-ce par l’impatience des médias ». Le formatage médiatique produit donc des effets désastreux jusque sur le discours et la pratique politiques ?
Oui, d’autant plus qu’un grand nombre d’intellectuels a intériorisé ces impératifs de limpidité apparente, de transparence par le vide, d’intelligibilité immédiate. Ils se sont mis à produire les discours faciles et simplificateurs qu’on leur commandait. Dans les années 1960 et 1970, les discours « difficiles » séduisaient, ils passaient, ils se « vendaient » même. Il y avait une réceptivité, une demande pour ce type de parole.

Mais, petit à petit, certains – et souvent, c’était nos élèves… – ont compris que tout ça ne passait plus dans les médias : si l’on voulait devenir très vite une figure médiatique, il fallait simplifier, opposer noir et blanc, larguer l’héritage sans s’embarrasser de concepts. La « nouvelle philosophie » a commencé à ce moment-là. Un discours simplificateur, d’un point de vue éthique, juridique et politique, s’est mis en place et a influé sur un lectorat élargi, effet pervers d’une juste démocratisation de l’enseignement. Les responsables politiques se sont aussi ajustés à ce type de discours.

L’équivoque – car voilà une complication dont je veux tenir compte –, c’est que souvent ces jeunes gens se mobilisaient pour de bonnes causes, des causes justes : les droits de l’homme notamment. Cette génération se battait pour des causes souvent respectables, en principe, mais en donnant l’impression de s’en servir plutôt que de les servir. Le théâtre médiatique était géré par cette occupation et il était difficile de s’y opposer sans paraître diabolique et voler au secours de « mauvaises causes ».

Je me pose beaucoup de questions sur les droits de l’homme, sur l’histoire de ce concept, sur ce qu’on en a fait, mais je ne dirai jamais que je suis « contre ». Je ne m’opposerai jamais à quelqu’un qui se bat au nom des droits de l’homme, qui apparaît à la télévision en leur nom, je ne le peux pas et ne le veux pas. Donc, je suis muselé. Il devient très difficile de dire que les droits de l’homme ont une histoire, qu’il faut savoir quelles sont les limites conceptuelles de cette notion, combien elle a été enrichie et compliquée après 1789…

Il est très difficile d’expliquer qu’aujourd’hui que le combat pour les droits de l’homme ne se limite pas aux causes classiques que l’on invoque habituellement mais qu’il va très loin, que la majorité de l’humanité crève de faim, que le sida dévore l’Afrique, etc., et que laisser mourir est parfois tout aussi grave, voire plus grave, que tuer. Par exemple aucun des tribuns « droits-de-l’hommistes » patentés, en France, ne s’est mobilisé autour de ces tragédies mondiales et de la culpabilité politique de tous les citoyens des pays riches, des « pays des droits de l’homme ».

Les mêmes ne se sont pas mobilisés contre la peine de mort (surtout en Chine et aux États-Unis). J’ai cru devoir le faire depuis des années et non seulement dans mon enseignement. Je pourrais faire l’histoire de mes silences obligés. Il y a eu des moments où, bien que « de gauche », comme on dit et comme je l’ai toujours été, je ne pouvais ni souscrire à la politique marxiste officielle du parti communiste, au marxisme donc, ni même à l’althussérisme, mais je ne voulais pas non plus, à tort ou à raison, m’y opposer publiquement, me faire l’allié « objectif » d’un anticommunisme à mes yeux tout aussi suspect, dans une situation donnée. Donc je l’ai fermé pendant très longtemps. Mais certains savaient interpréter mes silences à travers ce que je publiais.

Pourquoi avoir gardé le silence ?
Je votais toujours à gauche, bien sûr, je marquais dans mes textes assez clairement quelles étaient mes préférences. Je ne voulais pas paraître de droite. Je n’étais pas de droite. C’est donc un silence que je n’ai rompu explicitement que très tard, c’est-à-dire après la chute du communisme, quand j’ai écrit Spectres de Marx.

À la fin des années 1970, au début des années 1980, tout en ayant un jugement négatif sur une certaine théâtralisation de ces intellectuels, ceux qu’on appelle aujourd’hui les « intellectuels médiatiques », je ne pouvais pas non plus les condamner. Néanmoins, lorsque j’ai organisé, avec d’autres, les États généraux de la philosophie en 1979, je m’en suis pris, dans mon introduction, aux intellectuels qui abusaient des médias et qui rendaient de mauvais services à la philosophie.

Non seulement Bernard-Henri Lévy et Dominique-Antoine Grisoni s’en sont pris à moi, et ont tenté de faire une obstruction physique au déroulement des États généraux, mais même un inspecteur général de philosophie qui avait été mon prof, Étienne Borne, m’a accusé de prendre à partie des gens qui s’engageaient pour des causes morales et justes. Ce n’était pas à la morale et encore moins à la justice que je m’en prenais, mais à la pratique médiatique et aux abus auxquels ces gens se livraient à des fins de représentation, je le disais à l’instant, narcissico-promotionnelles. On se sentait donc un peu paralysé.

