Politique

Le prix de la légitimité, retour sur Notre-Dame-des-Landes

Sociologue

Loin de ne concerner que les zadistes, le sort réservé prochainement aux 1 650 hectares de terres rendues disponibles, après la décision gouvernementale de renoncer à l’aéroport, nous informera sur le type de démocratie défendu par le gouvernement.

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Quand il s’est agi de mettre fin à la jacquerie des « bonnets rouges » qui avaient incendié des portiques installés pour contrôler la circulation des camions circulant sur le territoire français, la décision de renoncer à ce dispositif a coûté près 800 millions d’euros pour la seule indemnisation d’Ecomouv, l’entreprise italienne choisie pour sa mise en place. Le montant de la facture de ce renoncement n’a pas fait longtemps problème : les thèses des entrepreneurs bretons contre cette nouvelle taxation qui mettait en péril leur activité ont été tenues pour acceptables et réalistes ; et, au nom du rétablissement de la paix civile, le gouvernement a mis au rancart un élément de sa politique environnementale. Les portiques ont donc été démontés en Bretagne ; et bien d’autres décorent encore certaines autoroutes ailleurs en France, et servent de perchoir aux oiseaux de passage. L’épisode a remis au goût du jour une maxime : si la reconduction de la légitimité d’un pouvoir a un coût, elle n’a pas de prix. Ce prix peut être celui du sang, lorsqu’il faut mater des insoumis ou des insurgés. Il peut aussi être financier. Et comme les « bonnets rouges » n’étaient ni des révolutionnaires, ni des communards ni des anarchistes catalans, les contribuables ont réglé la note en silence.

Et voilà que le même problème se pose à l’occasion de l’abandon du projet d’aéroport du Grand Ouest à Notre-Dame-des-Landes, décidé après une décennie de combats, puis de statu quo, et juste avant que la concession de dix ans accordée à Vinci n’expire. Le gouvernement aurait pu laisser cette échéance arriver sans statuer, puis verser le dédommagement prévu lorsque le contentieux administratif aurait été soldé. La somme perdue aurait alors été, selon le chiffrage officiel, de 350 millions d’euros, c’est-à-dire bien inférieure à celle qui l’a été dans le cas des portiques. Ce n’est pourtant pas la solution qui a été retenue : le gouvernement a bien plutôt mandaté trois experts qui lui ont remis un ultime rapport détaillant les atouts et défauts de l’extension de l’ancien aéroport d’un côté et de la construction d’un nouvel équipement de l’autre. Dès la publication de ce rapport, les défenseurs de la seconde option ont dénoncé le caractère scandaleux du gaspillage de deniers publics qu’engendrerait l’abandon du projet. Las, cet argument a rapidement fait long feu. C’est que, pour les praticiens des finances publiques, le montant de l’indemnisation est négligeable et que cette décision avait, dès la constitution de l’administration Macron, un caractère purement « politique ». Non pas au sens des petites manœuvres de coulisses visant à s’épargner la démission d’un ministre, à soigner une cote de popularité ou à embarrasser une frange de l’opposition. Politique au sens où le choix d’un pouvoir fraîchement élu signe le type de légitimité qu’il entend se voir accorder par les citoyen.ne.s pour la durée de son quinquennat.

Est-ce que la légitimité d’un pouvoir dépend de l’affirmation de l’autorité de l’État coûte que coûte ?

C’est à l’aune de cette interrogation qu’il faut lire la décision d’abandon, et surtout la manière dont elle a été accompagnée d’un discours martial affirmant que les squatteurs, les illégaux et les « ultra-violents » de Notre-Dame-des-Landes seront évacués sans tergiverser. En entonnant l’air très connu du « force doit rester à la loi », le gouvernement assure qu’il ne cède pas à la rue — même s’il s’agit ici d’un bocage boueux, de terres cultivées et d’une forêt difficile à investir militairement sans dommages collatéraux — mais prend la décision la plus raisonnable en l’état du dossier sans mettre en péril le fondement même de la démocratie. Mais est-ce que la légitimité d’un pouvoir dépend de l’affirmation de l’autorité de l’État coûte que coûte ? C’est la question que les défenseurs de l’ordre républicain oublient souvent de se poser. Sans doute parce qu’elle n’a pas de réponse facile.

