Après Macron, la gauche
L’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République a clos le cycle politique ouvert en 1981 par l’élection de François Mitterrand et qui a vu, depuis lors, une alternance régulière de gouvernements de gauche et de droite. Une rupture rendue possible par l’affaiblissement continu de l’assise électorale des partis jusque-là dominants au sein des deux blocs.
Aucune alternative crédible n’émerge pour l’instant : ce qui reste du Parti socialiste, après le ralliement choisi ou contraint d’une partie de ses troupes à Emmanuel Macron, cultive ses divisions et remâche son échec, hésitant entre opposition frontale – ce qui fait sourire au vu de ses décisions passées – et soutien critique et rien n’indique que le prochain congrès permettra de sortir de cette situation. Au point que certains estiment que son renouveau se fera hors les murs. Les écologistes ? Ils ont disparu de l’Assemblée nationale, si l’on exclut les nombreux sortants ralliés, par conviction ou par opportunisme, au parti du Président. La droite, divisée et laminée, ne sait pas plus où elle est et son nouveau leader cherche à se différencier en courant après le Front national. Ce dernier, pour sa part, se déchire alors même qu’il a atteint un score sans précédent, mais on se tromperait en imaginant que la crise du parti d’extrême droite témoigne d’un recul du ressentiment qui a nourri sa progression. Quant à la France Insoumise, elle semble d’abord soucieuse de préserver son capital électoral. Son leader cultive un splendide isolement qui le condamne à disputer à Marine Le Pen la place de premier opposant de sa majesté – à la grande satisfaction du Président, qui voit dans la vitalité des extrêmes la garantie de la pérennité du bloc centriste qu’il a constitué. Bref, le champ politique est dévasté, laissant la place libre à une République en Marche hégémonique quoique peu structurée.
Tous ceux qui ont voté pour Emmanuel Macron au second tour de l’élection présidentielle pour éviter le pire ne peuvent souhaiter son échec, par crainte que le pire ne finisse par l’emporter.
La victoire d’Emmanuel Macron tient à un incroyable concours de circonstances. Mais pas seulement. Son succès a aussi été rendu possible parce qu’il a su incarner la promesse d’un changement radical, alliée à la certitude d’une continuité rassurante. Il couronne au fond l’évolution politique des trente dernières années en réalisant le mariage de la droite modérée et de la gauche réaliste. Sa proposition en témoigne : prendre le meilleur de la gauche et de la droite. La réussite individuelle et la justice sociale. La fin de l’ISF et de la taxe d’habitation. La relance de la croissance et la transition écologique. Bref, unir tous les progressistes afin de réformer le pays et balayer les conservatismes qui font obstacle à sa modernisation. Une modernisation qui, au bout du compte, doit profiter à tous, les riches devenant plus riches, les pauvres devenant moins pauvres, dans une France ayant retrouvé son rang en Europe, et ayant enfin cessé de voir la mondialisation comme une menace.
Tous ceux qui ont voté pour Emmanuel Macron au second tour de l’élection présidentielle pour éviter le pire ne peuvent souhaiter son échec, par crainte que le pire ne finisse par l’emporter. Ne pas souhaiter l’échec du président ne signifie pas pour autant se rallier à son action et à sa vision de ce que devrait être une bonne société, ni croire en sa capacité à tenir la promesse de modernisation juste qu’il a portée.
Interrogé par de jeunes élèves sur ce qui définit la gauche et la droite, Emmanuel Macron avait répondu, durant la campagne, que la première avait une préférence pour l’égalité et la seconde pour la liberté – oubliant au passage que les libertés dont nous jouissons aujourd’hui ont été en grande partie conquises par la gauche. Mais qu’importe l’histoire, l’essentiel, pour lui, était qu’en assimilant ainsi la droite à la liberté, et la gauche à l’égalité, deux valeurs éminemment positives, il donnait du sens à son « et de droite, et de gauche ». Concilier liberté et égalité, n’est-ce pas le plus beau programme qui soit ? Assurément ! On ne peut qu’être d’accord à l’idée de mobiliser l’initiative de chacun afin de construire une société assurant le bien-être de tous !
Pour ceux qui attendaient de la « modernisation » macroniste qu’elle soit libérale sur les plans économiques mais aussi politiques, la déception est au rendez-vous.
Tout le problème est que cette promesse n’est pas tenue par la majorité actuelle. En débauchant une partie de la droite lors de la composition du gouvernement, Emmanuel Macron est parvenu à la faire exploser avant les législatives, après avoir fait exploser la gauche avant la présidentielle. Mais cette alliance politique le condamne à l’échec, car la droite n’est pas le parti de la liberté, n’en déplaise au Président ; elle est d’abord le parti de l’ordre, de la défense des situations acquises. Bref, c’est moins la promesse de campagne qui pose problème que la volonté réelle de la faire advenir. L’absence de contrepartie, en termes de contre-pouvoir syndical, aux mesures de dérégulation imposées dans les lois Travail en témoigne.