Et c’est ce courant qui a favorisé l’orientation que vous dénoncez aujourd’hui, aussi bien à gauche qu’à droite. Parce que la plupart de ceux ou de celles dont je parle ici ont été politiquement à droite et à gauche, simultanément ou successivement, gommant le clivage et s’adaptant à chaque fois au pouvoir dominant, ou aux pouvoirs dominants quand il y en avait deux pendant la cohabitation. Ils ont cohabité avec tous les cohabitants.

Beaucoup d’artistes qui ont, comme vous, refusé d’apparaître à la télévision dans les années 1970 regrettent aujourd’hui d’avoir finalement laissé la place à d’autres, qui continuent aujourd’hui d’occuper tout l’espace.
C’est vrai. De ma part, comme pour celles et ceux qui se sont montrés extrêmement prudents, parcimonieux, ce ne fut pas du mépris. J’avais refusé par principe d’aller à la télévision. Ce n’était pas une opposition à la télévision elle-même. C’était une méfiance à l’égard de la façon dont la télévision était mise en œuvre : le rythme, la temporalité, la culture des personnes qui vous interrogeaient.

Je n’aurais jamais accepté d’aller chez Pivot (qui ne me l’a d’ailleurs, et pour cause, jamais demandé). Je n’avais rien contre cet homme estimable dont la célèbre émission a rendu des services, mais je ne pouvais pas parler avec lui – je voyais le moment où il allait m’interrompre pour me demander si mon texte était autobiographique ou non, de raconter des histoires, l’intrigue de mon livre, etc.

Or, bien avant cette télévision, il y en avait une autre, et des émissions littéraires d’une autre qualité. Desgraupes et Dumayet parlaient avec les intellectuels, avec les écrivains, en prenant leur temps, en laissant parler, en acceptant les silences et les hésitations. Je n’ai rien contre cette télévision-là et je continue d’espérer qu’on saura en reconnaître et en ressusciter les qualités.

Vous avez longtemps refusé d’apparaître en photos, comme Daniel Buren, jusqu’au moment où il s’est rendu compte que cela créait une sorte de mythe autour de lui.
Je reconnais avoir cédé à cette – comment dire… « idéologie » ? – prude coquetterie. On était contre la représentation. L’écrivain ou le philosophe n’avait pas à apparaître sur la couverture d’un livre. Ce n’était pas l’objet, ce n’était pas nécessaire. De plus, j’ai une relation difficile et tourmentée avec mon image, mais c’est autre chose. Les deux motivations se confirmant l’une l’autre, il me fut très facile, pendant près de vingt ans, de dire « non, pas d’image ». Les États généraux de la philosophie furent le premier moment où mon image est devenue publique, il y avait des photographes dans la salle, aucun contrôle n’était possible. Je ne peux pas me justifier totalement, sauf à dire que je n’étais pas contre la photo mais contre un certain type de photos.

Au-delà de la question de la photo, quel espace de résistance, ou peut-être de survie, reste-t-il possible dans un monde médiatisé qui rend invisibles ceux qui ne se montrent pas au travail ?
Il faut sortir de cette invisibilité quand des causes politiques l’exigent. Mais il faut aussi essayer de contrôler ces apparitions, en profiter pour dire sa méfiance à l’égard de la médiatisation. Ce que je ne manque pas de faire à chaque occasion. Il faut rappeler les partenaires journalistes à leurs propres responsabilités.

La première fois de ma vie où j’ai accepté d’être filmé par la télévision, c’est lorsque je suis rentré de Prague. J’avais été emprisonné, alors que, après avoir fondé avec Jean-Pierre Vernant l’association Jan Hus (destinée et décidée à aider les intellectuels tchèques menacés par le régime communiste), je m’étais rendu à Prague pour tenir des séminaires clandestins avec certains de ces intellectuels ou chercheurs persécutés, leur apporter des livres et de l’argent. À la fin de mon séjour, on m’a arrêté à l’aéroport, on a mis de la drogue dans ma valise et on m’a emprisonné.

À ma libération, j’étais le seul à pouvoir témoigner de ce qui venait de se passer. Les journalistes sont arrivés à Stuttgart dans le train qui me ramenait de Prague. C’était dans la nuit du 1er au 2 janvier 1982. Arrivée à la gare de l’Est, à l’aube. Foule de journalistes. J’avais posé comme condition aux journalistes de la télévision qui étaient montés dans le train que je puisse voir dans le studio ce qu’ils allaient monter et montrer.

À 7 heures du matin donc, avec ma femme et mes deux fils qui étaient venus me chercher, nous sommes allés rue François-Ier. François-Henri de Virieu m’a reçu, il m’a montré les images qu’ils allaient diffuser à midi. La résistance, c’est de choisir ses apparitions, de les lier à des causes politiques collectives qu’on juge justes, et sans jouer les héros dans une aventure personnelle (pathétique et rentable). Je me suis contenté de rendre hommage aux intellectuels tchèques qui luttaient autour de la Charte 77.