La démocratie est en effet un concept ambivalent. D’une part, il renvoie à un type de régime politique, fondé sur l’élection, l’alternance, la séparation des pouvoirs et les garanties d’un État de droit — régime que Bernard Manin a justement qualifié de « gouvernement représentatif ». D’autre part, le concept de démocratie renvoie à une forme de vie, c’est-à-dire un ordre de relations sociales délivré de toute trace de domination, qu’elle soit de classe, de compétence, d’origine, de genre, et fondé sur un principe : le respect inconditionnel de l’égalité de tous et toutes. Ce principe est exigeant, puisqu’il s’applique à toutes les sphères de l’activité sociale : en politique, en entreprise, en famille, dans les villes comme dans les relations privées. L’idée d’égalité absolue de tous et de toutes — c’est-à-dire l’abolition des hiérarchies et des privautés — ouvre à la revendication politique un horizon infini, tout simplement parce que personne ne sait exactement où l’égalité s’arrête — ni à partir de quel moment elle se transforme en licence ou en anarchie.

La démocratie ne se réduit donc pas à ce système institutionnel qui cherche à établir un équilibre acceptable entre deux valeurs qui ne sont pas nécessairement compatibles entre elles : la liberté et l’égalité. Elle naît et vit dans le va-et-vient incessant entre démocratie comme forme de vie (les aspirations de la population) et démocratie comme régime (la nature des institutions). Et on peut même penser que c’est la première qui fournit la règle à l’aune de laquelle la seconde s’organise et se transforme, comme le démontrent les mouvements de protestation qui, depuis deux siècles, ont obtenu l’accroissement des droits sociaux et politiques et celui des libertés individuelles, comme la reconnaissance du pluralisme des manières d’être.

Cette conception de la dualité constitutive de la démocratie porte trois leçons :

i) Si la démocratie comme régime est le domaine réservé d’un petit groupe de personnes qui font du service de l’État et de son administration leur métier, la démocratie comme forme de vie est une réalisation continue à laquelle participe l’ensemble de ses ressortissant.e.s ;

ii) L’existence et la reconduction d’une société sont le produit des pratiques qui constituent le va-et-vient entre démocratie comme forme de vie et démocratie comme régime ;

iii) Il ne suffit pas qu’un acte politique soit en conformité avec l’expression d’une majorité de voix pour être qualifié de « démocratique », mais il faut également qu’il soit en accord avec une fin qui n’attente ni à l’égalité, ni à la liberté ni à la dignité des personnes. L’engagement des gouvernants à maintenir cet accord est essentiel : en récuser la nécessité et décréter que le camp qui a réuni le plus de suffrages a tout droit de faire ce que bon lui semble réduit la démocratie à un rapport de forces indigne. Faire de cet accord le critère de l’activité politique et s’attacher à l’atteindre en dépit des difficultés et objections de la majorité et en prenant l’avis de la minorité en considération, c’est faire vivre l’esprit de la démocratie.

Ces trois leçons informent les nouvelles formes d’action politique qui s’organisent pour exiger d’un régime démocratique qu’il réalise les promesses de la maxime qui le définit : le gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple. Lorsque cette exigence pénètre le débat public, elle est accusée par certains d’attiser le « populisme », ou suscite chez d’autres la crainte d’une « défiance » ou d’une « crise » de la démocratie. On peut plutôt y voir le fonctionnement ordinaire de la vie politique, qui est aujourd’hui rythmé par les « pratiques politiques autonomes » mises en œuvre par les citoyen.ne.s pour instaurer des contre-pouvoirs ou réclamer la responsabilité des décisions qui les concernent. Ce dont témoignent les interventions de la « société civile organisée », la création de partis-mouvementistes, la constitution de collectifs de lutte, les occupations, les actions de désobéissance civile qui, même si elles se montrent indifférentes aux questions de conquête du pouvoir et d’administration de l’État, font entendre une exigence de justice, d’égalité, de liberté, de dignité ou d’honnêteté.