De même, la politique menée sur le plan des libertés interpelle y compris des soutiens de la première heure du président, qu’il s’agisse de la pérennisation de l’état d’urgence ou du durcissement du cadre légal et des pratiques policières vis-à-vis des immigrés et réfugiés. Pour ceux qui attendaient de la « modernisation » macroniste qu’elle soit libérale sur les plans économiques mais aussi politiques, la déception est au rendez-vous. Reste alors le programme poussé depuis des décennies par les technocrates de la direction du Trésor, désormais directement à la tête de l’Entreprise France, sans autre contre-pouvoir qu’une Assemblée nationale dont la majorité des membres doit tout au patron qui les a recrutés.
Le tour de passe-passe d’Emmanuel Macron n’aurait cependant pas réussi aussi aisément si la gauche était demeurée le parti du mouvement, le parti du progrès. Elle s’est trop souvent montrée prête à épouser honteusement la vision de la modernité mise en œuvre aujourd’hui, faute d’être à même de renouveler un programme social-démocrate en voie d’épuisement du fait des contraintes de la mondialisation et du ralentissement de la croissance. La gauche française a en outre instrumentalisé la construction européenne, et ce dès le premier septennat de François Mitterrand avec l’Acte unique européen, pour justifier une politique de modernisation libérale qu’elle n’a pas su accompagner économiquement et socialement, laissant se développer le chômage de masse. Bref, elle a créé le terreau qui a nourri la montée de l’extrême droite et fait de l’idéal européen un épouvantail pour une grande partie des classes populaires.
Cette situation n’est pas propre à la France. La mondialisation est venue percuter toutes les social-démocraties et remettre en cause les compromis sociaux bâtis au cours des décennies antérieures. Le ralentissement structurel de la croissance et la montée des enjeux écologiques imposent en outre de réinventer une nouvelle vision du progrès, en l’absence de « grain à moudre ».
Il faut reconstruire la gauche afin de répondre aux défis économiques, sociaux, écologiques et démocratiques auxquels notre société est confrontée.
Dans ce contexte, François Hollande a continué à faire comme si le retour d’une croissance forte et durable était possible et viendrait demain résoudre tous nos problèmes. Et comme les recettes keynésiennes ne fonctionnent plus, il s’est lui aussi converti aux recettes libérales : dérégulation du marché du travail, baisse des coûts salariaux, etc. Ce que poursuit aujourd’hui Emmanuel Macron.
Il faut donc reconstruire la gauche afin de répondre aux défis économiques, sociaux, écologiques et démocratiques auxquels notre société est confrontée, et éviter que la déception que suscite déjà Emmanuel Macron ne profite à l’extrême droite ou à une droite radicalisée qui n’en serait que le visage présentable. A cette fin, la première étape est bien de faire un bilan sans concession de l’action des gouvernements qui se sont succédé au cours des dernières décennies. On ne pourra bâtir un après Macron sans analyser d’abord de quoi il est l’aboutissement.
Ensuite, il faut réfléchir aux conditions auxquelles une gauche rénovée doit satisfaire si elle veut espérer renaître. Tout d’abord, comprendre que le discours d’Emmanuel Macron invitant chacun à être l’entrepreneur de sa propre vie est en phase avec une société où l’émancipation des individus a affaibli les sentiments d’appartenance collective. En revanche, quand notre président fait l’éloge du premier de cordée, la gauche doit expliquer que le « chacun son choix » ne peut se concrétiser sans agir pour créer les conditions d’une réelle égalité des possibles. Ce qui veut dire des politiques fortes en matière de petite enfance, d’éducation, de logement, d’accès aux soins, des politiques qui font défaut aujourd’hui. Parallèlement, il faut instaurer de nouvelles sécurités professionnelles et sociales afin d’accompagner le redéploiement nécessaire de l’activité et mettre fin à un système qui détruit les bases mêmes de la vie et menace la paix et la démocratie. Il est temps de réfléchir collectivement à ce que pourrait être un mode de vie soutenable, respectueux de la planète et producteur de bien-être pour chacun et pour tous.
Porter une nouvelle vision du progrès est aussi une condition pour placer au second plan les débats qui ont contribué à effacer le clivage droite-gauche. À commencer par l’opposition entre souverainistes et partisans de l’ouverture, au profit d’une vision refusant tout repli nationaliste mais affirmant une volonté d’agir avec détermination pour donner un nouveau cours à la construction européenne et civiliser la mondialisation. L’enjeu est aussi de remettre à leur juste place les débats autour de la laïcité et du communautarisme, des questions qui n’appellent pas de réponses simples mais des compromis complexes.
Mitterrand en son temps avait été élu en proposant de « changer la vie », tout en relançant la production de charbon. Il était parvenu à obtenir ainsi le soutien des classes moyennes comme des classes populaires. Mais la politique qu’il a menée une fois élu a durablement éloigné ces dernières de la gauche. Les reconquérir est une priorité. Il faut aussi séduire les classes moyennes ralliées, par conviction ou par calcul, à Emmanuel Macron mais qui ne partagent pas sa vision de la bonne société, une société où liberté rime avec inégalité, où les « premiers de cordée » n’hésitent pas, pour monter plus vite, à couper la corde qui les relie aux salariés quand la nécessité s’en fait sentir.
La gauche peut avoir un boulevard devant elle, si elle parvient à donner consistance à un projet de société où l’égalité retrouvée étend la liberté de tous.
- (NDLR : l’auteur de ce texte a fait paraître au mois de janvier Après Macron aux éditions Les Petits Matins.)