Il faut tout faire pour ne pas abuser des médias ou ne pas se laisser abuser. Il faut déclarer, dans les médias, chaque fois que c’est possible, ce qu’on pense de leur propre responsabilité. Essayer de faire que sur la scène des médias, la question des médias soit thématisée, analysée. Autant que possible. Il ne faut pas résister aux médias en général, mais à certains d’entre eux. Il faut faire la différence entre une chaîne et une autre, une émission et une autre. Ce qui suppose qu’on s’y intéresse activement. Je regarde beaucoup la télévision. Je lis attentivement les journaux. D’ailleurs, à ma manière, en un autre sens, je suis aussi un intellectuel médiatique : dans l’espace public, je publie, j’enseigne, je donne beaucoup de conférences, parfois des entretiens…

Ce retour de Prague ou les mobilisations de Foucault et Bourdieu autour de la Pologne au début des années 1980 marquent la fin de ces apparitions classiques d’intellectuels. Comme si l’arrivée de la gauche au pouvoir avait coïncidé avec un long silence et un repli sur le travail académique. Il faudra attendre le début des années 1990 pour voir apparaître d’autres formes d’interventions dans le débat public avec Act Up, le mouvement social de 1995 ou les mobilisations altermondialistes… Des formes, une force peut-être, que l’univers politique a beaucoup de mal à saisir.
La vague dont vous parlez, elle existe déjà, elle se cherche encore un peu, mais elle est en train de s’identifier. Permettez-moi de rappeler que j’y insistais déjà clairement dans Spectres de Marx, en 1993, en parlant d’une nouvelle alliance ou d’une nouvelle Internationale. Je crois beaucoup en l’altermondialisation. Non pas dans les formes qu’elle prend actuellement, souvent confuses et hétérogènes. Mais dans l’avenir, je le crois, les décisions se prendront à partir de là, les États-nations hégémoniques et les organisations qui en dépendent (notamment les « sommets » économiques et monétaires) devront tenir compte de cette puissance.

Les partis politiques, tels qu’ils existent actuellement, en France ou ailleurs, sont incapables d’intégrer un discours altermondialiste. La force dont vous parlez, si elle se constitue, s’identifie, agit, ne peut se reconnaître dans aucun des appareils politiques, des discours, des rhétoriques politiciennes de gauche ou de droite aujourd’hui. Je n’ai rien contre les partis, il faut des partis. Mais l’idée que les partis, quels qu’ils soient, vont déterminer la politique, c’est fini. La nouvelle force à laquelle nous faisons allusion est sans parti, elle traverse tout le champ social, elle n’appartient pas à une classe sociale non plus, tous les types de travailleurs s’y retrouvent.

Comment imaginez-vous que puisse se bâtir l’espace public européen, cet élément manquant d’une construction européenne déjà bien avancée ?
Il n’y a pas de voie royale. Il faut multiplier les discours pour que l’Europe ne soit pas seulement une union économique protectionniste. L’Europe pour laquelle je militerais serait un lieu d’invention critique à l’égard de la démocratie, elle doit penser la refonte des démocraties contre un certain type d’hégémonie américaine, contre les théocraties musulmanes, et contre une certaine Chine.

Il faut donc multiplier les discours et les mises en garde. C’est là, je le crois, l’une des grandes responsabilités des intellectuels, de ceux qui font profession de réfléchir et de parler dans l’espace public, je dirais des philosophes et des juristes en premier lieu, des économistes aussi. Une autre faiblesse de l’Europe tient sans doute au fait qu’elle ne s’est pas dotée d’une force militaire efficace et indépendante. L’Europe n’a pas la puissance armée qui lui permette d’intervenir sur le terrain pour des causes qu’elle juge justes.

Les positions représentées, pour des motivations compliquées, par Chirac et Schröder quand ils se sont opposés à la politique « unilatéraliste » de Bush en Irak, ces positions que j’ai jugées justes, quelles que soient leurs motivations compliquées, ne pouvaient que prendre la forme d’oppositions verbales sur la scène du Conseil de sécurité de l’ONU dont les règles étaient violées. Il me paraît urgent que l’Europe dispose d’une force militaire qui compte au service d’une politique qui ne soit ni américaine, ni chinoise, ni arabo-islamique… C’est un peu utopique pour le moment.

Mais dans l’histoire et la mémoire de l’Europe (la bonne et la mauvaise, les Lumières mais aussi les pires moments des totalitarismes modernes – fascisme, nazisme, stalinisme, la Shoah, le colonialisme et les épreuves d’une décolonisation qui n’est pas allée sans « crimes contre l’humanité », etc.), dans cette « vieille » Europe meurtrie, il y a une ressource certes paradoxale, une ressource « d’avenir » qui devrait lui permettre pour changer la situation et les institutions internationales, le droit international, de résister et aux États-Unis et aux théocratismes islamistes, en s’alliant à ceux qui, Américains, Arabes, Iraniens ou Chinois, etc. luttent contre la politique dominante de leur pays.