Pourquoi la détermination des défenseurs de la ZAD aurait-elle moins de valeur que celle des « bonnets rouges » ?

La situation politique actuelle est marquée par une confrontation, souvent sourde et parfois directe, entre le monde de plus en plus confiné des professionnels de la politique et le nombre de plus en plus fourni de citoyen.ne.s qui ont choisi d’agir en politique hors des institutions officielles de la représentation. Les gouvernants et leurs experts s’en trouvent défiés sur le terrain même de la rationalité et de la légalité de l’action publique par des opposants qui démontrent une maîtrise des dossiers parfois plus grande que la leur. Comme on l’a vu, par exemple, à Sivens, Notre-Dame-des-Landes, Roybon ou Bure ; et comme on le voit régulièrement dans les débats sur l’évasion fiscale, les traités de libre-échange, les questions environnementales, le code du travail ou la bioéthique. C’est-à-dire tous ces problèmes publics autour desquels se joue aujourd’hui la reconduction de la légitimité des gouvernements en place.

Ce à quoi l’idée de légitimité démocratique renvoie est la capacité de fonder l’autorité d’un pouvoir sur l’assentiment des citoyen.ne.s plutôt que sur une répression policière qui fait rentrer ses opposants dans le rang. Et, pour les gouvernants, obtenir et conserver cet assentiment est un travail de tout instant. Une partie de ce travail consistera, dans les mois qui viennent, à traiter la question de l’usage futur des terres réservées à la construction de l’aéroport du Grand Ouest. Pour les agriculteurs expropriés, la récupération est inscrite dans le droit. Mais comment régler la situation des deux à trois cents personnes qui se sont installées sur une partie de cet espace ? Rien n’empêche l’État, aujourd’hui propriétaire de ces terres, de les louer à ceux et celles qui savent quoi en faire. Rien si ce n’est la volonté de rappeler la prééminence du pouvoir, en cherchant à laver l’affront que l’alliance entre occupants, paysans, militants et citoyen.ne.s ordinaires lui ont fait, en exprimant une autre conception de l’avenir et faisant triompher leur résolution à le vivre comme ils le veulent.

Un pouvoir démocratique est-il fondé à décider d’en découdre militairement avec ceux et celles qui le défient pour étancher sa soif de vengeance ? En quoi soulager l’orgueil blessé de représentants du peuple dont une décision vieille de quarante ans est remise en cause à la lumière de données nouvelles serait-il une défense de la démocratie ? Et pourquoi la détermination des défenseurs de la ZAD aurait-elle moins de valeur que celle des « bonnets rouges » ? Et à quoi bon adopter une rhétorique va-t-en-guerre et claironner que les « illégaux » et les « ultra-violents » de Notre-Dame-des-Landes seront brutalement délogés s’ils ne déguerpissent pas ? Ces questions sont au cœur du problème de légitimité auquel le gouvernement se trouve confronté. Faire usage de la violence assure-t-il vraiment la restauration de l’État de droit ? Ou cet objectif serait-il mieux servi en acceptant la solution préconisée par le collectif de lutte qui propose de faire vivre la démocratie dans l’organisation du quotidien.

Au-delà du sort réservé à 1 650 hectares de terres rendues disponibles se trouve donc un choix en faveur du type de démocratie dans lequel nous voulons vivre. En laissant aux gens du lieu la liberté d’enraciner leur projet, le nouveau pouvoir indiquerait sa préférence pour l’autonomie des citoyen.ne.s contre la toute-puissance de l’État. Il y gagnerait sans doute en légitimité… et à un prix tout à fait raisonnable.


Albert Ogien

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS – CEMS

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