Personne n’est plus à plaindre, par exemple, que tous les Arabes et les musulmans qui souffrent aussi bien de la répression (par exemple des femmes) dans leur pays ou dans leur culture – tout en étant injustement associés, dans l’opinion publique mondiale, aux crimes terroristes du type Al-Qaeda. Je pense beaucoup à eux, avec amitié et compassion : par exemple aux Palestiniens qui, tout en luttant pour l’indépendance légitime et à venir de leur État, n’en condamnent pas moins les attentats-suicides, mais aussi aux Israéliens qui luttent contre Sharon, et parfois refusent certaines des missions qu’on leur assigne, etc.

Que répondez-vous à ceux qui parlent, à propos du terrorisme aujourd’hui, d’une quatrième guerre mondiale ?
Je vais être encore obligé de compliquer les choses. D’abord j’hésiterais à appeler cela « guerre mondiale ». Il ne s’agit pas d’une guerre. Il y a une histoire du concept de guerre et c’est fini : il n’y aura sans doute plus de « guerre ». Il n’y a pas de guerre actuellement, si « guerre » signifie, en lexique et en droit européens, hostilités déclarées d’un État à un autre État.

Ce qui se passe aujourd’hui, la « guerre contre le terrorisme », ce n’est pas une guerre. Aucun État, en tant que tel, n’a approuvé ou soutenu le terrorisme du type Al-Qaeda. Il s’agit donc d’hostilités, de conflits de forces qui font rage, qui sont plus graves, peut-être plus inquiétants que telle ou telle guerre internationale ou civile, mais ce n’est plus une guerre. Il n’y va pas seulement du vocabulaire : le mot « guerre » égare. Politiquement aussi. C’est ainsi que Bush a égaré son peuple, en appelant à une « guerre contre le terrorisme ». Mais contre qui en vérité ? Ni l’Afghanistan ni même l’Irak ; ce n’était pas une guerre à l’État-nation irakien. Il faut donc trouver un autre mot. Comme pour le mot « terrorisme », qui est lui aussi périmé.

Pourquoi ?
On ne peut pas ne pas s’en servir, bien sûr. On dira par exemple que ce qui s’est passé récemment à Madrid, c’est du terrorisme. Mais si je demande qu’on réfléchisse à ce vocabulaire, ce n’est pas seulement par souci linguistique ou sémantique. Je crois que l’usage du mot obscurcit la chose politique, parfois à dessein.

Là aussi, les mots de terrorisme ou de terreur ont une histoire. La « terreur » par exemple, « terror » en anglais, c’est le mot dont se servait Hobbes pour définir le principal levier de tout gouvernement. Comme le disait Benjamin, tout gouvernement prétend détenir légitimement le monopole de la violence. Il opère par la crainte. On ne gouverne pas sans contraindre par la terreur, ou par la violence, ou par la peur, etc. Déjà, au sens banal, tout gouvernement est terroriste à sa manière !

Et d’ailleurs, pour sauter dans la modernité, les guerres modernes ont été pour une large part des « guerres terroristes » : les bombardements n’épargnaient pas les populations civiles françaises, anglaises, allemandes, russes ou japonaises. Et la bombe atomique, et Hiroshima et ses dizaines de milliers de victimes, n’était-ce pas du terrorisme ? N’a-t-on pas essayé d’impressionner l’ennemi en violentant de façon meurtrière des populations civiles en nombre incomparablement supérieur aux victimes des Twin Towers ou de Madrid ? Non seulement il y a du terrorisme d’État, mais le concept traditionnel du terrorisme est essentiellement associé au concept de l’État en tant que tel.

Maintenant, il y a une histoire du mot « terrorisme » qui remonte, je crois, à la Terreur révolutionnaire française. Il s’est ensuite déplacé dans la modernité, mais toujours dans des situations où un groupe organisé, qui n’était ni militaire ni civil, tentait de libérer ou de reconstituer un État-nation. Exemples : Israël a commencé par du terrorisme, les sionistes ont recouru au terrorisme, ensuite les Palestiniens aussi, bien sûr. C’est aussi évident pour l’Algérie, des deux côtés. Les résistants français, c’était des terroristes ! Sous Vichy, l’occupant nazi et ses alliés français les dénonçaient et les combattaient ainsi, c’était le mot courant. Puis ils sont devenus les héros de la libération ou de la reconstitution d’un État-nation légitime et fier de lui, reconnu, comme Israël, comme l’Algérie, par la communauté mondiale.

C’est l’équivalent de ce que Carl Schmitt appelle la « guerre des partisans » : ni une guerre civile ni une guerre internationale, mais l’action organisée d’un groupe de résistants qui utilise ce qu’on appelle aujourd’hui des attentats « terroristes » pour sauver un État-nation, le libérer, le reconstituer ou en reconstituer un nouveau, comme c’est le cas avec Israël et la Palestine.

Or, aujourd’hui, ce qu’on appelle dans la plupart des cas, en dehors de l’Irlande, « terrorisme », ce sont des actions violentes qui ne sont plus, désormais, organisées à des fins politiques, c’est-à-dire en vue de transformer, de constituer ou de reconstituer un État-nation. Il n’y a aucun avenir politique en tant que tel dans les actions d’Al-Qaeda. Un mouvement représenté par Al-Qaeda n’a aucun avenir, même si malheureusement une criminalité haineuse et sans avenir peut devenir désastreuse et pour des adversaires supposés et pour ceux dont on prétend représenter la cause, la foi, la religion.

Donc je n’appellerais pas ça « guerre », ni « terrorisme ». C’est une autre situation, un autre champ, une autre histoire qui commence. Il faut inventer d’autres mots, prendre conscience d’autres structures. C’est le concept même du politique qui change. Depuis la Grèce antique, le « politique » a toujours été associé à la polis, à la cité, c’est-à-dire aux frontières d’un État-nation localisé sur un territoire.

Aujourd’hui, et pour mille raisons, le politique n’a plus cette forme-là, il n’est plus, du moins en dernière analyse, la chose et le lieu stable de l’État-nation. Les conflits présents, ou à venir, risquent d’être encore plus terrifiants, justement à cause de cette indétermination de l’ennemi. On ne sait plus qui est l’ennemi.

Schmitt disait que le politique se définit à partir de l’ennemi. Eh bien, c’est fini, il n’y a plus, ethniquement, religieusement, politiquement, d’ennemi identifiable. N’importe qui peut devenir un ennemi. C’est terrifiant, parce que la technologie au service de n’importe qui peut faire des ravages : soit avec des bombes classiques, soit avec des armes bactériologiques, chimiques, atomiques et même informatiques. On peut maintenant paralyser un pays entier et des armées à partir d’interventions subtiles dans l’appareil informatique. Vision d’allure « apocalyptique ».

Cette lecture apocalyptique de la nouvelle donne internationale, est l’un des éléments invoqués pour justifier la politique de la peur (Europe forteresse, criminalisation des petites incivilités… ) appliquée en Europe et aux États-Unis. Cette obsession sécuritaire, que change-t-elle au politique ?
Qui le nierait ? Toute démocratie est menacée par la nécessité même de se protéger contre ledit « terrorisme ». On ne peut pas laisser tout le monde faire n’importe quoi sur un territoire. Il faut trouver, et c’est très difficile, une politique démocratique qui soit capable de bien gérer « l’auto-immunité », ce processus quasi suicidaire qui consiste, pour un organisme, à détruire ses propres défenses et à mettre en danger son autoprotection.

Dans de nombreux textes récents, j’ai étendu la « figure » de cette notion biologique à tout le champ de l’expérience, au champ politique en particulier. On en trouverait aujourd’hui mille exemples, et non seulement dans les aspects suicidaires des politiques américaine ou israélienne. Cette auto-immunité, on ne peut pas l’éradiquer, elle fait partie des possibilités structurelles de l’inconscient d’abord, mais aussi de la société, de la politique.

On ne peut pas se préserver, par définition, de l’auto-immunité. La responsabilité politique ne peut alors consister, par une intervention chaque fois singulière (il n’y a pas de règle préalable pour cela), qu’à en limiter les risques et les dégâts. L’ambiguité du gouvernement Bush comme du gouvernement Raffarin, c’est de se servir de la peur pour consolider leurs pouvoirs et leur police, tout en disant aux gens : « N’ayez pas peur, nous sommes là. »

Pour lutter contre la peur, pour que l’idée d’une peur inévitable ne soit pas instrumentalisée par des gouvernements, il faut savoir que, malheureusement, on ne peut pas lutter contre le terrorisme sans risquer de limiter les libertés publiques, sans menacer la démocratie. C’est le cas actuellement aux États-Unis, où, depuis le Patriot Act, après le 11 Septembre, les atteintes aux droits civiques se multiplient. Le FBI procède « légalement » à des interventions anticonstitutionnelles, par exemple dans les e-mails. Pour ne pas parler d’intimidations plus secrètes et sournoises. Ni de ce qui se passe à Guantanamo.

La lutte nécessaire contre le « terrorisme » suppose la collaboration entre des États. Il faut des États, des polices et des armées. Il faut partager la souveraineté, en repenser le concept et en réaménager l’espace. La souveraineté est encore, peut-être, dans certaines conditions et dans certaines limites, une bonne ressource pour lutter, et contre le terrorisme et contre les hégémonies mondiales, économiques en particulier, quand elles ne sont pas liées à des États-nations. Un certain ultralibéralisme économique en particulier, quand elles ne sont pas liées à des des États-nations. Un certain ultralibéralisme économique, par exemple, ne peut que profiter de la faiblesse de l’État-nation. La régulation du marché suppose aussi des autorités étatiques.

On a malheureusement aujourd’hui l’impression que chercher à comprendre le terrorisme, c’est risquer de se voir accuser de l’excuser, de le justifier. On se retrouve alors exposé à une permanente injonction de rappel à l’ordre.
Je ne veux pas choisir ni même distinguer entre « comprendre » et « justifier ». Non pas que ce soit la même chose. Mais il faut permettre aux « intellectuels », à tous ceux qui prennent la parole publiquement, de faire plus d’une phrase. Il faut pouvoir dire d’un côté « je condamne le terrorisme », « je condamne Al-Qaeda », « j’ai une immense compassion pour les victimes », et en même temps, d’un autre côté, dès la phrase suivante : « Mais je veux comprendre pourquoi et comment ça s’est passé », « je veux comprendre l’histoire du terrain géopolitique et même les racines théologiques, pour reconstituer la généalogie très lointaine d’un événement ».

Cet acte de comprendre n’est pas simplement un acte d’intelligence théorique. Il ne s’agit pas de comprendre pour comprendre, de manière spéculative, mais de comprendre pour changer les choses, en se référant à des normes, à la justice (et non seulement au droit positif). Pour cela, il faut qu’on me laisse la possibilité de dire plus d’une phrase, qu’on ne m’enferme pas dans un dilemme.

Si je commence à dire qu’il faut analyser la généalogie du mot « terrorisme », qu’il faut chercher peut-être un autre terme, il faut me laisser continuer, aller un peu plus loin pour dire que ça ne m’empêche pas de condamner, d’être contre ce qu’on appelle encore le « terrorisme ». Il faut me laisser le temps de ces deux phrases. Et de quelques autres.

En France, on a justifié, et on a bien fait, le terrorisme des résistants, on doit pouvoir se demander pourquoi, et de quel droit, les Israéliens pensent qu’ils ont le droit de justifier le terrorisme à la veille de la fondation de l’État, puis parfois leur terrorisme d’État, et les Palestiniens aussi, de leur côté, le « terrorisme » au service du futur État palestinien.

Cette analyse, que je ne peux engager ici, peut être interminable et remonter en tout cas très loin dans le temps, bien avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, vers des responsabilités qui ne sont strictement, dans cet exemple, ni palestiniennes ni israéliennes. L’évaluation normative n’est donc pas dissociable de cet acte de compréhension. Si je veux simplement soutenir une cause juste, ou justifier quelque chose, sans m’efforcer de le comprendre alors je ne justifie rien du tout.

On a pourtant beaucoup de discours politiques et philosophiques normatifs aujourd’hui, qui parlent du monde tel qu’il devrait être, et non tel qu’il est…
Oui, mais il faut les deux références. Dans tous mes textes, j’essaie de marquer qu’il y a des affirmations inconditionnelles, comme la justice, le don, l’hospitalité, qui ne sont pas praticables ou possibles, qui ne peuvent pas donner lieu à une politique ni à un droit : on ne peut pas faire de l’hospitalité inconditionnelle un concept politique ou juridique, ce n’est pas possible. Tant qu’il y a du droit, de la politique, de la nation, du territoire, on devra, si hospitalier qu’on soit, limiter l’hospitalité.

Néanmoins, on ne peut pas penser et favoriser une hospitalité conditionnelle possible sans penser l’hospitalité inconditionnelle : un certain impossible non négatif. Je m’en explique mieux ailleurs. On ne peut pas améliorer ou révolutionner le droit sans l’idée d’une justice plus grande, d’un droit plus juste. Si je veux être plus juste, il faut que j’incarne la justice aujourd’hui dans un droit meilleur. Si je veux être absolument accueillant à l’autre, laisser venir l’autre sans lui demander son passeport ni son nom, et m’exposer inconditionnellement à la venue de l’autre, il faut quand même que concrètement j’aie quelque chose à donner, et que donc je conditionne l’hospitalité. Chaque fois, je me retrouve ainsi dans la pensée difficile de deux concepts qui sont hétérogènes, irréductibles l’un à l’autre, mais en même temps indissociables.

Si, par malheur, on me demandait de choisir entre les États-Unis et Al-Qaeda, je choisirais les États-Unis, non que j’approuve en quoi que ce soit la politique de Bush, mais parce que je sais qu’il y a dans la démocratie américaine un principe de perfectibilité. Une historicité interne. C’est cela, pour moi, la démocratie : l’autocritique publique y est en droit possible, la perfectibilité y est ouverte à l’infini.

Les États-Unis sont, certes, pour une part, coupables. Ils ont commis des actes de type génocidaire, à travers une histoire terrifiante dont on n’a pas fini de faire le procès (le traitement des Indiens, l’esclavage, les bombes atomiques ou les armes de destruction massive qu’ils sont les seuls dans l’histoire, à cette date, à avoir utilisées ou déclarées légitimes dans leur propre intérêt. On pourrait citer tant d’autres exemples de violences injustifiables après la Seconde Guerre mondiale.

Mais en même temps, j’y insiste avec toute la force nécessaire, il serait honteusement injuste, odieux et ridicule de nier que les États-Unis ont aboli l’esclavage, ont tenté de réparer les violences faites aux Indiens, établi et fait progresser les droits civiques, le plus souvent respecté le premier amendement de leur Constitution (liberté de parole, liberté de la presse et d’expression publique de son opinion, séparation initiale de l’Église et de l’État – longtemps avant la France, même si le politique y est profondément marqué par la religiosité chrétienne).

Ce pays et cette nation se savent perfectibles et soucieux d’un avenir plus démocratique, même si leur hégémonie économique et militaire est plus précaire qu’on ne le croit en général (d’où la crispation actuelle). C’est au nom de cet avenir démocratique que je me rangerais de ce côté-là, à l’inverse d’Al-Qaeda qui n’a, à mes yeux, je le répète, aucun avenir. Les idéologies purement religieuses, ou prétendument religieuses, qui n’ont aucun modèle politique, qui ne font qu’opposer les croyants aux incroyants et appellent à exterminer tous les « infidèles », je les crois condamnées à terme, même si elles peuvent pendant un temps mettre le monde à feu et à sang. Dans une situation binaire, je voterais donc pour la démocratie américaine, mais vous voyez que l’essentiel pour moi, c’est de ne pas me laisser acculer à un tel choix. Il faut préparer d’autres voies.

Ceux qui ont soutenu l’intervention américaine en Irak sont aussi ceux qui critiquent le plus le progressisme. Une critique qui rejoint celle du « droit-de-l’hommisme ». On accuse alors les défenseurs des libertés publiques d’être trop naïfs, politiquement corrects. Quelle idéologie sous-tend cette vision des choses ?
Cette dénonciation du politically correct (je tiens à laisser cette chose dans sa langue d’origine) est abusive et multiple. On importe une expression qui eut un certain sens et une certaine efficacité aux États-Unis, où ce terme s’inscrit dans une lutte contre le sexisme, le phallocentrisme, l’homophobie, le racisme, etc., dans des conditions qui ne sont pas celles de la France.

En France, on instrumentalise l’argument pour condamner sans appel toute attitude normative, toute opinion qui se veut juste mais dont on essaye précisément de se débarrasser à peu de frais. Si vous êtes antiraciste, vous êtes « politiquement correct ». Si vous êtes contre l’homophobie, on vous accusera bientôt d’être « politiquement correct » pour vous bâillonner, vous museler, vous imposer le silence.

J’ai horreur de l’usage qu’on fait de ce mot en France parce qu’on se donne, avec bonne conscience, le droit de dénoncer tout ce qui est animé par un souci de justice. C’est une nouvelle orthodoxie. On peut se servir de cette expression pour se débarrasser de n’importe quel ennemi. Comme le fait à peu près Luc Ferry à propos du texte des Inrockuptibles, quand il nous reproche en somme d’être « politiquement corrects » : être un intellectuel, dit-il à peu près, c’est être de gauche et signer des pétitions. Ce fut, je crois, à peu près sa seule intervention dans les débats dramatiques avec les chercheurs, débats qu’il disait suivre depuis l’étage supérieur du ministère.

Je suis pour qu’on défende les droits de l’homme, mais je suis contre un « droit-de-l’hommisme » qui se contenterait, par une référence purement formelle aux droits de l’homme, de masquer toutes sortes de problèmes politico-sociaux à la surface de la planète, en oubliant les droits de l’homme dans beaucoup de situations. Le droit-de-l’hommisme ne peut pas tenir lieu de politique, et notamment pas de politique sociale.

On en revient à cette nécessité de nous laisser à tous la possibilité de prononcer plus d’une seule phrase « principale », par exemple : je suis contre le droit-de-l’hommisme, mais, deuxième phrase, pas à la manière de Le Pen ou d’une certaine extrême gauche marxiste, antijuridiste et antiformaliste ! Je suis en principe pour l’ONU, pour une institution et un droit international qui légifèrent, par exemple au nom des droits de l’homme inscrits dans sa Charte, mais (deuxième phrase) pour une ONU profondément transformée dans sa structure, dans sa constitution, ses pouvoirs législatifs et exécutifs, etc.

Dans La Pensée 68, Renaut et Ferry vous accusent de partager avec Foucault, Lacan et Bourdieu la haine de la démocratie alors que philosophiquement, théoriquement, politiquement, vous aviez peu de choses en commun, à part, peut-être, de tous parier sur la compréhension, le désir et l’envie de rendre compte de la complexité des choses.
Oui, c’est d’ailleurs ce qui me rend nostalgique, mélancolique même quand je pense à ces années-là. Malgré nos différences et nos différends, nous avions en commun une passion, une loi éthico-politique, qui était liée à l’impératif de savoir, de comprendre, d’analyser, de raffiner, de ne pas se laisser endormir. Malgré les écarts qui nous séparaient, nous partagions quelque chose qui s’est à peu près perdue depuis.

Ce fut vrai aussi de la littérature. Il y avait, dans telles avant-gardes minoritaires, une exigence, j’oserai même dire une « culture » littéraire qui s’est totalement dissoute ou corrompue, à un degré parfois lamentable. Quant au livre auquel vous venez de faire allusion, dont on reparle pour les raisons que vous savez (on le cite maintenant dans les allées du pouvoir : tout le mal aurait commencé en 68 !), je l’ai toujours trouvé philosophiquement nul, vulgaire et confus : l’exemple même des fautes de lecture les plus irresponsables.

Quelle ont été vos expériences directes de participation au pouvoir, de « vie politique » ?
Je n’ai jamais été membre d’aucun parti, sauf quand j’étais étudiant : il y avait alors un parti minuscule et radical, plus petit que le PSU, entre le PS et le PC. Je ne me rappelle même plus son nom tant il était petit : UGS, peut-être, Union de la gauche socialiste ? Avec un ou deux députés, il devait être apparenté au groupe communiste à l’Assemblée, et c’est la seule fois où j’ai pris une carte.

J’ai toujours été « de gauche », comme on dit, j’ai toujours voté à gauche mais ce ne fut pas toujours pour la même gauche, ça dépendait des élections. Après l’arrivée de Mitterrand au pouvoir, il y a eu des moments très brefs et très limités où j’ai accepté d’être présent, dans des domaines qui relevaient, pensais-je, de ma compétence, comme l’enseignement. Jack Lang m’a invité deux ou trois fois à l’accompagner en délégation à l’étranger, à Tokyo, à Mexico, à Madrid. J’ai eu très peur de devenir un intellectuel d’État et tout cela n’a pas duré.

Dans la continuité d’une lutte que j’avais entreprise avec d’autres autour de l’enseignement de la philosophie (création du Greph – Groupe de recherches sur l’enseignement de la philosophie –, soucieux de recherche mais aussi d’intervention politique), on avait arraché à Mitterrand des promesses qui n’ont jamais été tenues. Dans cet élan, j’ai aussi coorganisé les États généraux de la philosophie en 1979 et participé à la création du Collège international de philosophie, dont j’ai été le premier directeur élu. Cette institution est privée, certes, dans son statut (Loi 1901), mais elle ne se serait pas faite sans le soutien et les encouragements de Jean-Pierre Chevènement. J’ai enfin accepté, sous Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation nationale, de coprésider une commission d’enseignement de la philosophie avec Jacques Bouveresse, à partir d’une mission confiée à Pierre Bourdieu et à François Gros. Cette dernière expérience fut bien décevante, tout cela était si inutile…

Pourquoi ?
C’était de la figuration ! En 1991, le rapport que nous avions remis sur l’organisation et les programmes de l’enseignement philosophique, sur les modes d’évaluation, etc., après de larges consultations et beaucoup de travail, le ministère l’a immédiatement rangé dans un tiroir dont il n’est jamais sorti. Cette instrumentalisation est à l’évidence une forme rusée d’anti-intellectualisme, une manière de se donner des alibis intellectuels. Cela consiste à dire « les intellectuels sont avec nous » : ils travaillent pour nous, ils nous remettent des rapports, ils apparaissent même dans des listes de soutien (ce que je n’ai jamais fait).

Évidemment, j’étais plus enclin à travailler avec la gauche qu’avec la droite, mais j’ai été abusé, parce qu’on n’en a tenu aucun compte. Et je ne suis certainement pas le seul exemple. L’anti-intellectualisme consiste dans ce cas à faire semblant de faire appel à des « intellectuels » connus pour se donner un alibi. Ensuite, on fait ce qu’exigent la cuisine politique ou électorale ou les contraintes économiques ; et on ose dire que le politique est impuissant devant l’économique sans se rendre compte de l’énormité de la chose, sans tenir aucun compte de ce qui s’est dit, même chez certains économistes, et sans même lire quoi que ce soit.

Si on veut s’intéresser aux « intellectuels », il ne faut pas seulement leur demander des rapports inutiles, il faut les lire, en tenir compte. Il faudrait même quelquefois – je rêve – assister à leurs séminaires ! Il faudrait écouter ce qui s’y passe. Un Premier ministre devrait aujourd’hui savoir, au moins dans leur silhouette, ce que sont les problèmes des sciences physiques, médicales, bio-génétiques, etc. Ou si Raffarin ne le sait pas lui-même, que son ministre de la Recherche le sache (ou un Président de la République comptable devant une majorité qui l’a élu et dont il oublie vite qu’elle n’était pas la sienne), qu’il en prenne connaissance et s’oppose, de façon responsable, à des réductions mortelles de postes et de crédits, qu’il fasse tout pour freiner ce qui commence à ressembler à une vague d’émigration des intellectuels et des chercheurs.

Il y a en France un vrai problème de migration : d’une part, l’immigration sévèrement limitée ou sans « intégration » sociale conséquente (voir le problème du « voile »), avec toute la problématique du « sécuritaire » qu’on y associe abusivement et qui commande toute la vie politico-électorale ; d’autre part, le grand risque de l’émigration croissante des chercheurs et des universitaires; sans parler des délocalisations économiques et de certains de ses effets sociaux désastreux. Problèmes de la politique des frontières, donc, problèmes de la souveraineté (de son concept et de ses crises). Problème de l’Europe à venir. Tout cela est à repenser. Mais je m’en explique mieux ailleurs et cela fait trop pour un entretien improvisé.

Cet entretien a été publié en avril 2004 dans Les Inrockuptibles, merci à son directeur, Joseph Ghosn de nous en avoir autorisé la reprise.

NDLR : Ce texte a été publié dans notre collection « Les Imprimés d’AOC », disponible en librairie.


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC

Jean-Max Colard

Critique, Responsable du service de la parole au Centre Pompidou, commissaire d’exposition et spécialiste de littérature française contemporaine

Jade Lindgaard

Journaliste

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